Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Septembre 2008 (volume 9, numéro 8)
Marjolaine Vallin

Un poème à thèses

Aragon, Le Fou d’Elsa, un poème à thèses, Hervé Bismuth, Lyon, ENS Éditions, collection « Signes », 2004, 287 p.

1L’essai de Hervé Bismuth, Le Fou d’Elsa, un poème à thèses, est issu de sa thèse de doctorat, Construction d’un discours multiple et singulier : Le Fou d’Elsa d’Aragon, dirigée par Suzanne Ravis, l’une des spécialistes d’Aragon et dont une partie importante des recherches portent justement sur Le Fou d’Elsa.

2Le premier mérite de cet essai est de s’intéresser à un poème d’Aragon peu étudié dans son intégralité et sa singularité en mettant en lumière un aspect fondamental de l’écrivain comme de son œuvre, dès les premiers textes : la théâtralité.

3Son second mérite est son point de départ : l’illisibilité du texte aragonien de 1963. Illisible, le poème d’Aragon l’est en effet pour plusieurs raisons pointées par Hervé Bismuth, en particulier son statut générique (à la fois poème, roman, théâtre, épopée, autobiographie et ouvrage historique), son sujet (divers personnages et plusieurs « je » ont ainsi accès à la parole), ses temporalités (le XVe siècle andalou côtoie par exemple le XXe siècle et ses guerres ou pogroms) ou son encyclopédisme. C’est toute l’ambition de l’essai de Hervé Bismuth que de vouloir rendre lisible ce poème touffu et difficile d’accès. 

4À partir de la métaphore inaugurale de la citadelle, l’essai part à l’assaut des différentes strates signifiantes de l’ouvrage, par le biais de quatre entrées qui dessinent un itinéraire de lecture, lequel se révèlera circulaire : les seuils du poème, les thèses qui y sont développées, le problème du genre, enfin les lectures pour Le Fou d’Elsa.

5Première étape de l’itinéraire de lecture : les « portes » et « bornes » du poème que sont les titres des « parties », les épigraphes, l’incipit explicatif initial et le lexique métalinguistique final. Ils posent notamment la question des limites du poème et de son genre. Hervé Bismuth montre ainsi que les seuils sont partie intégrante du poème et créent un espace de lecture paradoxal qui oscille entre réalité et fiction, entre Histoire et Littérature, entre références scientifiques (le lexique final par exemple) et allégations mythiques (en particulier le seuil initial « Tout a commencé par une faute de français ») où rien ni personne, même les figures historiques ou le lexique, ne peut être considéré comme totalement réel ni complètement fictif. Ces seuils développent dès lors le lyrisme polyphonique et théâtral du poème orchestré dans le reste de l’ouvrage, occultant l’origine de la parole et abolissant toute frontière : le Fou d’Elsa est « un poème qui déborde de son lit jusque dans ses rives » (p. 64) et ses deux discours liminaires, véritable « mur d’enceinte » de le citadelle, sont à juste titre qualifiés de « fausse entrée et fausse sortie qui, loin de signifier les limites extérieures de l’œuvre, forcent la lecture à rebondir sur ce mur pour en entreprendre un parcours circulaire » (p. 109).

6Deuxième étape : les thèses à l’œuvre dans ce poème singulier. Le discours du Fou d’Elsa est d’abord un discours argumentatif qui vise une perspective historique. Comme le démontre Hervé Bismuth, Aragon adopte une démarche d’historien qui écrit l’histoire, celle de la chute de Grenade du XVe siècle, mais développe aussi un discours judiciaire qui fait le procès de l’Histoire en prenant notamment la défense de Boabdil, ce roi vaincu caricaturé par les chroniqueurs ou témoins de l’époque, tous du côté des vainqueurs – chrétiens et occidentaux. Historien, Aragon reste avant tout un écrivain engagé qui tient un discours idéologique et adopte une perspective critique : critique de l’Histoire ou critique du stalinisme. La leçon du Fou d’Elsa, explique Hervé Bismuth, est aussi littéraire et amoureuse, mettant en scène des personnages d’amoureux ou de textes célèbres localisés à Grenade au fil de l’histoire, au miroir desquels répond l’amour du Medjnoûn pour Elsa : la pièce de théâtre La Célestine de Fernando de Rojas de 1502, le Don Juan de Tirso de Molina de 1602 auquel saint Jean de la Croix s’oppose ou encore les amours de Chateaubriand et de Natalie de Noailles en 1807. Le discours amoureux du Medjnoûn, fou d’amour pour Elsa, justifie le titre du poème ; à l’image de bien d’autres textes aragoniens, il expose une quête du couple et développe un éloge de l’aimée au travers de la poésie andalouse ou sacrée comme des chants d’amour du Medjnoûn, lesquels se révèlent tout aussi pessimistes que le discours idéologique de l’historien.

7Troisième étape de l’itinéraire de lecture : les questions de genre. Hervé Bismuth analyse les différentes définitions possibles du Fou d’Elsa et tente de préciser l’appartenance générique de ce texte sous-titré « poème », qui alterne prose et vers, narration historique, chants lyriques et textes dramatiques, à partir des différents indices laissés par son auteur. Le parallèle avec l’intertexte La Célestine qui « tient du poème et du roman, tout autant que du théâtre » (Le Fou d’Elsa, cité dans l’essai p. 204), lui permet d’exposer la « monstruosité de l’ouvrage » (p. 205) et sa nature « hybride », de replacer Le Fou d’Elsa parmi les autres textes d’Aragon ou dans sa réflexion générique depuis Anicet ou le panorama, roman (1921) et d’avancer le terme de « sotie », au sens médiéval du terme, pour en définir la spécificité générique : en effet, le Medjnoûn, comme les personnages des soties désignés à l’avance comme des sots, énonce des vérités dérangeantes sous couvert de sa folie amoureuse. Enfin, Hervé Bismuth réfléchit sur la particularité du lyrisme monologique du poème de 1963, au-delà de la multiplicité des locuteurs qui ne sont en réalité tous que des figures de l’auteur, ce qui le conduit à parler de « polyphonie pour une voix seule » (p. 221).

8Dernière étape du parcours de lecture que propose l’essai : « l’hypertextualité vertigineuse » (p. 225) du Fou d’Elsa. Hervé Bismuth y évoque brièvement les ouvrages lus par Aragon pour écrire son poème de 1963 (une partie de la bibliographie précise ces sources) ou cités par lui au sein de celui-ci. Diverses annexes en fin d’ouvrage reproduisent également les sources d’Aragon ou mettent en lumière des intertextes. Enfin, un index des noms propres non fictifs cités dans l’essai et un glossaire recensant les termes « absents du lexique terminal » (p. 259) du Fou d’Elsa sont à signaler.

9Dans sa conclusion, Hervé Bismuth revient sur les raisons de la « monstruosité » (p. 233) de l’ouvrage et conclut sur la nature « testamentaire » (p. 243) avant l’heure de ce dernier comme sur la dimension romantique du projet et de la posture de l’écrivain.

10Il est temps de nous demander si l’essai de Hervé Bismuth parvient à ses fins, c’est-à-dire s’il réussit à rendre plus lisible Le Fou d’Elsa ; la réponse est bien évidemment oui, avec deux réserves : Hervé Bismuth propose une lecture intelligente du poème d’Aragon et pose des affirmations pertinentes sans toujours chercher à convaincre du bien-fondé de ses thèses ; les nombreuses références et terminologies universitaires sont plus souvent allusives qu’explicitées, ne serait-ce que par une note de bas de page.