Acta fabula
ISSN 2115-8037

2003
Automne 2003 (volume 4, numéro 2)
titre article
Sophie Feller

Transcendance du style: la diction comme fiction

NOILLE-CLAUZADE Christine, L'Univers du style. Analyses de la rhétorique classique, Metz, Publication du Centre d'Etudes Linguistiques des Textes et des Discours, Université de Metz, Faculté des Lettres et Langues, coll. " Recherches textuelles ", numéro 5, 2003, ISBN : 2-909-49821-2, 19,80 Euros

1Le titre de l'ouvrage de Christine Noille-Clauzade est annonciateur de tout un programme : c'est le style — et plus précisément l'univers du style, précision qui a son importance, qui l'a intéressée. La seconde partie de ce titre, quant à elle, précise l'objet sur lequel elle a travaillé, à savoir la rhétorique classique. Style et rhétorique donc, voilà deux termes qui placent cet ouvrage dans une lignée de travaux dont l'auteur se réclame d'ailleurs elle-même, de Marc Fumaroli à Gérard Genette en passant par Michel Charles.

2Le projet visé est clairement exposé dès l'introduction : il s'agit de réinterroger la notion de style et de jeter les bases théoriques d'une nouvelle définition de celui-ci, définition polémique, en ce qu'elle serait anti-esthétique et non formaliste ; c'est dans cette perspective que l'auteur s'est appuyée sur les analyses de la rhétorique classique : " le présent travail a surtout l'ambition d'accorder un intérêt à la rhétorique classique qui prenne méthodiquement le contre-pied des préjugés esthétiques et des impensés théoriques de notre culture du texte " (p. 9).

3L'enjeu cependant est tel que l'auteur a étendu ses recherches à trois théories historiquement distinctes pour la compréhension de la rhétorique : le système aristotélicien, l'âge classique bien sûr et enfin les approches genettiennes. Dans chacune de ces théories trois angles d'argumentation se distinguent pour définir le style : le rapport des mots aux choses qui pose la question de la vérité (champ de la logique) ; les procédés de fabrication (domaine du poïétique) ; et enfin le rapport du discours à ses effets qui nous place dans la perspective de la réception du discours et de sa lecture (espace de la rhétorique proprement dite).

Relecture d'Aristote

4Le plan chronologique de l'ouvrage permet de prendre la mesure des retouches successives subies par la rhétorique, d'Aristote à la critique récente. La première partie est ainsi consacrée au philosophe du Lycée : la réévaluation d'Aristote passe par l'étude de trois ouvrages : De l'Interprétation, la Poétique et la Rhétorique III. Elle permet de replacer l'analyse du langage menée par Aristote dans sa perspective première, c'est-à-dire la description de l'organon, l'organe de raisonnement de cet animal, justement dit raisonnable, qu'est l'homme. C'est alors autour de l'hermeneia, conçue non comme interprétation mais comme procédure du choix des signes pour signifier, que s'organisent les trois dimensions du langage : logique, poétique, et rhétorique.

5Une relecture approfondie des textes permet à Christine Noille-Clauzade de réévaluer des notions fort connues (mais non pour autant nécessairement bien connues) du système aristotélicien, telles la lexis ou la mimesis, ainsi que de (re)préciser les bases théoriques de la tropologie et de la figuration. Ces dernières sont en effet au coeur de l'articulation, non seulement de la logique et de la poétique, mais également de la poétique et de la rhétorique, suggérant ainsi qu'il serait vain de s'en tenir à une analyse des procédés d'écriture comme indépendants de toute réception du langage. C'est en cela que cette relecture permet de contrer une lecture post-kantienne et moderniste :

" relire Aristote apparaît à la fois motivé par une exigence théorique et une nécessité méthodologique : sans céder à la vaine utopie d'une approche non moderniste du Philosophe — puisqu'autant la lecture proposée ici même est littéralement post-kantienne -, accepter de prendre en compte les points de résistance que la conception aristotélicienne du langage oppose à notre attente, à notre connaissance moderniste de la poétique et de la rhétorique, s'avère un parti-pris méthodologique pour mesurer la richesse argumentative de la rhétorique classique autrement qu'à l'aune de l'esthétique, pour élaborer des outils théoriques, des instruments conceptuels qui permettent de repérer et d'analyser une évolution non kantienne de la rhétorique des passions vers une pathétique de l'art dont les diverses implications quant à la compréhension du style et de la fiction n'ont pas toutes été balayées par l'esthétique moderniste " (p. 23-24)

