Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Février 2019 (volume 20, numéro 2)
titre article
Jean-François Duclos

Représenter l’eurêka

Azélie Fayolle et Yohann Ringuedé (dir.), La Découverte scientifique dans les arts, Champs-sur-Marne, LISAA, coll. « Savoirs en Texte », 2018, 218 p., EAN ISSN26474131.

1Signalons‑le d’emblée : la politique éditoriale du groupe de recherche Littérature, Savoirs et Arts (LISAA) est de mettre à disposition gratuitement et en format électronique l’ensemble des titres présents et à venir de ses collections. Les lecteurs s’intéressant à la transformation et aux représentations des connaissances dans les sciences humaines et dans les sciences dites dures peuvent donc visiter la plateforme d’édition électronique dédiée (http://lisaa.u-pem.fr/plateforme-dedition-electronique/). Ils y trouveront La Découverte scientifique dans les arts, premier ouvrage de la collection « Savoir en textes » publié sous la direction de Azélie Fayolle et de Yohann Ringuedé.

2La plupart des douze contributions rassemblées dans ce volume se concentrent sur le xixe siècle en France. Comme ailleurs à cette époque, on constate « à la fois le triomphe de la science » et « sa séparation d’avec les arts » (p. 20). L’idée même de la découverte scientifique comme événement repérable et susceptible d’être montré commence, vers la fin du siècle, à être remise en cause. La représentation artistique de la découverte savante se trouve alors tiraillé entre deux forces. D’une part, le savant est décrit comme un homme seul face à un mystère qu’il dévoile d’un geste. D’autre part, les réalités de la recherche tendent à faire du découvreur le simple chaînon d’un processus long, complexe et souvent orphelin. Comment, dans ce dernier cas, mettre en scène un moment qui n’existe peut‑être même pas (p. 20) ? Et s’il existe, comment formuler son « actualisation fictionnelle » (p. 13) ?

3La variété des supports artistiques pris en charge par ces études ouvre en tout cas très largement le champ des réflexions. Il y est en effet question, en plus des œuvres imprimées qui balaient plusieurs genres littéraires, de peinture, de statuaire publique et d’œuvres en verre. Sont mobilisés dans la communauté des savants comme dans celle des artistes les figures les plus illustres comme les plus oubliées. Les disciplines examinées se distinguent elles aussi par leur hétérogénéité. La paléontologie naissante croise la biologie, l’astronomie côtoie l’entomologie, et des principes scientifiques établis se comparent à des hypothèses considérées aujourd’hui comme farfelues1. Enfin, d’autres disciplines depuis disqualifiées rendent compte d’un siècle où les contradictions de ses habitants (les homo dixneuviemis, pour reprendre l’heureuse expression de Philippe Muray2) se révèlent au grand jour.

4La Découverte dans les arts propose trois directions principales à l’analyse. La première, intitulée « L’épreuve de la découverte, une expérience personnelle », pointe vers une poétique de la découverte en mesure décrire le moment d’un eurêka individuel vécu comme une révélation. La seconde (« Le découvreur et l’épidictique : entre pinacle et pilon ») s’interroge sur la dimension publique du découvreur, héros national dans la plupart des cas et souvent sacrifié sur l’autel de sa discipline. La troisième (« Découverte et imaginaire : inachèvement, subversion et canular ») permet, avec le recul du temps, de tracer la trajectoire épistémique de figures fascinées par l’imaginaire paranormal ou la fable. Chacune de ces parties rend compte de décalages entre les données objectives de la science et les manières dont l’art les représente.

