Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Janvier 2008 (volume 9, numéro 1)
Marc Douguet

La génétique textuelle et les (autres) sciences

Philippe Willemart, Critique génétique : pratiques et théorie, Paris, L’Harmattan, collection « L'œuvre et la psyché », 2007, 278 p.

1Une œuvre ne surgit en un instant du néant : le processus de création possède une certaine durée. Étudier ce processus à partir des traces matérielles qu'il laisse — brouillons et manuscrits — est le but de la critique génétique, ou génétique textuelle. Nécessairement limitée dans le temps, en amont par la disparition des brouillons et manuscrits trop anciens (souvent due au peu de valeur que leur attachait leur auteur), en aval par leur remplacement au profit d'un instrument informatique, la génétique textuelle se distingue de l'étude des variantes que présentent différentes éditions et de l'étude des leçons que présentent, avant l'imprimerie, différents manuscrits. Son objet d'étude est la rature, témoin d'un processus non linéaire, fait de retour en arrière et de variation, mais aussi doute jeté sur la fixité peut-être artificielle du texte « final ». On consultera ici avec profit les pages — articles et recensions — que Fabula consacre à la question.

2Dans Critique génétique : pratiques et théorie, Philippe Willemart présente les résultats des recherches qu'il a menées, dans ce domaine, à l'université de São Paulo. L'ouvrage est divisé en deux parties, « Pratiques » et « Théorisations ». P. Willemart propose donc quelques exemples de critique génétique, appliquée principalement aux manuscrits de Flaubert et de Proust (dont le texte est retranscrit de manière à faire apparaître, pour chaque version, ce que l'auteur a rayé — barré — et ce qu'il a inséré — entre crochets), et quelques réflexions sur la création littéraire, le but étant d'éclairer ce qu'il avait nommé dans un autre ouvrage la chambre noire de l'écriture1 — et plus généralement le fonctionnement de la pensée.

3Mais peut-être la particularité du travail de P. Willemart est-elle d'utiliser, à cette fin, non seulement — et très massivement — les théories de la psychanalyse, mais aussi les apports de disciplines scientifiques. L'ouvrage de P. Willemart est en effet tout entier l'illustration de cette « inquiétude » qu'il définit lui-même :  

« Rejoindre et partager les mêmes soucis que les scientifiques est une vieille inquiétude personnelle. » (p. 220)

4L'hypothèse méthodologique de P. Willemart peut donc s'énoncer en ces termes :

« Nous supposerons par là que les théories cognitivistes, la philosophie husserlienne, la théorie des catastrophes inventée par René Thom, le chaos déterministe, les structures dissipatives de Prigogine et la morphodynamique structurée par Jean Petitot ont à voir avec ce que nous faisons et que cette constatation exige de notre part l'intégration de ces disciplines aux nôtres et un essai de part et d'autre de franchir le fossé qui sépare habituellement les sciences dures de celles qui nous font travailler, inventer et réfléchir à partir de notre objet, le manuscrit. » (p. 67)

5On restera parfois sceptique quant à la pertinence de cet emploi généralisé d'une terminologie scientifique. Sans doute, avec les concepts d'instabilité, de catastrophe et d'incertitude, la morphodynamique peut-elle rendre compte du processus de création littéraire à l'œuvre chez Proust. Dans tous les cas, il est sans doute utile, pour faire comprendre un mécanisme aussi obscur,  de le comparer à des phénomènes théorisés par les sciences. Mais on aimerait alors que P. Willemart prenne un peu plus de temps à expliquer ce dont il s'agit - faute de quoi, le rapprochement risque de se réduire à une multiplication conceptuelle inutile, tournant le dos à la visée pédagogique qui aurait pu être la sienne.

6Le premier exemple est celui de Salammbô. P. Willemart s'intéresse à la manière dont Flaubert a travaillé les matériaux, les documents qui étaient à sa disposition pour décrire les palais et les jardins d'Hamilcar Barca où se déroule, à l'ouverture du roman, le festin des mercenaires. Dans la première version du manuscrit, « les constructions adjacentes au palais sont énumérées informellement comme si elles étaient des annotations de livre ou de voyage » (p. 16).

