Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Novembre 2009 (volume 10, numéro 9)
Yolanda Viñas del Palacio

Quand le discours politique investit le domaine des Lettres

Discours politique et genres littéraires XVIe-XVIIe siècles, textes réunis par Sabine Gruffat et Olivier Leplatre, Genève : Droz, 2008, 401 p., EAN 9782916377629.

1Sur fond de troubles, de révolutions et de guerres, les XVIe et XVIIe siècles voient se renouveler et prospérer la réflexion politique, alors que les Lettres acquièrent un nouveau statut, soit qu’elles deviennent les porte-paroles d’une opinion ou d’un parti, soit qu’elles se détachent du pouvoir pour en redessiner les frontières, demander ou préparer des réformes, voire contester l’état des choses. Révélée grâce à la médiation de la fiction, la vérité du politique n’est pas sans conséquences sur les genres littéraires. S’intéressant à leur dynamique, le groupe de recherches GADGES de l’université Jean Moulin organisait en septembre 2006 un colloque qui a réuni plus d’une vingtaine de spécialistes. Leurs travaux, publiés en 2008, étudient les métamorphoses, les franchissements, les hybridations et les empiètements des genres à la Renaissance et à l’âge classique. L’analyse des marges y occupe une place centrale, le brouillage des limites, leur mixte, la remise en cause des normes et des codifications et les perturbations énonciatives apparaissant comme autant de moyens de conquête du sujet contre ce qui le détermine et prétend l’unifier au corps social. Or, le risque de limiter l’étude aux œuvres qui rendent problématiques l’acte d’écrire et la langue est évité, parce que l’intérêt porté aux marges, où l’effet de loupe est assuré dès qu’il s’agit de regarder le pouvoir, ne masque nullement ce qui a lieu au sein même des genres majeurs.  Cette observation comparative et dialogique entre le centre et la périphérie du territoire littéraire, permet de dévoiler la complexité des implications du politique sans oublier de suggérer que l’autonomisation de la littérature à l’âge classique est justement la conséquence de sa relation heurtée au discours politique. La figure de l’écrivain, sa voix, son ethos et son ton entrent dans l’élaboration de cette indépendance et entraînent à vérifier si elle est une façon d’esquiver la dominance du pouvoir, de s’établir comme vecteur de propositions d’autres langages politiques, ou si, au contraire, le discours politique se plie à la littérature, qui le contraint à poser des questions nouvelles et à modifier ses protocoles.

2La variété des exemples, empruntés à un large répertoire générique, et les différences entre les méthodes suivies permettent d’aventurer quelques conclusions provisoires, tout en laissant sans réponse les deux questions qui justifient le colloque de 2006 et le volume qui reprend ses travaux, le sixième des Cahiers du GADGES. Le discours politique utilise-t-il les Lettres par souci d’efficacité et de pédagogie, par désir d’extension, par vœu de représentation et de célébration ; ou bien intègre-t-il la littérature pour se doter lui-même d’un nouvel élan et accroître sa puissance d’imagination ? La littérature puise-t-elle dans la politique une légitimité nouvelle, y découvre-t-elle un terrain mental et imaginaire stimulant, et profite-t-elle de cette occasion pour redéfinir ses catégories et faire bouger le catalogue de ses genres ? Les questions, répétons-les, sont purement formelles. L’essentiel est ailleurs : dans la constatation que le fait de regarder la relation du discours politique et des genres littéraires implique de sonder des phénomènes de réaction, de cloisonnement et d’interpénétration entre des modalités, des systèmes et des langages qui se cherchent mutuellement pour se soumettre à des rapports de force et à des défis de maîtrise.

3Dans l’ensemble du répertoire dramaturgique de la Renaissance, il est des pièces qui empruntent la voie du patriotisme. Conjuguant en vue d’une performance globale texte et contexte, un certain théâtre n’admet pas de solution de continuité entre actio théâtrale et acte poétique et réalise ainsi le vœu de d’Aubigné de « fiction ontologique ». Deux pièces appartenant à la mouvance protestante et représentées à Genève en 1584 à l’occasion des célébrations du renouvellement de l’alliance perpétuelle entre les villes de Zurich, Berne et Genève préfigurent, selon Olivier Pot, la fête révolutionnaire ou Festspiel : L’Ombre de Garnier Stoffacher de Joseph du Chesne et la Pastorale de Simon Goulart. Au bénéfice de la mémoire patriote, elles s’offrent comme un texte-spectacle où le pouvoir s’auto-représente et se refonde symboliquement et où histoire et réalité, rêve et utopie se mêlent.