Poétique de la découverte

5Quoi de plus extraordinaire qu’une découverte scientifique décrite comme un vif éclair de pensée arrachant de l’obscurité « une vérité cachée afin de la livrer aux hommes » (Fayolle et Ringuedé, p. 12) ? Ce moment de l’eurêka, promu au rang de coup de théâtre, fonctionne à la fois comme un dévoilement violent pour le scientifique et un basculement définitif pour l’ordre que l’humanité donne aux choses3. En se laissant ébranler par une compréhension nouvelle de la nature, le savant se fait en effet récepteur puis émetteur « d’une parole radicale qui ébranle tous les repères épistémiques de son temps » (p. 128). Il n’est dès lors pas étonnant que la littérature et les arts abondent jusqu’à la caricature de représentations où le savant se trouve traversé de ce brusque éclair « fondamentalement herméneutique » (p. 10).

6Dans l’ultime scène de La Recherche de l’absolu (1834), Balzac pousse jusqu’à l’extrême une telle tentation dramatique. Après des années de recherches sur la transformation de la matière quelconque en or, la dilapidation de sa fortune en vaines expériences, et la mise à rude épreuve de l’amour que lui portent ses proches, Balthazar Claës, sur son lit d’agonie, « crie d’une voix éclatante le fameux mot d’Archimède » avant de mourir « en poussant un gémissement affreux4 ». La découverte, brutale et héroïque est à plus d’un titre décrite comme foudroyante. L’eurêka désigne le moment de la résolution de tous les mystères, alors que le râle qui le suit annonce que ne saurons rien du trait de génie qui vient de traverser l’esprit du personnage.

7Zola, à l’autre bout du siècle (1893), fait du Docteur Pascal le représentant d’une communauté scientifique ayant pris conscience que la découverte ne constitue pas « le but mais le moyen » (Wanlin 39) de la connaissance. Cette connaissance, en avançant, expose ses vastes zones de mystère5 — si vastes même qu’elles menacent d’anéantir toute une vie de travail acharné. Ici, nul eurêka ne vient récompenser la recherche dans un ultime éclair de vie. L’autodafé des archives du docteur signale au contraire que pour découvrir (ou du moins imaginer) ce que recèle cette connaissance encore empirique, pas encore tout à fait élevée au rang d’une loi, il convient de lire les dix‑neuf volumes précédents du cycle Rougon‑Macquart6. Dans ces deux exemples, la mort sert d’épiphanie négative et muette à la découverte et place le récit sur deux régimes de connaissance opposés : l’ellipse à peine moqueuse dans le cas de Balzac et le résumé désespéré dans celui de Zola.

8La connaissance scientifique, pour l’artiste ou le romancier qui se charge de la mettre en scène, est avant tout une affaire de signe. Les formations discursives jouent tout autant sur ce que le lecteur est en mesure d’apprendre de nouveau sur la science que sur ce qu’au contraire la fiction est susceptible de lui cacher. Cette connaissance, ou cette absence de connaissance, doit se situer ou bien dans le domaine de la pure fiction (comme le Frankenstein de Mary Shelley ou La recherche de l’absolu de Balzac), ou bien dans le domaine épistémique acquis (la science naissante de la génétique chez Zola, même promise à une remise en cause), ou bien encore dans un entre‑deux qui exploite le savoir réel des faits pour donner à sa représentation une tournure extraordinaire et impossible à prouver. Quoi qu’il en soit, dans les deux romans que nous avons cités, il s’agit d’œuvres de fiction dont les attendus scientifiques, bien que non négligeables7, ne se trouvent pas au centre de la matrice fictionnelle. Les enjeux sont différents lorsqu’il s’agit de découvertes réelles et de découvreurs authentiques.

9De tous les « vrais » savants dont il est question dans La Découverte dans les arts, Pasteur émerge, et de loin, comme le plus visible. Le peintre Albert Edelfelt le figure dans son laboratoire, « à l’instant même où il est en train de comprendre le fonctionnement rabique » (première de couverture, p. 15). Sully Prudhomme, dans un sonnet qu’il lui consacre, fait du savant un Hercule moderne, un sauveur de l’humanité. Le verrier Émile Gallet, dans une œuvre commandée par ses collègues pour célébrer l’ensemble de la carrière du savant, élabore un vase à la grande complexité symbolique. Une dizaine de statues édifiées à Chartres, Vichy et ailleurs en France montrent un Pasteur en grand homme, entouré de ses instruments.

