Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2009
Décembre 2009 (volume 10, numéro 10)
Michel Murat

Quelle histoire pour la NRf ?

Introduction au dossier critique d’Acta fabula (décembre 2009, volume 10, numéro 10) : « Centenaire de la NRf ».

1Le centenaire de La Nouvelle Revue française a été salué par de nombreuses publications, dont certaines sont présentées dans le dossier réuni par Fabula. Elles nous invitent à nous interroger sur cette entreprise caractéristique de l’identité littéraire française, sur le rôle que nous lui prêtons, et sur la connaissance que nous en avons. Cette connaissance est très inégale. Nous disposons d’un ouvrage de référence pour les débuts de la revue avec la thèse d’Auguste Anglès, André Gide et le premier groupe de la NRf1. Mais le livre a épuisé son auteur et le dernier volume, posthume, s’arrête à l’été 1914. Il ne peut traiter à fond du rôle de Gaston Gallimard et des rapports entre revue et maison d’édition ; il ne fait qu’aborder la direction de Rivière, celle de Paulhan étant à venir ; il situe la revue dans le contexte de son rapport au symbolisme, tout en montrant bien ce qui la sépare des avant-gardes naissantes. Pour la suite, il n’existe pas de synthèse comparable, et les travaux ici recensés, quel que soit leur apport, ne peuvent en tenir lieu. Ce qui a retenu l’attention, c’est d’une part le rôle et la personnalité de Paulhan ; d’autre part, la seconde guerre mondiale et ses suites : le livre de Yaël Dagan y ajoute opportunément la période de la première guerre. Pierre Hebey nous a d’autre part pourvus d’une très utile anthologie, L’Esprit NRf. Petit à petit, grâce aux efforts en particulier de Claire Paulhan, une seconde vague de correspondances voit le jour autour de Paulhan, après la première consacrée à Gide. La revue est aussi éclairée de l’extérieur ou dans ses marges par les travaux d’Antoine Compagnon sur Thibaudet et Benda, ou par la biographie de Valéry par Michel Jarrety, une somme qui rappelle le travail d’Anglès. Mais même pour l’entre-deux-guerres, une synthèse centrée sur les rapports entre direction, comité, éditeur et contributeurs — sans oublier les lecteurs et abonnés de la revue — reste à mettre en chantier. Cette synthèse supposerait aussi que l’éditeur consente à ouvrir libéralement ses archives à des chercheurs qui ne soient pas « de la maison ». D’autre part l’histoire de la Nouvelle NRf, puis NRf à nouveau, reste en grande partie écrire. Elle n’est qu’esquissée dans le livre d’Alban Cerisier, Une histoire de la NRf, qui pratiquement s’arrête à la mort de Paulhan, comme si ultérieurement aucune narration n’était possible. Comme le montre Christophe Pradeau, la perspective interne — Cerisier est archiviste des éditions Gallimard — amène à une posture mélancolique : la revue se penche sur un passé qui n’éclaire pas son avenir ; elle n’est plus capable, à son propre usage, de ces commémorations fondatrices dont elle s’était fait une spécialité.

2Mais nous devons nous demander quelle histoire, et quel objet. L’histoire d’Anglès, construite par le croisement des textes publiés et des correspondances, était celle d’un projet collectif, quelque chose de comparable dans son genre aux Hommes de bonne volonté. Une telle démarche nous donne accès, comme dans un roman, aux représentations que les acteurs se font d’eux-mêmes et de leur vie. Elle fait aussi sa part à la contingence, comme la mort prématurée de Charles-Louis Philippe, qui a privé la revue d’une part de son assise sociale. Elle comporte nécessairement des points aveugles, puisque ces représentations sont des rationalisations de processus et de déterminations qui échappent en partie au sujet — ce que Bourdieu qualifiait d’illusio. Mais cet inconvénient est atténué par la lucidité et parfois la versatilité des acteurs, dont la différence de point de vue permet de saisir les tensions principales du « champ ». Ainsi un des apports du livre de Cerisier, dont la perspective historiographique est assez voisine, réside dans la mise en lumière des rapports entre Paulhan et Gallimard, c’est-à-dire entre le symbolique et l’économique, d’abord au sein de la revue puis dans un jeu plus complexe après la création de Marianne. Toutes ces analyses pourraient faire l’objet d’un habillage sociocritique qui n’en changerait pas la nature. Mais il n’en va pas de même pour la seconde période de la revue, celle qui s’ouvre en 1953 — et qui est la plus longue. Un point de vue interne ne suffit pas à comprendre les conditions de cette « renaissance », pas plus qu’il ne permet d’en apprécier la réussite, parce que l’histoire de la NRf est dans une large mesure devenue celle d’une institution à laquelle ses acteurs s’identifient, et qu’ils identifient au destin de la littérature, sans percevoir clairement ses conditions de possibilité. Ce qui sépare la première NRf de la seconde, c’est la « démocratisation » de l’enseignement secondaire, et la mutation des usages culturels qu’elle a entraînée. La seule contribution qui, à sa manière, en prenne acte est celle de Blanchot ; et Blanchot est le seul représentant de la seconde NRf que l’institution universitaire ait retenu et dont elle ait imposé la valeur (comme elle l’a fait parallèlement pour le Nouveau Roman, puis de manière bien plus visible pour la littérature contemporaine). De telles considérations se dégagent difficilement d’un point de vue interne, et une bonne étude sociologique et socio-économique, jointe à une réflexion sur les représentations culturelles, serait ici nécessaire ; pour le dire en d’autres termes, il faudrait un historien qui n’oublie pas de lire les textes, y compris les plus fictionnels, poétiques ou spéculatifs, car c’est là que l’essentiel se joue.

3En attendant, toute contribution partielle est bienvenue, et la commémoration fournit du grain à moudre. Certes la « note » critique, à laquelle Gide attachait tant de prix, mériterait mieux qu’une anthologie un peu décevante. Mais le livre d’Alban Cerisier complète celui d’Anglès sur des points importants, et poursuit sa réflexion sur les sociabilités littéraires. La publication de la correspondance de Paulhan avec Lhote nous invite à relire à la fois les articles de critique d’art du premier, qui ont donné sa forme (et parfois son schématisme) au classicisme moderne de la revue dans le domaine des arts plastiques, et les essais du second sur le cubisme. On peut d’ailleurs se demander, comme nous y invite L’Épistolaire, dans quelle mesure les grandes correspondances qui se déploient autour de la revue constituent un « accompagnement » ou un genre à part entière ; sans doute les deux questions devraient-elles être dissociées, mais elles sont d’une égale importance, et il existe bien un moment de convergence.  Quant à la Romanic Review, elle nous aide à sortir la revue du champ français et fournit les éléments d’une compréhension plus exacte de son modernisme — et de son conservatisme relatif. Beaucoup donc a été fait, et s’il reste beaucoup à faire, on aimerait que d’autres grands périodiques, comme le Mercure de France ou Les Nouvelles littéraires, fassent l’objet d’une aussi scrupuleuse attention.