4Pierre Servet montre, par contre, la disposition de la sottie à mettre en scène, par son intention satirique et par sa nostalgie de l’Âge d’or, les questionnements de l’utopie, tout en envisageant moins le rêve d’un ailleurs que la confrontation avec la réalité présente à travers l’expérience immédiate du théâtre. La Sotise à huit personnages, composée vers 1507, probablement dans le milieu de la basoche toulousaine, illustre de manière significative cette tendance. D’autant plus que, sans le prétendre, sa contre-utopie sert les intérêts de Louis XII, qui ferait ainsi passer la sottie du politique dans le politique.

5La comparaison entre l’Herménigilde de La Calprenède et l’Herménigilde d’Olivier permet à Lise Michel de conclure que les discours sur la révolte sont étroitement déterminés par les nécessités rhétoriques des personnages, mais que, inversement, les modifications historiques de ces discours obligent à plier l’intrigue à de nouveaux procédés dramaturgiques. Pour Madeleine Bertaud, il n’y a pas de proportion entre l’abondante présence, dans le théâtre de l’âge classique, des personnages de tyrans et la portée politique du genre. Garnier, Hardy, Tristan ou Corneille exposent comment la tyrannie, sous ses différents aspects, implique une perversion des principes de la monarchie. Le point de vue reste toutefois subordonné aux règles du genre et aux exigences de la morale chrétienne. Seuls les libertins auraient utilisé la scène comme une tribune, mais la prudence dont ils s’entouraient, si reconnaissable chez un Théophile, priva une partie du public du message qui lui était destiné. Par contre, discours politique et genre dramatique se nourrissent l’un de l’autre dans Ratio Status, texte bâtard écrit en allemand. Romain Joubez affirme que sans annoncer ce qui se jouera sur la scène hambourgeoise au XVIIIe siècle, la pièce marque la fin joyeuse de la tragédie baroque tout en permettant l’émergence d’une conscience critique chez son public, lequel, grâce au théâtre, et dans l’esprit de Rist, met à distance les affaires politiques qui le préoccupent sans pour autant les perdre de vue.

6Le thème de la catabase, issu de la littérature antique, connaît à la fin de la Renaissance des traitements sérieux ou comiques. En 1873, l’historien protestant Charles Read publie L’Enfer, satire dans le goût de Sancy et l’attribue à Agrippa d’Aubigné. Nicolas Cremona s’interroge sur la validité de l’attribution et sur ses effets et montre comment ce texte s’inscrit dans le genre du dialogue des morts et le dépasse, privilégiant le récit de voyage, comme il reprend et dépasse la satire à visée critique.

7Dans « Roman comique et discours politique. L’exemple du Francion, du Roman comique et du Roman bourgeois », Patricia Gauthier observe que, dans le roman comique, la dénonciation des éventuels dysfonctionnements du monde garde une portée burlesque qui ne semble pas aller au-delà de ce que Scarron lui-même décrivait comme une discussion de taverne et non comme un discours politique. La fiction déconstruit celui-ci au fur et à mesure qu’elle élabore la thématique satirique.

8« Toute la France était pleine de libelles et d’apologies1 », écrit d’Aubigné. Souvent brefs et anonymes, circulant de main en main sans forcément passer par la publication, pamphlets et libelles se caractérisent par la virulence de leur ton et l’indéfinition de leurs formes. Tatiana Debaggi Baranova étudie une soixantaine de libelles publiés pendant les guerres de Religion qui instrumentalisent le genre épistolaire. En mettant l’accent sur l’ethos de l’auteur, afin de souligner sa sincérité, sa bienveillance et l’exactitude des informations livrées, ils ouvrent des possibilités de persuasion autres que celles codifiées par la parole publique.

