Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Juin 2020 (volume 21, numéro 6)
titre article
Maëline Le Lay

La lecture comme thérapie

Reading as therapy
Isabelle Blondiaux, La littérature peut-elle soigner ? La lecture et ses variations thérapeutiques, Paris : Honoré Champion, coll. « Unichamp-Essentiel », 2018, 199 p., EAN 9782745348784.

1De la série des essais parus cette dernière décennie et consacrés à l’analyse d’un pan grandissant de la production comme de la perception et des usages de la littérature1 marquant un tournant vers une « approche pragmatique » de la discipline2, manquait le volet psychologique, permettant d’articuler le littéraire et le médical. Cette lacune est à présent comblée grâce à l’essai d’Isabelle Blondiaux, psychiatre et psychanalyste, auteure de deux essais sur Céline3, qui se propose d’analyser les « variations thérapeutiques » de la lecture et, partant, de la littérature.

2Si les deux termes figurent dans le titre, c’est que cette ambivalence entre littérature et lecture est au cœur de l’évolution de la bibliothérapie, discipline éminemment hybride et en mal de légitimité, qui constitue en fait l’objet principal de l’ouvrage. En effet, le terme de « bibliothérapie » recouvre une multitude de pratiques qui envisagent différemment le rapport à la lecture : selon qu’elle est médiatisée, triangularisée ou pas, par l’intervention du thérapeute, envisagée exclusivement pour les bienfaits supposés de l’acte de lecture en lui-même ou bien pour le potentiel transitif de la littérature. Par conséquent, le rapport à la littérature varie, lui aussi, considérablement d’une pratique bibliothérapeutique à l’autre.

3Après avoir proposé une archéologie des pratiques thérapeutiques de lecture corrélées à la psychothérapie (chapitres 1 à 4), l’auteure s’attarde davantage sur les liens qu’entretient la psychanalyse avec la littérature et la lecture des œuvres (chapitre 5) puis propose une réflexion épistémologique sur le statut de ces pratiques par rapport au milieu médical ainsi que sur leurs enjeux sociaux, éthiques et esthétiques (chapitres 6 à 8).

4Le panorama historique qui ouvre l’ouvrage et se décline tout au long des quatre premiers chapitres, nous apprend que le concept de « bibliothérapie » (bibliotherapy) est né dans les hôpitaux psychiatriques américains du début du xxe siècle, lesquels impliquèrent peu à peu les bibliothécaires dans le protocole de soin des patients. Le principe thérapeutique de cette bibliothérapie « informative » (c’est-à-dire prescrivant de la lecture « sur ordonnance ») a ensuite inspiré la « poetry therapy » qui émergea aux États-Unis dans les années 1920, puis la poéticothérapie développée en France dans les années 1940.

5Loin d’activer la capacité de la littérature à inscrire ses effets dans la durée (l’auteure développe à ce sujet une intéressante réflexion sur le temps diffracté de la cure thérapeutique, p. 145-152), ces deux thérapies par la lecture ne mobilisent que superficiellement le potentiel performatif de la littérature. En effet, si la bibliothérapie informative repose sur une approche strictement cognitive de la lecture, assimilant le livre à un pur ustensile, la biblio/poésie-thérapie parie sur la puissance de suggestion de la lecture et la mise en jeu des émotions à travers un processus en plusieurs étapes : identification-catharsis-insight, ce dernier terme étant le « moment de prise de conscience critique de soi » (p. 59). Dans la première thérapie, l’auteure considère que la littérature est « expropriée » (p. 106) puisque réduite à son statut de « chose à lire ». Dans la deuxième, la littérature serait « appropriée et instrumentalisée » (p. 106), selon le principe de la self-help literature fonctionnant sur la suggestion induite par les mots.