10Cyril Barde, qui consacre un chapitre à l’hommage de Gallet et Emmanuelle Raingeval, qui se penche sur la statuaire pastorienne, insistent sur le fait que l’inventeur du vaccin est le premier à comprendre la nécessité de la mise en scène de ses découvertes, et ce bien avant que la gloire s’occupe d’en diffuser l’importance8. La monstration de la découverte est contemporaine à l’acte même de trouver. Il s’agit en effet de présenter au public le caractère incontestable des preuves. « Le sociologue des sciences Bruno Latour relève que cette démonstration publique consistant à rejouer l’infection telle qu’elle se produit permet de différencier “l’invention de la découverte, l’artefact du fait de nature […]. Faute de cette liaison, Pasteur aurait un microbe qui fait des choses en laboratoire, et une maladie laissée à elle‑même à la ferme” », note Raingeval (p. 85). Une telle mise en scène a donc pour but de faire parler les faits dans une démarche que Latour et Michel Serres nomment traduction. La découverte, au lieu de créer un simple hiatus avec la connaissance existante, se présente non seulement comme une vérité inattaquable mais comme vérité crédible aux yeux de ceux qui, spécialiste ou non, dans les campagnes, chez les producteurs de vin ou de lait, de soie ou de bière, puis par extension dans tout le reste de l’humanité, doit voir pour croire.

11La traduction, premier acte de la diplomatie (un autre terme cher à Latour9), fonctionne chez Pasteur comme « “un théâtre de la preuve” où la découverte s’exhibe, se met visuellement en scène » (p. 112), anticipe les controverses et place la science sur un niveau d’efficacité immédiate. C’est sa victoire, obtenue sur le terrain. Pasteur, dans la mise en scène de son propre travail, transforme les faits en symbole, et vice‑versa. D’abord sous l’œil de son microscope, l’instrument le plus souvent associé, dans la statuaire, au découvreur de la rage, puis dans la chair même des malades, le savant « capte l’impalpable » (p. 116).

La patrie reconnaissante

12Le risque est grand qu’à proportion de l’importance de ses découvertes, le savant se voie décrit sur un mode épidictique, voire hagiographique. C’est bien sûr le cas de Louis Pasteur. La République n’a en effet jamais reculé devant le devoir d’exprimer sa reconnaissance au grand homme dont l’onomastique appelle presque naturellement à le montrer comme celui qui nous mène à la vérité (p. 16). « Bienfaiteur de l’Humanité, il jouit d’une conjoncture favorable à l’obtention de ses lauriers puisqu’il incarne la réussite d’une science orientée par l’idée de progrès en restant fidèle aux préceptes du positivisme d’Auguste Comte10 » (p. 82).

13Le chapitre que Magalie Myoupo consacre à Jules Michelet montre que, de manière plus générale, le portrait du savant, lorsqu’il se fonde sur la louange, est accepté comme une évidence (il ne s’agit pas de remettre en cause la véracité et l’importance de la découverte) mais évidé d’une grande part de sa substance épistémique. Car l’enjeu est ailleurs que dans la tentative d’expliquer les mécanismes du sens. Le savant découvreur est décrit par Michelet comme un être solitaire, nécessairement condamné par son génie à une forme d’incompréhension, et élevé en raison de cette incompréhension au rang de saint laïque11.