« quantité de bâtiments à toit plat, les <des> pressoirs, / à vin / <à huile>, les celliers, les moulins, les boulangeries et les cuisines »

7La deuxième version voit l'introduction d'un point de vue, d'un « on » :

« sous les feuillages où l'on apercevait / à demi caché dans la verdure/ <vaguement>, quantité de bâtiments à toits plats, des pressoirs, celliers, moulins boulangeries et cuisines, <arsenaux> Parc / des / pr éléphants / après la fosse au bord / pr les bêtes féroces »

8P. Willemart voit dans ce « on » ce qui a « aidé l'écrivain à entrer ou à se maintenir dans le processus poétique, à se distancer du document et témoigne de la présence continue du poétique. » (p. 18)

9L'autre intérêt de ce manuscrit réside dans la mention des bêtes féroces : la  deuxième version mentionne des fosses pour les bêtes féroces. Mais il est intéressant de voir que dans un autre passage de la première version, ce sont les mercenaires qui sont « comme des bêtes féroces ». Et dans la troisième version, qui conserve les fosses pour les bêtes féroces, la comparaison revient : les mercenaires ont la « pose pacifique des lions lorsqu'ils dépècent leur proie ». On voit donc apparaître, se déplacer et réapparaître  un motif d'écriture.

10C'est ce que l'on peut lire sur le brouillon f° 64 v° de L'Éducation sentimentale, quatrième version de la rencontre finale entre Frédéric et Mme Arnoux où celle-ci explique pourquoi elle s'était cachée, 16 ans plus tôt, lorsque Frédéric était venu la trouver à son domicile. Scène difficile s'il en est. On voit dans cette rature et cet ajout un processus à l'œuvre dans les autres versions de la scène : l'expression familière et explicite du désir est remplacée tout d'abord par « céder ». Flaubert hésite, et ajoute « de vous céder » — rendant plus explicite le propos de Mme Arnoux, et l'engageant dans une certaine voie (alors que « céder » était ouvert à l'interprétation : céder à qui ? à vous ? ou à moi ?). Dans le texte publié, Flaubert renonce au verbe « céder », mais trouve une solution pour exprimer l'ambiguïté présente dans la tournure « J'avais peur de céder » :

« J'avais peur... oui, peur de vous... de moi »

11« Nous assistons à un véritable déguisement du désir qui, affiché dans l'esquisse, se cache tout au long des brouillons accumulant non pas des pelures d'oignons auxquelles Freud comparait les différentes couches du moi, mais des phrases écrans qui, portées directement par le scripteur au départ, se réfugient  et se condensent au dernier folio dans les paroles de Mme Arnoux. » (p.25). « Les folios étalent ce que le texte condense : l'écriture du manuscrit déplie une série de possibles qui, oubliés, rejetés ou condensés, c'est-à-dire toujours là tout en ne l'étant plus, exercent leur fonction dans l'écriture » (p. 34).

12Contrairement aux manuscrit flaubertien, relativement bien ordonné (Flaubert établit d'abord un plan de l'ouvrage), les Cahiers proustiens « semblent avoir servi de dépotoir à quelqu'un qui voulait "écrire sans fin" et qui remettra à plus tard la composition et l'organisation de la Recherche telle que nous la connaissons » (p.49). On est frappé par la fragmentation et l'hétérogénéité de textes voisins sur un même folio : c'est ainsi que le folio 20 du cahier 28 juxtapose cinq lignes sur Elstir, trois lignes sur le dandy Brummel, et un premier essai sur la tisane de la tante. On pourrait trouver quelque peu illusoire de montrer (en quelques lignes) que ce folio possède une « logique sous-jacente », et qu'il existe des « rapports implicites » entre les fragments. C'est néanmoins ce que fait P. Willemart :