6Finalement, conclut l’auteure, « peut-être en raison de sa dette originaire à l’égard de la littérature » (p. 106), seule la psychanalyse échappe à ces usages « utilitaristes » de la littérature. Au moyen du transfert et de son analyse, elle-seule serait à même de restaurer une « médiation imaginaire susceptible de relancer le processus de symbolisation » (p. 106) et de dénouer in fine les blocages occasionnés par les traumas et autres blessures refoulées afin de « se réapproprier une vie subjective que des catastrophes intimes ont placé sous séquestre » (ibid.) Le chapitre 5, consacré à la psychanalyse, réserve de belles démonstrations de ce dénouement des blocages par la lecture et l’écriture, notamment chez Proust, I. Blondiaux s’appuyant assez largement sur l’étude psychanalytique que Karine Brutin a consacrée à l’auteur de la Recherche4. Vers la fin de l’essai, elle avance aussi une interprétation intéressante pour l’expliquer l’analogie fréquente entre lecture et rêve :

C’est parce que l’abolition du temps chronologique définit l’inconscient qui l’ignore, que l’expérience de la lecture a pu être rapprochée de celle du rêve et décrite comme étant à la fois un voyage temporel de retour dans le temps de l’enfance et une expérience de régression à des modes archaïques de fonctionnement. […] De fait la séquence ‘identification-catharsis-insight-action’ décrite par les praticiens de Biblio-thérapie renvoie précisément au mouvement de relance de cette dialectique temporelle, où c’est l’après-coup du temps logique qui, en faisant sens, permet l’inscription dans la durée. (p. 147)

7Quoique l’auteure ne fasse pas mystère de son penchant pour la psychanalyse en matière d’usages thérapeutiques de la littérature, elle ne se prive pas pour autant de discuter les usages qu’en font ses hérauts, tel Freud qui lui semble faire preuve d’une « mentalité de colonisateur » (p. 83) vis à vis de la littérature dans laquelle il ne voit qu’ « une réserve inexploitée de données sur l’inconscient qu’il revient au discours scientifique, le sien, celui de la psychanalyse, de mettre en forme » (id.). Un constat partagé du reste par bien des chercheurs regrettant le désamour actuel de la littérature (« la haine de la littérature », pour reprendre les termes de William Marx5), et son isolement regrettable des sciences humaines, notamment de l’Histoire comme l’a bien démontré Ivan Jablonka6.

8Il aurait, à ce titre, été intéressant d’étayer davantage le discours sur la « crise de la littérature » (auxquels les essais d’Yves Citton, Antoine Compagnon et Florent Coste, entre autres, tentent de répondre7) afin de pouvoir mettre davantage en perspective l’intérêt grandissant de telles approches de la littérature aujourd’hui (littérature transitive, transitionnelle, pragmatique en un mot), qui apparaissent en rupture avec l’ère postmoderne de « la mort de l’auteur ». La fin de l’essai mentionne ce courant (en citant essentiellement l’essai d’Hélène Merlin-Kajman) mais sans entrer davantage dans les détails, ce que l’on peut regretter.

9Pour autant, cet essai ne manque pas de densité, I. Blondiaux engageant constamment un dialogue intellectuel soutenu avec ses pairs, psychologues et psychanalystes, comme avec d’autres analystes de sciences humaines. Tout au long des chapitres 6 et 7, l’auteure discute longuement du « discours thérapeutique » contemporain — dans lequel s’inscrivent entièrement les pratiques thérapeutiques de lectures — analysé sans complaisance par la sociologue Eva Illouz (2008) puis nuancé par Piroska Nagy, historienne spécialiste des émotions au Moyen Âge, auteure d’une critique nourrie des deux principaux essais d’E. Illouz8 sur ce « discours thérapeutique9 ». E. Illouz, connue pour ses critiques acerbes du « développement personnel », met au jour dans le premier essai abondamment cité par I. Blondiaux, ce que la sociologue appelle un « nouvel ethos social », celui du « capitalisme émotionnel ». Le discours thérapeutique deviendrait alors une forme de doxa contemporaine, reposant sur « un corpus de savoir spécialisé et formalisé, et aussi un cadre culturel, qui oriente les représentations des perceptions de soi, des conceptions des autres, et génère des pratiques émotionnelles spécifiques » (p. 119). En somme, elle en fait le « parachèvement de la domination idéologique des États-Unis » (p. 124) qui tendrait donc à caractériser le nouvel ethos contemporain dominant dans les sociétés occidentales. Or P. Nagy rappelle dans sa critique l’existence d’une tradition introspective antique en Europe largement antérieure à la « culture psy » (selon les termes d’E. Illouz), grossièrement disséminée à travers les différentes strates médiatiques de nos sociétés, une pratique méditative qui a à voir avec l’ascèse chrétienne et qui a pu perdurer durant des siècles, de Platon à Saint-Augustin, jusqu’à l’émergence du sujet.

