Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Gilles Banderier

L’encre et la lumière : l’œuvre de M. Simonin

Michel SIMONIN, L’Encre et la Lumière, Genève, Droz, collection « Travaux d’Humanisme et Renaissance », n° 391, 2004, XX + 876 pp.

1Rendre compte de L’Encre et la Lumière sur un site Internet dévolu à la théorie littéraire ne va nullement de soi. Ce fort volume constitue en effet le testament scientifique de Michel Simonin, professeur au Centre d’Études Supérieures de la Renaissance (C.E.S.R., Université François-Rabelais, Tours), mort le 16 novembre 2000, alors qu’il n’avait pas encore cinquante-trois ans. À son décès, Michel Simonin laissait derrière lui une liste de publications impressionnante (nombreux sont ceux qui atteignent l’âge de la retraite sans avoir publié autant) et, devant lui, un nombre tout aussi impressionnant de dossiers ouverts et de projets à mener. La plupart de ces projets ne verront pas le jour et on ne peut que le déplorer. Or Michel Simonin n’était pas un homme qui attachait de l’importance à la théorie littéraire. Ce qui revient à dire que, pour lui, aucune vision préalable du monde, aucune idée préconçue, aucune construction de l’esprit antérieure, ne venaient s’interposer entre les faits et l’intelligence. Il ne fut donc ni marxiste, ni structuraliste, ni herméneute, ni théoricien de la réception, ni freudien, ni jungien, ni adlérien, ni quoi que ce soit d’autre. De même, aucune théorie, aucune synthèse, ne peut être dégagée de ses multiples travaux. Il savait trop bien que chaque cas est particulier et que, même pour le seul XVIe siècle, son cher XVIe siècle, aucune théorie ne viendrait rendre compte de l’œuvre d’écrivains aussi contemporains et aussi différents que Ronsard et Montaigne. Point de théorie, donc, ni en amont, ni en aval, mais une méthode, à la fois ancienne, éprouvée et féconde, comme on le verra. J’ignore si Michel Simonin eut quelque mouche du coche, qui vint le reprendre sur sa manière d’écrire l’histoire de la littérature. Son œuvre n’en constitue pas moins un formidable défi lancé, sans en avoir l’air, à tous ceux qui pensent que, hors de la théorie, il n’est point de salut. 

2Pas moins de quatorze pages préliminaires ont été nécessaires pour présenter la bibliographie raisonnée de Michel Simonin : plusieurs livres, écrits seul ou en collaboration, des éditions critiques, près de cent trente beaux et bons articles. Celles et ceux qui puisèrent dans ce trésor pour assembler L’Encre et la Lumière n’eurent donc que l’embarras du choix et il arrive souvent au lecteur de regretter que tel ou tel travail n’ait point été repris dans ce volume. Mais il y avait de quoi confectionner encore deux autres ouvrages de mêmes dimensions. Il n’est pas interdit d’y rêver… Dans celui-ci, la matière se trouve répartie en quatre sections, qui recoupent les centres d’intérêt de l’auteur : les conteurs, Ronsard, Montaigne et l’histoire du livre.

3Michel Simonin a publié son premier article alors qu’il n’était âgé que de vingt-six ans et il consacra ses premiers travaux (on n’ose écrire : ses travaux de débutant, car il fut très tôt en pleine possession de sa manière et de sa matière) aux conteurs ou aux adaptateurs en français de contes étrangers : Bénigne Poissenot, Pierre Boaistuau, Guillaume Bouchet, Noël du Fail, François de Belleforest (à qui il consacrera sa thèse de doctorat). Il n’est pas étonnant que Michel Simonin, qui était lui-même doté d’un enviable talent de conteur, se soit senti des affinités avec ces prédécesseurs lointains. Ses études lui ont été précieuses pour observer et tenter de comprendre la micro-société que constituent les écrivains de la Renaissance. Puis, après la prose un peu molle des conteurs, vint un poète énergique et inspiré, courtisan déçu et écrivain conscient de sa haute valeur, véritable miroir du XVIe siècle, de ses triomphes et de ses échecs : Ronsard. Michel Simonin participa ainsi à la nouvelle édition des Œuvres complètes dans la « Bibliothèque de la Pléiade », monument d’érudition ronsardienne.

