Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Septembre 2008 (volume 9, numéro 8)
Émilie Sevrain

Usages des émotions dans le discours

Michael Rinn (éd.), Émotions et discours. L’usage des passions dans la langue, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2008, 371 p.

1Le concept du pathos, défini dans la Rhétorique1 et la Poétique2 d’Aristote comme un langage-action, fut l’objet de nombreux travaux littéraires et linguistiques ces dernières décennies. L’intense production de discours artistiques, journalistiques et philosophiques sur les bouleversements socio-politiques du temps présent a amorcé de nouvelles réflexions, éthiques et esthétiques, sur l’usage des passions dans la langue. Émotions et discours propose un panorama critique des divers processus et enjeux de modélisation des émotions. Les communications réunies dans cet ouvrage collectif mettent en perspective les effets possibles du pathos dans la représentation des valeurs culturelles des sociétés contemporaines.

2La première partie de cet essai retrace les divers modèles de la pensée pathétique au cours de l’Histoire. En prenant l’exemple des œuvres de grands orateurs de l’Antiquité, Ferdinand Delarue retrace le triomphe du pathêtikon à la fin de la République romaine. Malgré les réserves idéologiques de certains théoriciens, l’argumentation pathémique apparait comme l’une des techniques de persuasion les plus efficaces dans le domaine de l’éloquence politique et judiciaire. Pierre Zoberman oriente sa recherche sur l’étude du discours cérémoniel à la fin du XVIIème siècle. Selon une perspective comparatiste avec des périodes historiques récentes, il constate que l’expression de la joie populaire constitue l’indice du pouvoir symbolique et idéologique des régimes absolutistes. Patrick Charaudeau propose à son tour une réflexion sur la conception des émotions comme représentation sociale en recensant les principaux effets pathémiques mis en scène dans le discours populiste. Dans le cadre d’une philosophie du langage, Georges Molinié affirme que les productions linguistiques, fondamentalement pathétiques, sont le signe d’un phénomène somatique partagé par l’ensemble des êtres humains. Par la relecture critique des concepts austiniens, Georges-Elia Sarfati soutient, quant à lui, l’idée d’une structuration des actes de parole par un ensemble de normes à la fois processuelles et pragmatiques.

3Les travaux présentés dans la deuxième partie de l’ouvrage soulignent la variété des genres discursifs dans lesquels s’inscrivent de manière exemplaire des logiques passionnelles. Consacrée au raisonnement antisémite, la recherche de Marc Angenot expose les procédures argumentatives mises en œuvre dans la rhétorique du ressentiment. Composante de nombreuses idéologies de l’Histoire moderne, cette posture énonciative semble liée à un sentiment de désenchantement face à la modernisation des sociétés occidentales. Emmanuelle Danblon prolonge cette étude en se consacrant au cas spécifique du pamphlet. Ce genre littéraire use de plusieurs figures de transgression à l’encontre des normes linguistiques conventionnelles, provoquant ainsi la subversion des valeurs sociales occidentales. Ruth Amossy s’intéresse quant à elle aux dispositifs rationnels et affectifs employés dans la construction de l’ethos. Élément essentiel de l’image de soi projeté par l’orateur, la notion de sympathie renforce le sentiment d’appartenance à un même groupe en mobilisant la bienveillance et la compassion de l’auditoire. Raphaël Micheli examine, à son tour, les constructions argumentatives de la pitié et de l’indignation dans le débat parlementaire de 1908 sur l’abolition de la peine de mort. Au sein de cette rhétorique passionnelle, l’emprise des émotions conduit souvent à l’émission de jugements de valeur péremptoires. Enfin, l’étude de cas présenté par Christian Plantin, Véronique Traverso et Liliane Vosghanian démontre que la production et la gestion des affects résultent principalement des valeurs partagées par les interlocuteurs au cours de l’échange verbal.

4La troisième partie de l’ouvrage nous propose de réfléchir sur l’expression, la portée et l’effet esthétique du pathos. En prenant l’exemple du Discours sur le colonialisme3 de Césaire, Marc Bonhomme élabore une typologie succincte des figures pathémiques définies en termes de schèmes pulsionnels. Dans sa recherche sur les réécritures contemporaines du sublime, Philippe Mesnard approfondit cette classification du pathos dans les discours littéraires et philosophiques sur les camps de concentration. Michael Rinn analyse les caractéristiques rhétoriques de la véhémence dans les thèses négationnistes sur le génocide des juifs ; la violence verbale des orateurs sur les divers sites web oscille constamment entre une logique de promotion de soi et d’humiliation de l’autre. Dans son étude sur Qui rapportera ces paroles ?, Jean-Paul Dufiet met en évidence la puissance suggestive que confère l’économie du style pathétique dans la représentation théâtrale de la shoah. Gilles Declercq s’interroge à son tour sur les enjeux de la monstration du pathos au théâtre. L’étude d’Iphigénie de Racine et d’Ajax furieux de Sophocle montre que le jeu théâtral permet une mise à distance critique et esthétique de l’attraction fascinante du spectacle des passions.

5La dernière partie du livre dresse un état des lieux des procédures de stéréotypisation des émotions dans la langue. Dans son étude sur la grandiloquence irrationaliste de la théologie politique contemporaine, Françoise Rastier montre que le pathos favorise, par l’usage récurrent de valeurs d’exaltation, l’irruption du mythe et de l’idolâtrie dans l’Histoire. Florence Balique s’intéresse quant à elle aux ressorts pathétiques de la propagande nazie. Par effet de miroitement, ce type de discours encourage l’adhésion d’un auditoire élu en même temps qu’il procède à l’exclusion d’un groupe tiers présenté comme bouc émissaire. Ekkehard Eggs démontre par l’examen des indices corporels et expressifs des émotions dans les registres successifs de l’exclamation, du reproche et de l’ironie, le jeu de complémentarité présent entre la prosodie et l’éthique. Dans le contexte de la recherche en synthèse vocale, Ioannis Kanellos, Ioana Suciu et Thierry Moudenc proposent à leur tour une analyse des paramètres pathémiques nécessaires à une machine pour permettre la reproduction d’une voix synthétisée sur des modèles d’élocution préexistants. Enfin, la recherche d’Aurélie Lagadec porte sur les effets pathémiques de l’image médiatique des attentats du 11 septembre 2001. Louis Panier expose, grâce à quelques « Unes » des journaux annonçant la mort de Yasser Arafat, les enjeux éthiques et idéologiques de la figuration de l’émotion populaire.

6Par l’analyse d’extraits d’œuvres littéraires, philosophiques et journalistiques — que l’on aurait sans doute souhaité élargir aux écrits testimoniaux et productions audio-visuelles —, cet ouvrage collectif met en lumière l’évolution théorique et sémantique de la notion du pathos au cours de l’Histoire occidentale, favorisant une meilleure compréhension des pratiques et croyances culturelles contemporaines.