9Claire Cazanave s’intéresse aux dialogues écrits par les protestants après la révocation de l’Édit de Nantes pour lutter contre leur diabolisation. La ressource du dialogue satirique n’a pas été exploitée. Les auteurs préfèrent le modèle de l’entretien galant, en expansion en France depuis 1670. Loin d’un effet de mode, le choix répond aux impératifs que s’assigne le discours politique. Le genre de l’entretien galant et ses éléments constitutifs — amitié, irénisme, civilité — sont investis à des fins étroitement liées à la conjoncture politique, comme un moyen de penser la communauté sociale et confessionnelle. Ainsi, l’usage protestant de l’entretien renoue le lien entre l’amitié contractée dans le particulier d’une relation inter-personnelle et la sphère du bien public

10Jean-Raymond Fanlo signale que l’auteur des Tragiques exploite dans ses discours politiques les ressources de l’énonciation instable et de l’instabilité des genres en réponse à l’impossibilité d’une rhétorique de la cité. Rédigés à chaud pour dénoncer les complots catholiques et attirer dans le camp de la résistance ou de la révolte les protestants enclins à composer avec le pouvoir royal, ces discours possèdent, en dépit de leurs enjeux, un caractère littéraire indéniable. Ce sont les moyens littéraires, et non la logique du raisonnement, qui portent la pensée jusqu’à ses limites et font  éclater la représentation de l’actualité.

11Les Discours des Misères de ce temps permettent à Ronsard d’afficher sa rupture avec le discours politique tel qu’on le trouve au théâtre, dans le roman, le pamphlet ou la satire. Sans se dérober à la requête de la cour, qui lui demandait d’intervenir, et sans renoncer à dénoncer l’hérésie protestante et ses erreurs, il a compris qu’il fallait abandonner la rhétorique délibérative et se servir de l’ethos de l’orateur pour tenir un discours poétique plus efficace que tous ceux des folliculaires. C’est cette réussite sans précédent que Daniel Ménager nous fait apprécier.

12À partir de 1594 la Ligue est vaincue militairement et dans son argumentaire, alors que « ligueur » se réécrit en « partisan de la sainte Union » et « partisan de l’union des princes catholiques ». Dans « La survie des opinions ligueuses et les genres, après 1594 », Marie-Madeleine Fragonard signale qu’avec la reconquête de Paris et la conversion du roi au catholicisme être ligueur n’est plus possible, mais montre que l’idéologie ligueuse nourrit les sermons des prédicateurs qui se réclament des valeurs de l’Église et s’insinue dans les oraisons funèbres et les récits biographiques qui transforment les ligueurs en champions de la chrétienté. Nancy Oddo arrive aux mêmes conclusions. Loin de se trouver effacée, l’opinion favorable à la Ligue demeure dans les valeurs décisives de l’anti-protestantisme français et européen grâce à un renouveau générique qu’il faut chercher, entre autres, dans l’apogée au début du XVIIe siècle de la littérature hagiographique. L’Histoire de Barlaam et de Josaphat, dont les recensions s’étendent sur une aire de très grande diffusion et que réécrivent Jean de Billy et Antoine Girard, en 1574 et 1642 permet à N. Oddo de saisir comment la propagande catholique consolide les modèles de la vieille Église contre les novateurs protestants.

13Jean-Pierre Landry constate qu’à partir des années 1630-1640, le sermon catholique devient un genre bien fixé, défini par des lois précises qui concernent et sa structure et son contenu, notamment dans le domaine politique. Le jésuite Bourdaloue illustre parfaitement les lois du genre, sans en rester prisonnier. S’il défend la notion de droit divin et d’obéissance absolue au monarque, il rappelle aussi les devoirs rigoureux qui l’attachent à son peuple. S’il encourage Louis XIV à se faire le bras séculier de l’Église et à révoquer l’Édit de Nantes, il tempère sa rigueur en restant attaché à la liberté de conscience, valeur inattendue en cette période d’absolutisme.

14Située entre tradition et modernité, à l’intersection du miroir du prince et de la « nouvelle histoire », L’Histoire des neuf Roys Charles de Belleforest offre, d’après Frank Lestringant, une illustration frappante de la doctrine des « deux corps du roi2 ». La permanence de Charles au travers d’une histoire mouvementée et souvent tragique, qui aligne sans interruption la guerre de Cent Ans et les guerres de Religion, par-delà la courte accalmie du règne de Charles VIII, manifeste de manière tangible la pérennité du principe monarchique en dépit des aléas de l’histoire.