« Les trois passages du folio 20 font allusion au même sujet sous des apparences bien diverses. [...] Dans les trois cas, le narrateur traite de la différence entre le visible et l'invisible, entre le su et le secret, entre l'apparaître et l'être. »

13Le folio 19v°, qui fait face au folio 20, rapporte la visite du narrateur à l'église abandonnée de St Jean de Granville en compagnie de Mme de Villeparisis. Ce passage ne se retrouve pas dans la Recherche. Néanmoins, il présente une première esquisse d'éléments qui seront dispersés dans l'œuvre : église St Jean de la Haise dans Sodome, visite de l'église de Carqueville avec Mme de Villeparisis dans Les Jeunes Filles, etc. De plus, pour P. Willemart, l'existence d'un lien thématique entre ces deux folios (l'un consacré en partie à la peinture d'Elstir, l'autre à une visite d'église en compagnie de Mme de Villeparisis) est confirmée par l'association qui est faite, dans d'autres passages de la Recherche, entre Mme de Villeparisis et la peinture ou entre visite d'église et peinture : Mme de Villeparisis peint elle-même des fleurs (dans Les Jeunes Filles) et c'est pour peindre des anges sculptés qu'Albertine veut visiter St Jean de la Haise (dans Sodome).

14On quitte, avec le chapitre suivant, le champ de l'étude des manuscrits pour une approche psychanalytique du texte de Proust, autour de la réécriture d'un conte des Mille et une nuits. C'est le narrateur lui même qui rapproche l'histoire de Zéobide (qui doit fouetter ses sœurs métamorphosées en chienne pour pouvoir rester elle même femme), de l'histoire de Charlus fouetté par Jupien. P. Willemart applique à ce rapprochement des outils qu'il emprunte à la morphodynamique et à la psychanalyse, pour mettre en lumière le « travail interne du désir ».

15S'inspirant toujours de la psychanalyse, P. Willemart dresse ensuite un parallèle entre les variantes présentées par les manuscrits (un auteur rature et recommence son récit en trouvant une autre formulation) et le patient auquel l'analyste demande de répéter son rêve plusieurs fois  — les différences de formulation indiquant dans ce récit des zones que le sujet tente de dissimuler, et représentant donc pour l'analyste un point de départ pour son investigation.

16P. Willemart s'intéresse ensuite aux récits de cas clinique (par exemple ceux publiés par Freud : le cas du président Schreiber, le cas Dora, etc.). La psychanalyse n'est pas ici au service de la génétique comme outil d'investigation ; elle est elle-même objet d'étude. Il ne s'agit pourtant pas d'étudier les manuscrits et la génétique de ces récits, mais plutôt de cerner leurs présupposés, en mettant en valeur leur caractère inévitablement construit.

17Dans le dernier chapitre de la partie « pratique », P. Willemart tente de déchiffrer un manuscrit d'un type nouveau : la ville et ses modifications. Le débat tourne autour de la relation entre les habitants et le centre de São Paulo qui a été déserté dans les années 60 et qui fait maintenant l'objet d'une politique qui vise à lui redonner son statut de lieu de mémoire.

18« Le centre de São Paulo avait interrompu son rôle d'ancrage des esprits ou son rôle d'objet d'art faisant partie de la vie de tous au cours de ce dernier siècle. C'est en cela que le renouvellement du centre de São Paulo est différent de celui des autres villes et que son urbanisme n'aura pas la même fonction. »

19La deuxième partie propose en guise d'ouverture un bref aperçu de l'histoire de la génétique textuelle, insistant notamment sur la constitution de collections de manuscrits au XIXe siècle, malheureusement accaparées, dans un premier temps, par les philologues — dont l'objet est identique, mais dont le but est non de réfléchir à la dynamique de la création, mais de retrouver un texte-origine, un texte authentique.