6La triple argumentation aristotélicienne ainsi dégagée sera ensuite confrontée par l'auteur à la réflexion sur l'art de parler menée notamment par Bernard Lamy au XVIIe siècle ; Christine Noille-Clauzade distingue alors ce qu'elle appelle

" trois logiques de raisonnements sur le langage : une logique représentationnelle qui, considérant les mots comme signes des choses, étudie le langage en termes de vérité et le soumet à un jugement logique ; une logique poïétique qui conçoit le discours en termes de fabrication et de figures, posant une distinction forte entre art et monde, plaisir du regard et domaine de la pratique ; enfin une logique rhétorique, qui considère le langage sous l'angle de son efficacité pratique. Chacune de ces logiques de raisonnement sur le langage aboutit alors à un idéal stylistique extrême — un idéal de transparence pour l'analyse représentationnelle, un idéal de naturel pour l'analyse poïétique, un idéal de manipulation du lecteur, de soumission de la réception à la production pour l'analyse rhétorique " (p. 55).

La dérive de l'analyse classique du discours

7La seconde partie de l'ouvrage est consacrée à l'analyse classique de la rhétorique : elle revient d'abord sur l'enjeu même de celle-ci et sur sa mise en scène à partir notamment du modèle cartésien. La réflexion sur le langage se veut alors épistémologique : il s'agit d'exposer non les techniques d'écriture en elle-mêmes mais un savoir fondamental qu'est la théorie du langage. Or l'étude des mises en scènes de l'analyse de l'art de parler à l'âge classique révèle bien des dysfonctionnements quant à l'analyse elle-même : au-delà des exigences cartésiennes d'ordre, de clarté et de simplicité du discours, se dessine un nouvel horizon d'attente ; il ne s'agit plus seulement en effet de s'adresser aux seuls maîtres enseignant l'art de parler mais à toute personne souhaitant s'instruire à ce sujet. En d'autres termes l'analyse inclut désormais le mondain dans ses destinataires. Or ce changement d'orientation s'avère fondamental pour saisir les dysfonctionnements de l'analyse que les chapitres suivants vont s'efforcer d'expliquer.

8Le chapitre 3 en effet enregistre et justifie cette " dérive de l'analyse " qui aboutit dans le discours classique à l'aveu d'" un je ne sais quoi " révélateur. Christine Noille-Clauzade voit dans l'anthropologie augustinienne le fondement d'un telle tension :

" si l'usage pervertit ainsi l'analyse logique du signe — alors qu'il n'entraîne aucune perturbation dans l'argumentation rhétorique traditionnelle, de Quintilien à Vaugelas —, c'est précisément en ce qu'il relève d'une interprétation morale du discours, en rapport aux moeurs de l'auditoire et de l'auteur, et qu'il se heurte ainsi à la procédure de théorisation jusqu'alors dominante " (p. 116).

9C'est en effet la prise en compte des possibles destinataires du discours qui va infléchir son analyse ; le chapitre 4 distingue deux catégories de ces destinataires : le groupe des analystes proprement dit (dont beaucoup se trouvent au sein de Port-Royal et inscrivent donc leur propos dans le cadre de l'anthropologie augustinienne) et le public mondain. On assiste ainsi à une socialisation du rapport au texte qui vaut autant, selon l'auteur, pour l'écriture que pour la lecture.

De l'art de parler selon Bernard Lamy

10Une fois ce constat d'une dérive analytique enregistrée, il restait à l'auteur à en observer les marques au sein même de l'analyse classique du discours : c'est l'objet de la troisième partie qui revient notamment sur la notion de " figure " au centre de nombre de considérations sur l'art de parler et sur la rhétorique au XVIIe siècle. L'étude, qui s'appuie ici tout particulièrement sur La Rhétorique ou L'art de parler de Bernard Lamy (dont C. Noille-Clauzade a donné par ailleurs une édition critique : Champion, coll. " Lumières classiques ", 1998), reprend le plan qu'elle avait préalablement établi et se divise en trois chapitres reprenant chacun successivement les trois logiques d'argumentation représentationnelle, poïetique et rhétorique dégagées plus haut.

