Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Août-Septembre 2006 (volume 7, numéro 4)
Arnaud Genon

L’enfance à travers les âges

L’Ère du récit d’enfance en France depuis 1870, sous la direction d’Alain Schaffner, Arras, Artois Presses Université, 2005.

1Ce collectif entend combler un vide sur le sujet ici envisagé. Un vide d’autant plus étonnant que l’on pourrait parler, à propos de la période qui s’ouvre aux alentours de 1870, d’« Ère du récit d’enfance » comme le remarque Alain Schaffner dans son introduction. Le récit d’enfance ne sera pas ici réduit aux seules œuvres autobiographiques dans la mesure où les textes abordant cet âge, ou plus précisément ces âges tant la définition varie, se caractérisent par leur hybridité générique. Il s’agit donc davantage d’une pratique « transgénérique » analysée à travers quatre périodes : « le tournant de la fin du XIXe siècle », « renouvellements : d’une guerre à l’autre », « la perpétuation d’une tradition : les trente glorieuses » et enfin les « récits d’enfance contemporains : les livres brisés ». Le choix de cette périodisation n’est bien évidemment pas le fruit du hasard. Schaffner la justifie en signalant tout d’abord que la date de 1870 correspond à un changement dans la situation de l’enfant en France pour des raisons notamment juridiques et sociales. Mais c’est aussi à partir de cette époque que se multiplient « les récits dont le personnage principal est un enfant » (p. 9) et que va pouvoir s’opérer « une sorte de révolution copernicienne du roman de formation ». Ainsi, ce parcours à travers les cent trente dernières années, auquel s’ajoute des « perspectives générales » en fin de volume, cherche-t-il à mettre en évidence « l’extraordinaire diversité formelle des récits d’enfance depuis Vallès » (p. 11).

2Mireille et Denis Labouret ouvrent cette première partie en s’intéressant à L’Enfant de Jules Vallès dans un article intitulé « Enfances reparaissantes. Vingtras-Vallès, enfant de Balzac ? » Après avoir évoqué la modernité du premier tome de la trilogie de Vallès (refus du mythe de l’enfance heureuse, discontinuités narratives, brouillage énonciatif…) l’analyse se porte sur le terrain de l’intertextualité et plus précisément sur la place des échos balzaciens. Car bien que moderne, L’Enfant est le fruit d’un héritage culturel que Vallès lui-même revendiqua. Ainsi, après avoir démontré « l’intérêt incontestable de Balzac pour l’enfance » (p. 22), M. et D. Labouret étudient différentes séquences de romans ou nouvelles issues de La Comédie humaine en rapport avec certains titres de chapitres de L’Enfant tels que « Ma mère », « La toilette », « Le collège » ou « Le lycée » afin de mettre à jour les liens que tissent les deux auteurs. Mais ces liens se nouent aussi autour du « refus de la sincérité autobiographique » (p. 30) commun aux deux écrivains qui préfèrent emprunter les voies de la fiction pour écrire l’enfance, contestant ainsi le modèle de l’autobiographie rousseauiste.

3Guillemette Tison se penche ensuite sur la période d’émergence du récit d’enfance (1870-1900) à travers un parcours sur les traces d’auteurs tels que Gustave Droz, André Lichtenberger ou Hector Malot. Elle y analyse tour à tour les procédés littéraires mis en œuvre (« fragmentisme », « instantanéisme »), la visée moralisatrice des œuvres, la problématique liée au lectorat - littérature de jeunesse ? — due notamment aux hésitations éditoriales, sans oublier d’évoquer les représentations de l’enfant souffrant chez Vallès ou Bonnetain mais aussi celles de l’enfant « petit animal » chez Rachilde qui commence à suggérer « des aspects plus troubles de l’enfance » (p. 48).

4Après l’analyse comparatiste de Anne-Laure Sévéno-Gheno sur les romans d’expression française et anglaise de la fin du XIXe siècle et « le jeu d’influences constant et fécond entre les romanciers français, anglais et américains » (p. 49), Michel Autrand se penche sur « le non-récit d’enfance » que constitue Poil de Carotte de Jules Renard. La vision de l’enfance que propose Renard se distingue en ce sens qu’elle refuse toute « la mystique de l’enfance » (p. 72), tout l’angélisme hugolien. Mais la dénomination de « non-récit » repose principalement sur deux points. Tout d’abord, la structure de Poil de Carotte échappe aux catégories génériques habituelles: ni roman, ni récit, ni recueil nous dit Autrand. À cela s’ajoute le fait que Renard « s’éloigne […] sciemment des souvenirs plus nuancés qu’il a pu garder de son enfance réelle » (p. 76) afin de recréer une nouvelle enfance « plus vraie ». Ce texte, méconnu ou réduit à une image très pauvre, en vient ainsi à occuper une place originale et différente de celles de France ou Loti par ces deux aspects. Ces deux auteurs font figure de modèle pour le jeune Proust. Et c’est ce qu’analyse Valery Dupuy dans son étude, qui vient clore cette première partie, démontrant cependant comment l’auteur de La Recherche du temps perdu se distingue « à la fois des romanciers traditionnels du XIXe siècle, mais aussi des auteurs de récits d’enfance admirés dans sa jeunesse » (p. 81).