20Il s'agit pour P. Willemart de répondre à la question « Pourquoi raturons-nous ? » : « La rature n'indique pas seulement un arrêt pour consulter un dictionnaire, un œuvre précédente, ce qui arrive de fait, mais elle signale en premier lieu une attitude négative, un "Je n'aime pas ça". » (p.161)

21P. Willemart fait ensuite l'hypothèse d'un premier texte ou « texte mobile ». Quand l'écrivain se lance dans l'écriture, « il poursuit une premier texte ou mieux encore il est poursuivi par le premier texte. Obsessivement, l'écrivain cherche à dire ce premier texte qui le pousse. » P. Willemart revient alors sur l'idée qu'il énonçait dans Dans la chambre noire de l'écriture2 :

« L'écrivain, particulièrement sensible à la tradition culturelle et au monde où il vit, retient d'une manière singulière des informations et des sensations du passé et du présent. Les éléments détenus dans ce filtre singulier forment un réseau qui bloque d'une certaine façon le désir de l'artiste et le gêne. De ce blocage ou de cette barrière naissent un premier texte et l'auteur [que P. Willemart distingue de l'"écrivain"]. Il n'existe donc pas de premier texte écrit quelque part et transmis par une muse à un écrivain attentif, mais une lente agglutination d'éléments qui, après un certain temps, doivent être dits et écrits. Comme le névrosé angoissé par son symptôme recourt au psychanalyste, ainsi l'écrivain voulant se libérer de cette plaque "contenue" recommence ses campagnes de rédaction poussé par le désir. »

22C'est ce texte mobile qui réapparaît « quand l'écrivain s'arrêtant, hésitant, raturant, laisse un espace, un temps non rempli dont le texte mobile s'empare. L'écrivain ouvre donc la porte pour se laisser guider par lui tout comme les poètes autrefois attendaient l'inspiration. » (p. 202)

23P. Willemart revient enfin, dans un chapitre intitulé « Les processus de création dans les sciences dures sur les trois métaphores (ou séries métaphoriques) du processus de création élaborées par A. Grésillon dans les Éléments de critique génétique3 :

24— une métaphore organiciste : enfantement de l'œuvre, embryon, avorton..

25— une métaphore qui « s'oppose à la première comme l'artificiel s'oppose au naturel. Historiquement elle est née de la réaction contre l'image du poète inspiré, contre la poésie comme don de Dieu. Le tournant le plus net dans cette évolution est le texte d'E. A. Poe, La genèse d'un poème. » Cette métaphore appelle les termes de chantier, de fabrique, elle souligne le savoir-faire, la combinatoire, le jeu avec les règles.

26— la troisième métaphore est celle du chemin où se croisent ces deux conceptions de la création, permettant de considérer « l'écriture comme lieu de pulsion et de calcul ». « À la voie royale, à la marche inexorable vers le dénouement s'opposent des métaphores indiquant des chemins plus sinueux : bifurcations, fourvoiement, frayage, détours, retour en arrière, impasses, accidents, faux départs, fausse route. »

27Faisant appel à la réflexion scientifique, P. Willemart propose quant à lui d'utiliser le modèle des objets fractals : « un point qui est observé au microscope ou sous l'action d'un zoom fait voir une série d'autres structures comme si l'élément minimal de la géométrie euclidienne offrait une structure lisse qui efface les structures fractales. N'importe quel élément d'un texte publié ne pourrait-il pas être envisagé comme l'aboutissement des manuscrits qui camoufle les structures fractales présentes dans le manuscrit ? La syntaxe du texte publié ne dissimule-t-elle pas pudiquement ses dessous comme la robe la lingerie féminine ? » (p. 222)

28P. Willemart tente donc, dans Critique génétique: pratiques et théorie, de renouveler les études génétiques en élaborant de nouveaux concepts et de nouvelles images pour décrire le processus de création. « La littérature a une fois de plus démontré que, bien lue, elle enrichit, complète et dépasse ce que les sciences peuvent imaginer, que ce soit la psychanalyse et, ici, la morphodynamique. Cependant, les deux champs dialoguent puisque je n'aurais pas lu la Recherche de cette manière si je n'avais pas connu Petitot qui a été mon point de départ. N'est-ce pas une façon de dé-lire la littérature ? » (p. 82).