14La découverte devient aux yeux de l’historien « un évangile politique dissident » (p. 43) et les savants, dans le plus grand isolement, évoluent presque mécaniquement comme des « figures compensatoires » (p. 44). Coupés du profane, ils sont condamnés dans un premier temps (mais ce premier temps peut durer toute une vie) à s’opposer au cours des choses et des idées en vigueur chez leurs contemporains. C’est du reste, dans l’ordre hagiographique, leur fonction principale : être bousculés d’abord pour bousculer ensuite le cours du monde. Dans leur corps et dans leur esprit, ces précurseurs forment, pour Michelet, le miroir involontaire d’une culture qui ne se laisse pas si facilement repeindre sous les couleurs de l’inouï. Qu’il s’agisse de Paracelse, de Wilson (découvreur de l’individualité animale) ou de Jon Swammerdam, un schéma doloriste est tout tracé par le biographe. Leur rationalité est, par définition, d’abord inintelligible. « Telle une peau de chagrin inversée, un objet totémique, elle grossit à mesure que la vie de son détenteur s’amenuise, dans un mécanisme presque vampirisant » (p. 51). Les vies de savants que propose Michelet permettent de mettre au même niveau valeur épistémique et valeur morale. Et donc politique (p. 53).

15Dans ce cas, il n’est peut‑être pas étonnant de constater, comme le fait Myoupo, qu’une passion vers l’intérieur des choses leur est souvent fatale, comme si « les découvreurs des sciences de la nature font violence à une humanité qui refuse de se regarder elle-même » (p. 56). La vue sur les êtres vivants que confère le microscope ou le scalpel engendre une interrogation au moins égale à celle que procure l’examen de l’univers sous la lunette du télescope. Cette passion de voir semble, dans l’imaginaire de la représentation, ce qui rassemble une grande partie de la communauté savante. Nicolas Wanlin y repère tout à la fois le principe d’une pratique objective et la voie que se fraie une subjectivité d’ordre fantasmatique pour pénétrer le cœur des choses. Une passion scopique, scientifique et érotique — bref une libido sciendi — fait du savant, contre son gré, ou en tout cas sans qu’il puisse dominer complètement sa passion, une figure hantée par un désir complexe.

16À la mise en scène de la découverte et au portrait de celui qui en est l’auteur, succède la description d’un monde renouvelé par la connaissance. Ainsi la science acclimate‑t‑elle un nouvel imaginaire où les liens invisibles de la nature sont identifiés comme ce qui rattache les effets à leurs causes. L’avant et l’après de la découverte se présentent comme deux tableaux d’un même monde mais éclairés sous des jours radicalement différents. Les savants – comme les poètes – se font alors les « professeurs de billard », selon l’heureuse expression de Lautréamont12. Un tel « avènement de la visibilité » (p. 32) des lois qui gouvernent la matière, souvent obtenue par le calcul, fascine autant qu’il effraie. Et l’effroi qu’il provoque engendre souvent un rejet aussi bien de la chose elle‑même que de celui qui la produit. Dans « La comète », tiré de La Légende des siècles, Hugo fait de Halley une figure divinatoire et iconoclaste. En anticipant l’année du retour d’un corps céleste à proximité de la Terre, il met à mal tout ce que l’humanité sait de l’univers et tout ce qu’elle attend de lui en l’observant de ses yeux. Or « l’homme ne veut pas qu’on touche à sa terreur / Il y tient ; le calcul l’irrite13 ». Halley s’arroge ainsi le droit de connaître ce qui relève d’une musique réputée impossible à interpréter (« Ah ! vous ouvrez la porte ! Ah ! vous avez sa clé ! »). Hugo décrit le mathématicien comme accablé de reproches, vilipendé par ses pairs, insulté pour son outrecuidance divinatoire. En même temps, il retarde par la longueur de ces récriminations le moment où dans le poème (« Me voici ») apparaît, comme prévu, la comète. Dans l’exemple de La Légende des siècles, la découverte scientifique ne coïncide plus nécessairement avec le moment du savoir, ou plutôt, la durée entre la démonstration et sa preuve consigne le calcul au rang de l’hypothèse. « Le xixe siècle », souligne Wanlin, « marque le passage d’une science comme description du monde à une science qui serait la conceptualisation des structures invisibles du monde » (p. 32).

