Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mai 2022 (volume 23, numéro 5)
titre article
Amandine Gouttefarde‑Rousseau

Les archéologies terrestres & lunaires de Fellini et Pasolini

The terrestrial and lunar archaeologies of Fellini and Pasolini
Anne‑Violaine Houcke, L’Antiquité n’a jamais existé. Fellini et Pasolini archéologues, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « PUR‑Cinéma », 2022, 371 p., EAN 9782753585942.

1Le titre de l’ouvrage d’Anne‑Violaine Houcke consacré à l’exploitation des représentations de l’antique dans le cinéma de Fellini et Pasolini — L’Antiquité n’a jamais existé. Fellini et Pasolini archéologues — suffit à illustrer les relations complexes et dialectiques qu’entretenaient les deux cinéastes des années 50 à 90 avec l’Antiquité. « L’Antiquité n’a peut‑être jamais existé, mais il ne fait aucun doute que nous en avons rêvé », disait Federico Fellini. Pour ces deux hommes nés sur un sol habité par les traces romaines, dans une Italie fasciste qui a largement exploité et détourné ces vestiges à des fins de propagande, se réapproprier l’Antiquité revient à la rendre moderne et à lui faire dire tout ce qu’elle est en mesure de révéler de leur Italie contemporaine. Quelle antiquité, se demande Anne‑Violaine Houcke, les deux réalisateurs ont‑ils « inventée » — au sens où ils l’ont exhumée comme on est « l’inventeur » d’un trésor — et pour représenter quelle modernité ?

2A.‑V. Houcke, agrégée de Lettres Classiques et maîtresse de conférences en études cinématographiques à l’Université Paris‑Nanterre, y enseigne l’esthétique et la théorie du cinéma et des images. Ses travaux de recherches portent sur les modernités cinématographiques et les réinventions audiovisuelles de l’antiquité. L’auteure, familière du dialogue entre le monde ancien et le monde moderne, tisse avec maestria et finesse une poétique de la fouille archéologique autant que de la fouille psychanalytique, structurante de son ouvrage et propre à faire éclore des analyses à plusieurs degrés de profondeur, comme autant de strates archéologiques qui révèlent la richesse de la relation des deux réalisateurs à l’Antique. Elle propose d’abord d’explorer le domaine des « généalogies » ou les arrière‑plans éducatifs et culturels des cinéastes pour ensuite se plonger dans ce qu’elle nomme leurs « archéologies », autrement dit le modus operandi de chacun des réalisateurs et leurs points communs évidents pour mettre en lumière ce qui relève de la ruine — ruines antiques certes mais ruines qui leur sont également contemporaines. Cela lui permet d’étudier, autour du concept des « révolutions », au sens planétaire ou plus précisément lunaire du terme, la dynamique de ces retours cinématographiques dans le passé, d’un fascisme à l’autre puis autour de la figure irradiante de la lune — même la mise en page des Presses Universitaires de Rennes met l’astre à l’honneur sur fond nocturne — et de ses différents motifs chez les deux cinéastes. Elle propose enfin une réflexion sur les « visions » felliniennes et pasoliniennes ou le medium cinématographique lui‑même.

Dans l’humus de l’Antiquité fascisée

3Les premières réceptions de l’Antiquité dans la culture italienne moderne sont celle d’une société fasciste qui se pare d’attributs anciens comme d’un vernis. Cette appropriation d’une grandeur et rutilance antique, que les premiers péplums permettent de diffuser, demeure, dans leurs souvenirs, propre à écœurer Fellini et Pasolini qui n’ont pu échapper, puisqu’ils sont tous les deux nés dans les années 1920, à cet étalage creux d’une supposée convocation du passé. Épingler ces mises en scène mensongères de l’Antiquité est ce à quoi s’attèlent alors inéluctablement les cinéastes — comme dans la célèbre scène du banquet du Satyricon de Fellini qui montre la vanité de ce faste antique —, en se nourrissant de références paradoxalement très modernes, comme la psychanalyse freudienne et jungienne, l’ethno‑anthropologie mais aussi, chez Pasolini, la culture grecque antique et la poésie.