10Aussi, bien que reconnaissant que le succès grandissant des pratiques thérapeutiques de la lecture (ou du moins l’intérêt qu’elles suscitent, de la part d’un nombre d’acteurs variés) doive beaucoup à la domination de ce « discours thérapeutique » véhiculé par la nébuleuse du développement personnel épinglé par E. Illouz, I. Blondiaux accrédite la thèse de l’historienne des émotions en retenant de ce débat qu’il « […] n’est guère possible de comprendre ce que désigne le traitement à quoi renvoie la biblio/poésie-thérapie si on ne le rapporte pas aux origines dans la culture occidentale des pratiques thérapeutiques et à la manière dont elles ont contribué à affiner la différenciation des rationalités médicale et philosophique, notamment par l’intermédiaire de la notion de “souci de soi” » (p. 128).

11On le voit, cet essai fort riche doit sa principale force de frappe à la discussion de fond qu’il fournit sur l’épistémologie des pratiques de lecture thérapeutique. Son principal mérite est de poser, à l’aide d’outils essentiellement empruntés à la psychanalyse mais aussi à une connaissance éprouvée de la psychothérapie ainsi qu’à une fréquentation des philosophes, la question de leur effet réel, de leur impact et leurs enjeux thérapeutiques et esthétiques. Cette épineuse question (plusieurs formulations attestent de la difficile légitimité : « une catégorisation problématique » (p. 105), « une définition impossible » (p. 162) est affrontée sans relâche d’un bout à l’autre de l’ouvrage au moyen d’une analyse rigoureuse de leurs processus respectifs.

12Pour autant il me semble qu’une réflexion de fond sur la nature et les ressorts de la fiction, sur la théorie du récit, constitue une sorte de point aveugle de la démarche de l’auteure qui semble pourtant régulièrement l’effleurer, tourner autour, sans jamais vraiment s’en saisir. Les théories de Ricœur ne sont que rapidement abordées et l’on s’étonne de l’absence de travaux portant sur les enjeux philosophiques, sociologiques et esthétiques de la fiction, comme ceux de Thomas Pavel, Jean-Marie Schaeffer, Nathalie Heinich10, ou encore, des travaux de l’anthropologue Michèle Petit, pionnière en France des travaux sur la lecture (et qu’elle cite rapidement) avec l’historien, Roger Chartier11.

13Cet essai offre toutefois un point de vue singulier et donc très pertinent sur une approche « pragmatique » de la littérature dont l’intérêt dans les études littéraires ne cesse de croître, et qui est ici envisagée à travers une analyse solidement outillée et étayée des pratiques thérapeutiques de lecture. L’archéologie des ressorts cognitifs, idéologiques et socioculturels de ces pratiques met en lumière leur inscription incontestable dans la nébuleuse du développement personnel en en soulignant les risques de manipulation idéologique, mais nous invite également à les replacer dans une tradition antique de lecture comme ascèse et confessio (examen de soi), constitutive de l’avènement du sujet moderne.