Heuristique de la vulgarisation

17De manière directe ou indirecte, toutes les contributions de La Découverte dans les arts insistent sur l’existence d’une forme de pacte épistémique liant la science et l’art, dont Michel Piersens a décrit ailleurs les grandes lignes pour la littérature. Il est certain, affirme‑t‑il, que « la popularisation de la science devient une véritable entreprise d’édification nationale, devenue croisade laïque et républicaine de la IIIe République, désireuse de faire de la science l’affaire de tous14 ». Cette entreprise se nourrit d’un « substrat plus profond […] responsable de la transformation [de la littérature] en une véritable machine cognitive » qui opère comme « une collection de boîtes noires […] : corps, psychisme, société, histoire, matière, cosmos, langage, désir, etc. » Le roman comme la science fonctionnent comme révélateur d’un réel auquel on aurait arraché à l’ordre naturel ses éléments les plus structurants. « Tout se passe comme si la science disait : tout est possible et vous n’avez encore rien vu », écrit Pierrsens, « tandis que la littérature, la bonne comme la mauvaise, proclame : tout est possible et nous allons vous le montrer ». La littérature invite à décrire et à comprendre les mécanismes physiques et biologiques qui régissent le monde, mais aussi à extrapoler et ainsi relancer, dans un désordre nécessaire, de nouvelles formes de l’imaginaire.

18S’agissant de la représentation de la découverte scientifique dans les arts, et plus spécifiquement dans les œuvres à vocation vulgarisatrice, le pacte épistémique se fonde sur l’élaboration de poétiques parfois contradictoires. L’exemple que propose Thibaud Martinetti est particulièrement parlant. Il concerne sur l’œuvre de Jean‑Henri Fabre dont les Souvenirs entomologiques cherchent tout autant à décrire qu’à extrapoler. Au lieu de confiner les faits avérés concernant les insectes à leur périmètre de vérité, Fabre, sans rien cacher d’un enthousiasme raisonné pour son sujet, soumet ses connaissances acquises au prisme de l’anthropomorphisme. Le monde animal ne forme alors qu’un pan d’un prisme bien plus large, qui inclut les humains. La découverte dont il est alors question se fonde sur des faits objectifs relatifs à la vie des insectes pour nourrir une réflexion plus conjecturale au sujet des Hommes. Réunissant « la poétique plurielle de la vulgarisation et la rigueur scientifique » (p. 60), Fabre favorise dans son écriture la présence combinée, parfois complémentaire, parfois incompatible, de ces deux régimes discursifs. Un tel mélange incite à la prudence épistémique pour les lecteurs d’alors comme pour ceux d’aujourd’hui. En s’appuyant sur l’ouvrage d’Yves Jeanneret, référence en matière d’écriture des savoirs15, et sur l’étude critique qu’a consacré Patrick Tort à l’œuvre de Fabre, Martinetti identifie — sans la juger de manière frontale — un glissement en direction d’un « sublime scientifique dont le but est d’interpréter le comportement des insectes tout en préservant l’étonnement produit par leur mystérieux instinct » (p. 61).

19Si épistémologie et poésie coexistent dans les Souvenirs, c’est que le xixe siècle n’a pas encore, du moins s’agissant de l’étude sur les insectes, fermement tracé de frontière entre les deux modes de représentation. Cette cohabitation ne va pas sans frictions. Pour Martinelli, Fabre préfère sacrifier dans son œuvre la nécessité de plus en plus pressante de fournir une connaissance ordonnée, selon une nomenclature reconnue par ses pairs. Il favorise plutôt une manière de voir plus analogique, qui s’attache à mettre en relation le comportement des êtres qu’il décrit plutôt que leurs traits morphologiques. De plus, au lieu de se plonger dans une bibliographie « dispendieuse », le savant adopte une méthode qu’il n’hésite pas à qualifier d’ignorante. Il résulte de cette approche qui n’exclut pas le plaisir de l’observation un « mode opératoire de la systématique » qui ne fait pas l’unanimité chez ses pairs d’alors, et encore moins ceux d’aujourd’hui (p. 68).