5La première étude de cette deuxième partie porte sur Jean-Christophe de Romain Rolland. Claude Coste y analyse la fonction du moment de l’enfance dans le processus de formation de soi à travers l’approche des figures paternelles et de la quête de l’androgynie qui permet au personnage éponyme de « découvrir l’existence et la séparation de sexes » (p. 105). Stéphane Chaudier s’intéresse ensuite à Proust et « Combray » s’interrogeant sur l’écriture de l’origine. Il distingue deux voies d’accès à l’origine : celle de la mélancolie et de la perte que pourrait illustrer un auteur comme Modiano, et celle de la joie et du retour. Quignard et Proust viennent servir d’exemple à cette deuxième voie, même si comme le note l’auteur, « là où le premier pose l’existence de deux dimensions irréductibles de l’expérience, le jadis et le passé, Proust, lui, les articule » (p. 117).

6Les deux dernières études, celles d’Alain Goulet et d’Alain Schaffner envisagent respectivement les « Regards gidiens sur l’enfance », regards au pluriel car à la « croisée d’une double vérité existentielle : celle du Moi et de sa vérité d’une part […] celle de son désir d’autre part, qui fonde la vérité de sa sexualité » (p. 121) et « La Dame du Job d’Alexandre Vialatte, ou le récit d’enfance à l’école du vertige » où est prise pour guide de lecture du récit une phrase du narrateur « qui pourrait être la devise de tout récit d’enfance : ‘L’important n’est pas ce qui se passe, mais la façon dont ce qui se passe s’imprime en nous’ » (p. 136).

7Bruno Caratolo articule son étude « Le sujet de l’infans dans quelques romans entre 1930 et 1960 » autour de « la parole de l’enfance » à laquelle il oppose « la parole de l’enfant ». « La parole de l’enfance » analysée à travers des auteurs tels que Guilloux, Dabil ou Navel consiste en l’écriture d’un « nous », d’une voix où le souci de l’autre prime sur le souci de soi et qui se fait « porte-parole de ceux qui ne parleront jamais et demeureront toujours au stade de l’infans » (p. 168). A contrario, « la parole de l’enfant » fait surgir un « je » singulier qui vise à faire entendre la voix d’un enfant « considéré pour ses qualités individuelles et non comme partie d’un tout qui serait l’enfance » (p. 171). Les œuvres d’Henri Calet, de Jean Quéval ou de Marcel Arland viennent illustrer cette deuxième parole.

8Suivent les analyses de Françoise Rétif sur Beauvoir, de Mireille Hilsum sur le « mentir-vrai » d’Aragon et enfin de Francine Dugast-Portes sur Alain Robbe-Grillet. Cette dernière, qui clôt ce parcours à travers les Trente Glorieuses, constitue une transition évidente avec la partie suivante dans la mesure où « Nombre d’aspects des démarches artistiques contemporaines se trouvent chez Robbe-Grillet - telles cette dérision ludique de la narration, ce second degré systématisé » ou cette « valorisation du montage, du ‘sample’ représentée dans tous les arts » (p. 212).

9L’approche des récits d’enfance dans la littérature contemporaine s’ouvre avec le travail de Laurent Demanze qui s’intéresse aux textes de Pierre Bergounioux. Il y montre, entre autre, que l’écriture de l’enfance est le lieu d’une énonciation problématique car la parole de l’enfant est avant tout une impossible parole que l’auteur se doit de rapiécer, une parole prise dans un palimpseste parental qui impose « un travail sur la langue adulte, un travail de déconstruction des représentations majoritaires pour faire sourdre une parole mineure et minoritaire » (p. 220).

10Jacques Poirier, pour évoquer Graveurs d’enfance de Régine Detambel commence par s’appuyer sur des propos de Doubrovsky selon qui écrire l’enfance constitue un véritable défi voire même un paradoxe. De nombreux auteurs ont choisi les voies du détour, de la fiction ou du mythe pour dire cet âge (Leiris, Perec etc…). Mais Régine Detambel vient à privilégier « le peu, le neutre, le parcellaire […] pour retrouver seulement une image, une couleur ou une saveur » (p. 230). Ainsi, l’étude se porte sur « le fragmentaire » qui dit les instants, les clichés photographiques de l’enfance contre le continuum narratif rousseauiste; sur le « Il, le neutre, le banal », la troisième personne participant d’une neutralisation du dit; et enfin sur « les miroirs » que constituent les objets évoqués (« Le Taille crayon », « Le Double décimètre »…) puisqu’ils « valent […] comme métaphore de la mémoire » (p. 237).

11Après l’étude de J.-B Vray sur Le Miroir aux papillons de Patrick Devret, Anne Cousseau s’interroge, pour conclure cette partie, sur « l’épreuve de l’oubli et du silence ou le ‘parler mutique’ » à travers l’approche d’écrivains tels que Colette, Sarraute ou Larbaud démontrant que « L’infans scriptor dessine […] une figure majeure de l’écrivain contemporain, qui conçoit l’écriture comme la parole travaillée par le défaut de langue et le silence : celui qui ‘parle mutique, parle muet, guette le mot qui manque’ » (p. 261).

12Les perspectives générales d’Alexandre Gefen, de Danièle Méaux, d’Anne Chevalier et de Marielle Macé viennent étayer et compléter ces approches plurielles sur plus d’un siècle de récits d’enfance. Véritable cartographie du « genre », cet ouvrage révèle au lecteur l’évolution et les métamorphoses d’une écriture qui a su emprunter de nouvelles voies pour contourner l’aporie à laquelle elle était sujette, afin de rendre possible l’exhumation des enfances disparues.