11La première — objet du chapitre 5 — est appréhendée à travers la métaphore picturale qui, comme le rappelle l'auteur,

" est au centre d'un ensemble de réflexions qui, au XVIIème siècle, subordonnent l'art de parler à l'art de penser, affirment la primauté des choses sur les mots, l'adéquation idéale — jusqu'à leur oubli — des verba avec les res, et constituent ce qu'il convient proprement d'appeler — comme la métaphore nous y invite — une doctrine de la représentation " (p. 159).

12Mais la dérive de l'analyse classique va plus loin en ce qu'elle va jusqu'à inverser le rapport res/verba, les premières se subordonnant aux secondes qui seules permettent d'y accéder — jetant ainsi les linéaments d'une saisie poétique du monde :

" l'enjeu est ici de taille : dès lors que l'activité de figuration est seule première, partout présente dans le domaine du discours, rien n'autorise à postuler l'existence d'un état non figural, pré-verbal des res, tant au niveau de la pensée que du réel qu'elle est censée réfléchir " (p. 191).

13L'analyse logique du langage ne saurait ainsi se distinguer entièrement de son appréhension poïétique, pas plus que cette dernière ne saurait — nous allons le voir — se passer d'une approche rhétorique de l'art de parler.

14De même que l'argumentation représentationnelle est abordée par le biais de la métaphore picturale, l'argumentation poïetique est quant à elle étudiée dans le chapitre suivant par le biais de la métaphore musicale. L'harmonie se révèle alors symptomatique de la superposition qui s'opère entre l'exigence de justesse et de clarté dans la composition d'une part et le travail de réception de cette composition d'autre part ; autrement dit entre l'analyse poïetique de l'art de parler et son versant rhétorique. On passe alors de l'appréhension décortiquée du discours à une approche d'ensemble, sur le modèle du morceau musical, d'une lecture d'examen à une lecture d'assentiment, préparant la voie à la réintégration du plaisir du lecteur.

15Il reste alors à articuler une doctrine de la représentation sur une approche rhétorique du discours, comprise comme prise en compte de ses effets et de sa visée persuasive. De la question du vrai nous glissons ainsi vers la notion de vraisemblable ; en effet,

" si la doctrine de la représentation définit la vérité comme conformité des mots aux choses, la doctrine rhétorique l'associe à une efficacité irrésistible, à une force à laquelle l'interlocuteur ne saurait résister : il existe un pathos du discours vrai, qui impressionne et émeut, ébranlant le coeur tout en s'imposant à l'entendement " (p. 247).

16Dès lors tout discours devient l'expression d'un caractère, plus encore que le fruit d'une technique de production des énoncés.

" Le primat de la visée persuasive sur la représentation rappelle ainsi que seule la doctrine représentationnelle héritée de la logique a introduit la question de la vérité dans la conception classique du discours, et que la démarche inhérente à la rhétorique ne situe pas en son centre la frontière entre le vrai et le faux mais saisit l'homme dans son rapport aux autres, dans les modes d'influence qui sont les siens, et spécule contre la liberté toujours possible, l'irréductible altérité de celui qui écoute, en vertu de quoi elle identifie d'une point de vue fonctionnel la vérité pathétique et le vraisemblable " (p. 254).