20Dans ce cas de figure, faire découvrir semble alors peser tout autant, voire davantage, que découvrir, et la science laisse progressivement sa place à une forme de sagesse qui n’hésite pas à se revendiquer d’un non‑savoir. « Savoir ignorer », affirme Bernadin de Saint‑Pierre dans ses Études de la nature(cité par Martinetti, p. 77) « pourrait bien être le dernier mot de la sagesse » — ou à tout le moins le dernier mot d’une science qui lutte encore contre l’idée d’une systématisation taxinomique de ses connaissances. « L’heuristique des Souvenirs », conclut Martinetti, « implique ainsi deux procédés complémentaires : la rhétorique du “merveilleux vrai” cherchant à établir la dignité de l’insecte par la révélation toujours étonnante de ses activités, et la découverte d’un instinct sublime qui étonne en renvoyant, à l’inverse, au non‑savoir » (p. 78).

21Le récit de découverte, dans un contexte de vulgarisation, oscille d’une manière quasi constante entre le dévoilement du réel et la mise en contexte de son énigme. Le pacte épistémique censé mettre en relation connaissance et représentation de la connaissance se trouve ainsi soumis à l’épreuve de la science elle‑même ou au contexte (artistique ou historique) dans lequel il est assuré. Le vulgarisateur du xixe siècle, tel que Christophe Garrabet en fait le portrait, n’hésite pas à distribuer éloges et blâmes au nom d’une vérité scientifique dont il estime être le défenseur. Quitte à faire d’une même figure — Kelper par exemple — l’incarnation de croyances contradictoires, à la fois astronome génial et astrologue naïf.

22La troisième partie de La Découverte dans les arts rassemble des exemples qui échappent au régime double de véridicité et de crédibilité. Les liens invisibles qui organisent la matière, lorsqu’ils se chargent d’une puissance sur la matière dont la communauté scientifique est incapable d’apporter la preuve, se trouvent, dans leurs représentations, soumis aux mêmes aléas de l’enthousiasme et du doute. Le chapitre qu’Émilie Pézard consacre au magnétisme décrit la manière dont les écrivains, Dumas, Balzac et Hugo en tête, prennent position. Et, plus important encore, la façon dont ces derniers, ayant pris position, s’arrogent une forme de pouvoir épistémique. La preuve n’est plus dans la science et racontée dans la fiction. La preuve est inscrite dans la fiction, cette dernière se portant garants, aux yeux des lecteurs, de véridicité de la preuve. Il suffit de lire pour y croire. « Avant même d’être visible », écrit Pézard, « le magnétisme doit être pensable » (p. 162). « Le salon mondain remplace le laboratoire » (p. 157), et « la découverte opérée par les personnages dans la fiction est conçue comme une preuve de l’existence du magnétisme valant hors de la fiction » (p. 158). Le magnétisme est rendu pensable, il faut faire preuve d’une bonne dose de mauvaise foi pour nier, selon cet ethos du découvreur romantique, l’existence de ce qui s’exhibe comme possible à longueur de romans.