4Ces éléments, terreau fertile pour débusquer une Antiquité qui n’a jamais existé, invitent les cinéastes à montrer, pas seulement cette Rome ou Grèce antique réinventées et exhumées, mais les véritables ruines de leur pays, c’est‑à‑dire « tout ce qui aura été laissé de côté voire refoulé par le fascisme mais aussi par les gouvernements d’après‑guerre » (p. 92). Ainsi, A.‑V. Houcke range du côté de l’antique la mise en scène chez les cinéastes de ces marges populaires ou de ces barres HLM construites pour isoler le prolétariat, résolument modernes. En prenant appui sur une rhétorique de l’humus et de l’humilis, l’auteure conceptualise cette confrontation entre les représentations des ruines qui opposent en fait l’Italie fasciste à l’Italie des deux réalisateurs :

À l’archéologie dévoyée du sublimis — dans son discours du Capitole, Mussolini déclare que les « monuments millénaires de notre histoire doivent se dresser, tels des géants, dans une nécessaire solitude » — la modernité italienne, celle qui s’ouvre avec le néoréalisme, opposera l’invention — la mise à jour — de l’humilis. Il s’agit en effet d’attirer le regard sur l’humus. Au sens propre, l’humus n’est‑il pas cette partie de la couche supérieure du sol qui, formée de la décomposition de débris végétaux et animaux, en assure la fertilité ? Justement, cette archéologie‑là aura à voir avec les débris […]. (p. 91‑92)

5Ce qui apparaît ou réapparaît à l’écran, ce ne sont donc pas tant ces ruines que ce qu’elles ont caché durant les précédentes décennies. Les deux réalisateurs sont en effet mus par ce qui a été joliment appelé des « divergences parallèles » (p. 32), ce qui leur permet notamment de collaborer pour mieux infiltrer les milieux interlopes de la nuit, par exemple pour le film Les nuits de Cabiria, et mettre en lumière, comme autant de ruines modernes, la prostitution, les gamins des rues et leurs dialectes, qui ne sont rien de moins que les stigmates à la fois tragiques et belles d’une Italie qui n’a en fait jamais été peuplée des « géants » que Mussolini donnait à voir au monde entier.

Esthétiques archéologiques & explorations lunaires

6Les affinités artistiques et éthiques de Fellini et Pasolini s’accordent autour de visées communes, mais A.‑V. Houcke s’attache aussi à montrer l’esthétique propre à chacun qu’elle synthétise ainsi : Pasolini opère une « archéologie horizontale », tandis que Fellini procèderait à une « archéologie verticale ».

7Si ces esthétiques sont associées par l’auteure au domaine de l’archéologie c’est que, au‑delà de la mise en scène des ruines et de l’Antiquité, elles s’ancrent dans un rapport à la terre et à l’exploitation de son image et de ce qui en jaillit. Ainsi, Pasolini explore horizontalement le sol et met en scène les marcheurs — souvenons‑nous d’Œdipe Roi, entre autres, et de la longue marche d’Œdipe sur la route de Thèbes, dans un espace désertique —, les espaces vides avec des travellings et de longs panoramiques, mais aussi les peuples « archaïques » du Sud, c’est‑à‑dire ceux qui

existent encore dans le monde actuel, dans les pays du Tiers‑Monde et dans les classes subalternes du monde occidental, le sous‑prolétariat, le monde paysan, l’Italie du Sud, les populations des borgate romaines. Mais c’est justement parce qu’ils ne sont pas « de ce temps », qu’ils n’adhèrent pas au monde moderne, qu’ils peuvent aussi et surtout être « idéalement » nos contemporains, comme peuvent l’être des peuples disparus, antiques […]. (p. 128)

8Fellini, qui n’aimait pas voyager, préfère l’atmosphère sombre des studios de Cinecittà pour explorer ce sol en le forant, en y plongeant ses personnages comme dans des cavités originelles, afin, justement, d’aller, dans autant de labyrinthes de l’inconscient, en quête de soi.

Toute la poétique fellinienne d’invention de l’antique est là : partir des prétentions de saisie objective de l’antiquité (en partir, c’est‑à‑dire commencer par elles pour mieux les quitter), et s’enfoncer en soi, fouiller sa mémoire, viser l’inconscient individuel et collectif […]. (p. 174)

9Pour rendre parlantes ces esthétiques diamétralement contraires qu’elle fouille et examine avec minutie, A.‑V. Houcke juxtapose très judicieusement plusieurs vignettes de plans extraits de films de Pasolini et Fellini. En plus des très nombreuses références exploitées, ces planches colorées ajoutent au propos de l’auteure la véracité criante de l’image.

10Dans cette démarche de confrontation des univers poétiques, elle réserve enfin deux chapitres consacrés aux manifestations de « la voie de la lune ». Pourquoi la Lune ? Si l’on a parfaitement saisi avec quels outils d’archéologue Pasolini et Fellini gratte les sols de l’histoire de notre Terre, on ne doit pas oublier pour autant que ces créateurs ont vu dans la Lune une petite Terre en soi, riche elle aussi de nombreux cratères à explorer et entourée, surtout, d’un halo de mystère. Le poids de la culture psychanalytique et mythologique des deux réalisateurs est, dans ce topos cinématographique auquel ils participent en même temps que le monde découvre que l’on peut marcher sur la Lune, flagrant, puisque l’astre devient « la voie féminine, irrationnelle, charnelle, onirique, fantaisiste, fabulatoire, d’une résistance à la Raison toute‑puissante et paternelle » (p. 196‑197).