17Là encore les réaménagements ainsi opérés par l'analyse classique de la rhétorique portent non seulement sur l'écriture mais également sur la lecture ; ils

" s'insèrent ainsi dans un mouvement général, qui enregistre le déplacement du pouvoir culturel, des auteurs vers les lecteurs, des autorités vers le libre-arbitre du coeur et de la raison : telle est sans doute la leçon à retenir de la Querelle des Anciens et des Modernes, et l'on y peut voir la limite la plus critique imposée à l'empire de la rhétorique. Car à cette enseigne, la rhétorique se mue en une description pathétique de la lecture, en une critique de sympathie " (p. 267)

18Les trois logiques d'argumentation de l'analyse classique de l'art de parler ainsi reprises, il reste à l'auteur à revenir dans un dernier chapitre de cette troisième partie sur la définition classique du style avant de pouvoir jeter les linéaments d'une nouvelle définition de celui-ci aujourd'hui. De fait, l'ensemble des dérives analytiques étudiées amène les analystes classiques à définir le style par son effet de liaison : " l' ‘‘uniformité'', la qualité de la liaison — le legato cher à Stendhal —, caractérise la définition ultime du style qu'élabore la rhétorique de Lamy. Le thème de la liaison marque en vérité le passage d'une description rhétorique de l'effet à une interprétation augustinienne en termes de vie ou d'animation " (p. 283). Dès lors, " le style n'est plus l'instrument de l'artisan, il est l'expression irrépressible d'un caractère ou d'une pensée " (p. 283). Le style comme expression d'une pensée, voilà qui explique et justifie notamment le changement de statut de l'auteur que l'on voit s'opérer au XVIIème siècle.

Du style comme univers de diction

19Mais si les études menées dans cette troisième partie sont en elles-mêmes riches d'apports méthodologiques et de précisions théoriques fort intéressantes au regard des études sur la rhétorique classique, elles ne constituent pour l'auteur qu'un travail préalable à l'esquisse d'une nouvelle définition non formaliste du style qui prend place dans une quatrième et dernière partie. Christine Noille-Clauzade propose d'ailleurs d'emblée de parler non de style mais d'univers de diction. Pour justifier cette formulation, elle reprend les analyses genettiennes du style pour mieux préciser l'enjeu de sa propre définition. Genette, à partir des notions d'exemplification et de dénotation proposées par Goodman, a déjà parcouru un long chemin dans la redéfinition du style mais semble s'arrêter à une appréhension esthétique de celui-ci ; or notre auteur s'efforce d'aller plus loin encore et sur le modèle de la dérive de l'analyse classique veut dépasser une définition technique et formaliste du style pour l'appréhender en transcendance et y voir l'expression de l'univers de l'auteur ; le mot " univers " que nous signalions, dans le titre de l'ouvrage, comme précision d'importance, prend ici tout son sens : il permet d'évoquer le style en termes d'univers de diction, en termes de " fiction dictionnelle ".

20Fiction, diction, style : voilà des entrées qui nous replacent dans un débat théorique et méthodologique dont Fabula s'est fait l'écho dans son Atelier de Théorie Littéraire. La diction comprise comme fiction semble bien être ici un " désir critique " – pour reprendre la formule de M. Macé – de Christine Noille-Clauzade, désir qu'elle s'est efforcé de théoriser au travers de son enquête sur la rhétorique classique. Pour elle, il convient de postuler que l'écriture est expression – expression d'une intériorité et d'une réflexion – et que c'est en cela que " l'univers de diction est une des fictions, un des mondes dotés d'une existence en transcendance qu'engendre l'ensemble des énoncés textuels " (p. 359).

21Nous regretterons sans doute que le débat théorique autour de la notion de fiction ne soit ici qu'esquissé mais une telle définition n'en est pas moins en accord avec le but ultime que s'est fixé l'auteur : il s'agit " [de] légitimer dans leur spécificité esthétique les critiques d'auteurs et les doctrines artistiques " syncrétiques " et " transversales " dont on a vu la logique d'apparition à une époque où, précisément, l'analytique est en difficulté ; mais aussi justifier d'un point de vue théorique la validité d'études non sémiotiques du style " (p. 355). Dès lors, la notion d'agrément développée dans l'analyse classique s'oppose à la définition kantienne du plaisir comme satisfaction de l'esprit et " la conception pathétique de l'art amène le spectateur et le critique à insérer la réaction aux oeuvres non pas dans une épistémologie des perceptions, selon la faculté qu'elles mettent en jeu pour appréhender le monde, mais dans le domaine de l'action, de la praxis " (p. 363). Voilà qui redonne au lecteur que nous sommes son entière liberté.