23L’imagination constituant « la plus fondamentale des forces créatrices » (p. 167), il n’est pas étonnant que des écrivains comme Edgar Allan Poe s’en emparent. L’analyse de Jérémy Chateau montre pourtant que s’agissant de l’écrivain américain, le cheminement rationnel se fait presque à front renversée. La science policière confère à son inventeur Auguste Dupin une puissance de pensée semblable à celle du savant. À travers l’observation des indices et l’usage du raisonnement semblables aux lois de la statistique, le détective rassemble, compare, relie et repositionne les indices d’un phénomène de prime abord insondable. Il « ouvre la voie d’un nouveau champ épistémologique » (p. 174) dont on connaît la fortune. La surprise du lecteur vient du fait que Poe se soit rapidement éloigné de ce régime épistémique pour verser, au bout de trois énigmes résolues, vers des histoires dans lesquelles domine le magnétisme où « des personnages de scientifiques […] aspirent à démontrer » qu’un dialogue est possible avec le passé ou l’au-delà (p. 177). « La Vérité sur le cas de M. Valdemar », par exemple, offre l’apparence d’un scrupuleux exposé scientifique à propos de « l’applicabilité et l’influence du magnétisme exercé pendant sept mois sur le corps moribond d’un patient » (p. 180). Le « déterminisme absolue » (p. 182) dont fait montre Poe s’applique donc sur un domaine de connaissance impossible à prouver. La nouvelle intitulée « Eurêka » va jusqu’à remettre en question les théories formulées par Newton ; elle est dédiée « à ceux qui sentent plutôt qu’à ceux qui pensent » (p. 183). Au final, ce sont les figures symétriques profondes, invisibles à l’œil, mais bel et bien improuvables par la science, indémontrables par la religion, qui révèlent au lecteur une Beauté semblable à un point de singularité. « Tout s’achève », constate Chateau, dans ce « périlleux mélange disciplinaire, entre littérature et science » où la découverte scientifique se transmue poétiquement (p. 186).

24La machine cognitive s’emballe en littérature lorsqu’elle cherche à former une série fermée, close sur elle‑même et contenant sa propre logique épistémique. Les deux derniers chapitres de La Découverte dans les arts s’attardent sur de telles situations ou l’extravagance des prémices narratives est paradoxalement garante d’une forme d’authenticité fictionnelle. La découverte scientifique vaut alors moins pour sa valeur épistémique que pour sa force explicative. Nous sommes au seuil d’une science‑fiction qui ne dit pas encore son nom. Camille Flammarion projette son imagination en direction d’une fin du monde provoquée par la percussion d’une comète avec la Terre (mais « les mondes ne finissent pas par accident », apprendra-t-on, « ils meurent de vieillesse », p. 200). L’astronomie se fait alors spéculative. Elle « dépasse les formules mathématiques pour réfléchir aux destinées de la Terre, de l’homme et de l’esprit tout en décloisonnant les disciplines » (p. 201). Dans l’analyse du très peu connu conte « physiologique » La Légende de l’orang-outang, Henry Beaunis imagine sous le pseudonyme de Paul Abaur l’existence d’un langage (et avec ce langage d’une culture orale) chez cette catégorie d’animaux. « Passage obligé des études d’anatomie physiologique » l’orang‑outang devient, à la fin du xixe siècle, l’objet d’une curiosité intense de la part de la population d’Europe de l’Ouest. Le texte de Beaunis passe par le filtre d’une analyse philologique et phonétique d’habitude réservée à l’analyse linguistique comparative pour rejoindre, sur un mode logophilique analysé par Piersens, le corpus des œuvres bizarres — mais fascinantes — aux confins de la science et de l’imagination16.


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25Cet ouvrage, qui s’inscrit dans un champ d’étude de plus en plus fourni, rassemble des réflexions autour d’une parole (« eurêka ! ») qui se révèle, au final, beaucoup plus ambiguë que prévu. La « déliaison » de l’art et des sciences, au cœur du xixe siècle, semble pointer vers un glissement paradoxal. Plus l’écart se creuse entre ces deux formes d’expression, plus le savant semble évoqué comme poète et ses découverte le résultat d’une poétique. Ce terme, dont l’emploi original pointe vers l’étude et la théorisation de la création, mais qui s’est progressivement spécialisé, il se pourrait alors qu’il fonctionne de manière pertinente pour décrire l’acte de découverte et sa représentation.

2610  « La profusion de sujets abordés et leurs mises en application rapides dans le milieu agricole et industriel, puis pour les épizooties et la santé humaine, lui permettent d’accéder au titre de « Bienfaiteur de l’Humanité ». Sa renommée mondiale fait de lui un personnage de légende » (Raingeval p. 83).