4Des aspirations et des contradictions de Ronsard à celles de Montaigne, il n’y eut qu’un pas. Si Michel Simonin avait déjà beaucoup contribué à notre connaissance des conteurs et du « prince des poètes », il allait apporter des éléments plus décisifs encore sur l’auteur des Essais. En des années où le discours critique tend à tourner en rond, parce que toutes les vraies découvertes semblent pour ainsi dire déjà faites et qu’il ne reste donc plus, si l’on veut publier (condition sine qua non d’une carrière académique : publish or perish), qu’à appliquer des grilles d’interprétation toutes faites sur les œuvres du passé (on se reportera aux remarques de Louis Van Delft sur les critiques de Pascal, dans le recueil Croisement d’anthropologies, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2005, p. 345), Michel Simonin collectionna les trouvailles, grandes ou petites. La langue anglaise possède un terme intraduisible en français, la serendipity, qui désigne la capacité à faire des découvertes de valeur, non par le simple hasard, mais en vertu d’un don spécial, mystérieux, grâce auquel les découvertes heureuses sont comme attirées vers une personne précise. Ce don, Michel Simonin le possédait comme peu de gens l’ont jamais possédé. Rouvrant de vieux dossiers ou posant les questions sur nouveaux frais, il ne manquait jamais de découvrir, dans les bibliothèques ou les fonds d’archives, le document que personne n’avait vu. Si Michel Simonin ignorait superbement la théorie, sans la critiquer ouvertement, il pratiquait en revanche avec bonheur une méthode dont la fécondité apparaît bien dans ses articles : que ce soit sur Boaistuau, Ronsard ou Montaigne, il commençait par assimiler les œuvres, puis par lire tout ce qui avait paru, des travaux les plus en vue à la notule oubliée dans une revue d’érudition locale, de longue date disparue. Rien ne lui échappait et, lorsqu’il possédait pleinement son sujet, à la manière d’un chef d’orchestre connaissant une partition par cœur, capable d’y repérer la moindre fausse note, il avançait ses propres hypothèses, toujours fondées sur des documents anciens ou sur les rapprochements avec les usages du temps. Ses articles sur les éditions de Montaigne (1588 et 1592), sur l’exemplaire dit « de Bordeaux », sont véritablement des modèles, que les étudiants ou les aspirants historiens seront bien inspirés de lire – et de méditer.

5La quatrième partie du volume est consacrée à la discipline qui assure le lien entre les conteurs, Ronsard et Montaigne : l’histoire du livre. Par définition, cette science est rebelle à la théorie. Elle doit s’exercer au plus près de la réalité, au contact même des matériaux. On peut faire dire beaucoup de choses à un texte, y compris des choses qui feraient horreur à l’écrivain, mais on ne peut pas impunément plaquer de la théorie sur du réel quand on s’occupe de livres anciens. C’est une science de la minutie, du détail, une entomologie lettrée, chaque volume étant potentiellement unique, car, au XVIe siècle, l’imprimerie n’avait pas encore conduit à une standardisation absolue des produits. Les corrections en cours de tirage, les cahiers transposés, les cartons, sont autant d’éléments à prendre en considération. Or, lorsque nous lisons Ronsard ou Montaigne dans une édition moderne, fût-elle publiée à la Pléiade ou chez Droz, nous perdons un certain nombre de choses, par rapport aux lecteurs du temps. À la fin de sa brève existence, l’intérêt de Michel Simonin pour les livres anciens — qu’il collectionnait avec passion — allait le mener à d’ambitieux travaux, parmi lesquels la découverte d’un concept, celui de « politique éditoriale ». De nos jours, lorsqu’une maison d’édition renvoie son manuscrit à un auteur, elle assortit souvent son refus de considérations plus ou moins polies sur la ligne éditoriale suivie, le fait que cet ouvrage ne pourrait prendre place dans une aucune collection, etc. Mais quels étaient les rapports d’un Rabelais, d’un Montaigne, avec leurs éditeurs/imprimeurs ? Ceux-ci les sollicitaient-ils en fonction d’un projet cohérent ? Dans quelle mesure ces artisans contribuèrent-ils à mettre en lumière de jeunes talents ? D’ordinaire, on écrit l’histoire des imprimeurs pour lesquels on dispose d’un vaste ensemble d’archives (la maison des Plantin, à Anvers, par exemple). Il est moins usuel qu’on parte du catalogue dûment reconstitué d’une maison d’éditions, pour remonter vers une éventuelle volonté organisatrice qui eût présidé à la confection de ces objets. Cette notion de « politique éditoriale » est appelée à de féconds développements, grâce aux disciples de Michel Simonin et à de probables remises en cause (dues peut-être à d’autres disciples), mais on se doit d’en tenir compte. Ce qui, entre autres choses, frappe le lecteur qui vient de lire d’un bout à l’autre ou « à sauts et à gambades » L’Encre et la Lumière, c’est de voir à quel point Michel Simonin fut, pour reprendre le titre de l’autobiographie de Pär Lagerkvist, gäst hos verklighet, « l’hôte de la réalité », une réalité toujours plus belle, plus intéressante, plus complexe, plus triste également, parfois, que toutes les théories.