15Orchestrant sa rupture avec les gloses médiévales encore en circulation, Juan Luis Vives associe les choix poétiques de son commentaire aux changements de regard qu’il propose sur La Cité de Dieu. Fabienne Dumontet considère que cette modification s’inscrit dans un contexte religieux et politique problématique, perceptible dans la « guerre » éditoriale engagée entre les différentes autorités interprétatives, qui se disputent l’espace du commentaire accompagnant la parole augustinienne. De telles péripéties ne font pas oublier ce qui fait, aux dires de F. Dumontet, l’essentiel du commentaire de Vives, dont les choix restent intrinsèquement liés à l’allégorie des deux cités, que le valencien prend comme modèle efficace de lecture pour créer sa propre poétique de l’interprétation, en lien avec son histoire politique et sa pensée anthropologique. Ce faisant, il donne une image singulière de la communauté littéraire et intellectuelle à laquelle il appartient, en reconfigurant les relations entre auteur, lecteur et interprète.

16Pauline Chaduc analyse l’Examen de conscience sur les devoirs d’un roi et la Lettre à Louis XIV de Fénelon et montre que l’abbé renouvelle considérablement le genre du « conseil aux princes ». Se réclamant à la fois de l’exemplarité de la fable et de son fonctionnement allégorique, La Fontaine met en œuvre une pédagogie de la prudence, vertu royale par excellence, qui sollicite les compétences herméneutiques du lecteur. Arnaud Welfringer soutient que profitant des contradictions des « Compagnons d’Ulysse » où les valeurs héroïques sont remises en cause par le discours moral des animaux, le fabuliste oblige son destinataire à exercer son discernement et à reconnaître la condamnation des passions derrière la flatterie. Sabine Gruffat remarque que La Fontaine se fait le porte-parole d’une incompréhension plus générale à l’égard de l’opéra et explique ses critiques et ses échecs comme auteur de livrets par le refus de souscrire à un genre qui se voulait ostensiblement miroir du pouvoir et éloge de l’esthétique guerrière et éclatante du monarque. Sa réflexion sur l’opéra implique une politique du goût en ce qu’elle tente d’esquisser le rêve d’un État alliant l’autorité à la délicatesse et d’un art célébrant non plus la puissance mais « l’empire des cœurs ».

17Éric Tourrette définit l’art méticuleux et subtil de La Bruyère comme une « science des détails ». « La science des détails, écrit l’auteur des Caractères, ou une diligente attention aux moindres besoins de la République, est une partie essentielle au bon gouvernement, trop négligée dans les dernier temps par les rois ou par les ministres, mais qu’on ne peut trop souhaiter dans le souverain qui l’ignore, ni assez estimer dans celui qui la possède3 ». Partant des implications morales et stylistiques du mot « détails », É. Tourette défend que le moraliste prône des valeurs de modération et d’abnégation et se fait le défenseur d’une conception plus humaine de la monarchie, modestement utile plutôt que fastueuse.

18En s’appuyant sur le Traité de morale pour l’Éducation des Princes, tiré des Peintures de la Gallerie de Saint-Cloud de l’abbé Laurent Morelet, Olivier Leplatre étudie sous quelles conditions une description de galerie peut devenir un traité politique. Chez Morelet, l’ekphrasis remplit un rôle de déchiffrement des peintures dont le sens latent appelle une herméneutique du regard. La composition de l’ouvrage et ses modes d’interprétation extraient du programme iconographique un art de gouverner et, plus encore, une réflexion sur le mystère du pouvoir. À charge pour l’écriture de faire apercevoir la langue de ce mystère, par-delà les images, de la présenter pour qu’elle fasse tomber la séduction du regard des rois rivé à leur propre grandeur et pour qu’elle les accompagne dans l’évidement et le franchissement des images miroitantes.

19Les diverses études réunies dans ce volume mettent en évidence qu’aux XVIe et XVIIe siècles la littérature se fait parfois le relais de la propagande officielle, mais que, souvent elle est prête à corriger ses écarts. L’utopie élabore un discours critique pour essayer d’autres configurations sociales ; le sermon, les textes hagiographiques et les discours de direction se réclament des valeurs religieuses pour tempérer les excès de la royauté, alors que certaines formes épistolaires assouplissent les polémiques en s’inspirant des pratiques sociales. Le théâtre, qu’il choisisse les ressorts de la tragédie ou de la satire, dénonce les dérives du politique en exploitant la figure du tyran tandis que les genres moraux (fable, caractère, traité) optent pour une parole détournée qui sollicite une lecture herméneutique.