11On n’est donc pas étonné de voir qu’en plus d’être un élément de représentation commun aux deux cinéastes, l’image de la lune est comme diffractée de toutes parts. Des actrices emblématiques (Marilyn Monroe, Maria Callas), des personnages lunaires, des motifs communs partagent avec cette lune des liens qu’A.‑V. Houcke éclaire et illustre de façon convaincante, mais ces éléments incarnent aussi l’idée d’une révolution au sens littéral, celui du cercle dont la direction implique un retour. De la Lune, on voit aussi mieux la Terre et leurs habitants : leur corps, leur petitesse, leur sexualité, leurs artifices et par extension tout ce qui relève du clownesque. L’auteure rattache à cette poétique visuelle les personnages‑clowns présents chez Pasolini comme Fellini, mais également les enfants, qui partagent avec eux la liberté de l’instinct, ou encore la figure de l’ange. Cette catégorie de personnages qu’on pourrait trouver ex‑centriques ou ex‑centrés demeure en réalité très ancrée dans la terre tout en participant de cette révolution qui caractérise l’astre, car, comme A.‑V. Houcke l’affirme :

Le carnavalesque opère un court‑circuit entre l’humilis et le sublimis, par lequel le premier est voie d’accès au second. La terre, le bas, c’est‑à‑dire aussi l’enfoui, l’ancien, le passé, l’enfance, est l’humus où prennent vie et corps le sublime, le ciel, le présent et le futur. Il n’est pas anodin que les clowns felliniens et pasoliniens articulent ainsi l’humilis et le sublimis sous la forme d’un engloutissement qui prélude à une renaissance. (p. 279)

12Les corps malmenés et parfois monstrueux de ces personnages bouleversent ainsi la représentation classique du corps, attendu dans une pureté factice chère au fascisme ou au néocapitalisme, pour mieux s’incarner dans le présent, tout en proposant une vision moderne de l’homme, de son rapport à lui‑même, à son passé, sa propre face cachée, et à ce qui l’entoure.

L’union du marbre & du celluloïd

13En faisant appel à la figure de Gradiva, l’auteure étend la question de cette archéologie créatrice au principe du cinéma fellinien et pasolinien lui‑même. Gradiva est la figure d’un récit de Wilhelm Jensen, paru en 1903, qui, sous la forme d’un bas‑relief antique puis d’une hallucination, obsède un archéologue pour finalement lui évoquer ses propres souvenirs enfouis. En suivant le fil de cette « poétique gradivienne » qu’elle convoque, A.‑V. Houcke rappelle la nécessité de la fragmentation — dont l’emblème est, pour les deux réalisateurs, le Satyricon de Pétrone — comme condition de la réapparition de la Réalité « en train d’être aspirée, éradiquée, par le rationalisme, le conformisme, les mass medias » (p. 327). La puissance visionnaire du cinéma de Fellini et Pasolini consiste donc à faire émerger un état sous‑jacent qui confine à l’irrationnel et à l’hallucinatoire. Cette volonté de faire appel aux « visions » que le cinéma est capable de susciter dénonce, en ce sens, le formatage télévisuel qui éteint le feu de l’éveil du spectateur.

14Gradiva, la femme‑cinéma, telle que les deux réalisateurs la conçoivent est souvent incarnée à l’écran par des femmes et des actrices qui sont comme des apparitions, telle Claudia Cardinale dans Huit et demi de Fellini. En elles, les contraires se nouent — « louve et vestale, aristocratique et miséreuse, sombre et bouffonne » (p. 332) — de la même manière que, propose l’auteure, cette figure symbolique de Gradiva incarne la figure du cinéma lui‑même, propre à réunir « l’arrêt et le mouvement, la vie et la mort, l’illusion et le réel, le présent et le passé » (p. 327). Le rapport entre l’Antiquité et le cinéma serait alors cette capacité à « articuler le nouveau sur l’ancien, à rendre au passé son futur, en continuant de l’inventer dans le/au présent » (p. 290). A.‑V. Houcke termine ainsi en disant qu’avec le cinéma de Fellini et Pasolini « le celluloïd a pu trouver dans le marbre son alter ego » (p. 389), en opérant, avec les différentes ruines représentées, la création d’une vision hallucinatoire moderne mais néanmoins bien réelle.