Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Septembre 2008 (volume 9, numéro 8)
Maryse Aubut

Les combats de René Char

Éric Marty, L’Engagement extatique. Sur René Char. Suivi de : Commentaire du fragment 178 des Feuillets d’Hypnos, Houilles, Éditions Manucius, coll. « Le marteau sans maître », 2008.

1Éric Marty renoue ici, pour un court instant, avec l’œuvre de René Char qu’il avait plus longuement présentée chez Seuil dans la collection « Les contemporains » en 1990i. Il offre donc au lecteur deux commentaires critiques de l’œuvre du poète, commentaires qui ont d’abord fait l’objet d’une publication dans deux revues scientifiques avant d’être remaniés pour les Éditions Manucius et la collection « Le Marteau sans maître »ii. Ce n’était d’ailleurs qu’une question de temps avant de voir apparaître dans le catalogue de cette collection qui lui emprunte le nom d’un de ses recueilsiii, la grande silhouette de René Char.

2Dans le premier des deux commentaires, intitulé « L’engagement extatique », Éric Marty propose une relecture globale des Feuillets d’Hypnos, « ensemble de 237 fragments écrits par René Char entre 1943 et 1944 pendant la seconde guerre mondiale »iv. Cette relecture constitue pour Éric Marty l’occasion de montrer de quelle manière René Char réinvestit l’engagement extatique, de souligner l’originalité de sa démarche, en utilisant les analyses de Sartre et de Heidegger sur le sujet comme pôle de comparaison : « Il ne s’agira pas de lire cette œuvre en la forçant à rentrer dans les catégories de l’extase érotique, mystique... mais d’entrevoir dans quelle mesure cet engagement singulier permet de reconsidérer le sens même du mot "extase" et de réinterroger son obscurité fondamentale ». Pour ce faire, Éric Marty articule la question de l’extase à celle de l’action et de l’histoire. « L’innommable », « l’inconcevable » fait nazi, dans toute sa terrifiante nouveauté, son exception, exige d’abord la suspension de la parole. René Char ne publiera donc ses feuillets qu’à la fin de la guerre, moment où le sens sera sorti du « régime d’exception » dans lequel le confinait le conflit : « La non-publication, acte suspensif, d’emblée définit par soustraction l’époque elle-même dans une dimension qu’on peut déjà associer à la sphère extatique : la violence, la terreur historique extraient l’époque du sol continu et homogène de l’histoire commune et la constitue comme soumise à la domination de « l’innommable » qui, de ce fait, exclut que la « facticité » littéraire, que la « littérature » puisse y être associée [...] »v. Mais cette suspension de la parole ne signifie pas un renoncement à l’action : celle-ci permet au contraire le retrait en soi-même, l’introspection nécessaire à la préparation d’un « agir pur », ou à la « brutalité », selon le mot de Char. Ainsi, le sacrifice de la parole, loin d’être vain, est nécessaire : « Char tout à la fois réhabilite la décision dans ce qu’on a pu appeler un engagement extatique où l’agir est central mais cette réhabilitation du vouloir comme vouloir, de l’agir comme agir inclut, ce qui est fondamental, une part essentielle de dépossession : "Nous sommes dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants" »vi.

3Afin d’éclairer la position particulière de René Char, Éric Marty poursuit son article en l’opposant à celles de Sartre et de Heidegger, qui proposent une vision essentiellement positive de l’engagement extatique : « À l’opposé des exemples que nous avons d’abord pris chez Sartre puis chez Heidegger, l’engagement extatique n’est en rien un projet strictement positif qui aurait sa propre nécessité, son propre sens, sa propre puissance d’affirmation. [...] C’est tout le contraire. Car ce qui est extatique c’est précisément aussi la période qu’il faut combattre, qui, avant toute subjectivité en éveil, est exceptionnelle, se constitue comme exception ».vii C’est qu’il ne faudrait en aucun cas, selon Sartre et Heidegger, fonder l’engagement extatique sur la négativité, le néant, puisque ce serait le mettre en avant-plan, le surestimer, lui donner trop de place. Et lui donner trop de place, c’est ouvrir la porte à ce qu’il finisse par la prendre toute. Pour Char, au contraire, on ne peut évacuer le néant sans vider de son sens l’engagement extatique. C’est ce qu’Éric Marty explique, de façon très convaincante : « On dira alors que la position manichéenne qui est celle de René Char, pourrait se définir sous l’axiome selon lequel, il ne saurait y avoir d’extase, c’est-à-dire de position authentique, sans se situer par rapport au néant [...]. Se situer par rapport au néant ("Nous sommes dans l’inconcevable") avec des "repères éblouissants", décrit alors de la manière la plus précise l’attitude Char : se refuser à un engagement qui ne s’opérerait qu’à l’abri du "Bien", un engagement qui se ferait dans un recul et une extériorité de façade précisément permis par une lecture strictement politique de la situation ».viii Selon les mots provocants de Char, « le mal, non dépravé, inspiré, fantasque est [même] utile »ix. Néanmoins, le mal, pour être « utile », doit préserver une part d’angoisse afin d’éviter la fascination morbide qui pourrait en découler : « L’angoisse est ce qui permet d’approcher le néant dans l’acte de dévoilement même et donc de lui donner en effet une place primordiale tout en écartant bien entendu le repos de la fascination, la perte dans le tohu-bohu collectif, et même en déjouant également la position du martyr [...] ».x Mais Éric Marty va plus loin et considère non seulement l’angoisse comme le garde-fou de l’engagement extatique tel que conçu par Char, mais aussi comme son socle, son assise, puisqu’en agissant comme révélateur du mal, elle permet le retournement de « l’innommable » en action salvatrice.

4Éric Marty, pour terminer, relie cette cohabitation des contraires que révèle la question de l’extase et du mal à la pratique du fragment chère à René Char. L’écriture du fragment rappelle en effet la suspension temporelle induite par l’extase. L’extase ne peut, c’est entendu, durer bien longtemps. Mais elle dure autrement, possède une durée qui se joue hors du temps chronologique : « C’est dans la mesure où l’exception [l’horreur nazie] ne domine plus le monde, comme elle l’a dominé, qu’il convient de se désengager, ou du moins de suspendre l’engagement, et dans cette suspension même le recueillir "tel qu’en lui-même" : c’est le rôle même du poème, du fragment poétique : cette suspension et ce recueil ne sont autres que l’acte fragmentaire lui-même »xi.

5La seconde partie du livre, le « Commentaire du fragment 178 des Feuillets d’Hypnos », s’ouvre sur la reproduction dudit fragment et du tableau qui en est à l’origine, Le Prisonnier de Georges de La Tour. Éric Marty propose ici une mise au jour des liens étroits qui unissent conjointement le tableau, le texte et le contexte historique particulier de la Seconde Guerre mondiale. La reproduction du tableau, piquée au mur du QG d’où Char dirige son réseau de résistance, semble constituer le parfait écho de la situation critique vécue par le poète et ses compagnons d’infortune : une femme, vêtue d’une large robe rouge et tenant une bougie à la main, parle à un homme assis et visiblement asséché par les privations. Éric Marty associe la reproduction du tableau au mythe de la Caverne de Platon : « [...] le dialogue ouvre le tableau, comme les hommes, à une dimension métaphysique qui transforme instantanément l’espace de la pièce en une sorte d’analogon de la Caverne platonicienne dont il est question dans La République. Pourtant, c’est une caverne dont la lumière, venue de l’intérieur, permet, à l’inverse de ce qui se passe chez Platon, d’accéder à l’essentiel »xii. C’est donc, comme le souligne Éric Marty, la reproduction d’un tableau, d’une image, un double simulacre en somme, qui permet d’accéder à la vérité. Si le simulacre permet d’accéder à la vérité, si l’antiplatonisme est de rigueur, c’est que le contexte particulier de la Seconde Guerre mondiale jette un lourd soupçon sur l’utilisation des symboles : « Le symbole est ce qui aspire à la totalité, à la capture univoque et archétypale du réel et donc à sa mise à mort. La contre-terreur est nécessairement un antisymbolisme, une poétique qui doit découvrir d’autres modes de dévoilement du vrai. Dévoilement qui, loin de l’abstraction symbolique, se délivre dans une expérience intime et individuelle »xiii. La reproduction du tableau de Georges de La Tour, pour Char, ouvre donc sur une vérité plus vraie que nature, puisqu’elle fait vibrer le spectateur, le rappelle à sa condition d’être humain. Les Idées ne sont donc que de peu de secours dans ce contexte : c’est la « Parole poétique » qui, promue au rang de « Verbe » peut seule, « magiquement », combattre les ténèbres dans lesquelles sont plongés Char et ses « réfractaires ». Hypnos est bien le gardien de cette nuit de la Seconde Guerre.