Acta fabula
ISSN 2115-8037

2003
Automne 2003 (volume 4, numéro 2)
titre article
Boris Lyon-Caen

L’esprit de collection

Dominique Pety, Les Goncourt et la collection. De l’objet d’art à l’art d’écrire, Genève : Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2003, 420 p., EAN 9782600008488.

1La conjoncture est aux hybridations. Au sein des études dix-neuviémistes, la critique littéraire s’ouvre plus que jamais à l’histoire culturelle — et le fait, comme dirait notre ministre de l’Intérieur, « de manière décomplexée ». Après la belle thèse de Marie-Ève Thérenty concernant l’influence du journal sur l’écriture romanesque sous la Monarchie de Juillet (et en attendant celle d’Agathe Lechevalier touchant aux rapports entre la pratique théâtrale et le genre romanesque en 1830), la thèse de Dominique Pety met en relation la question de la collection et l’esthétique des Goncourt. Ces deux objets se prêtent assurément, il est vrai, à pareille interrogation : les frères Goncourt furent tout à la fois des amateurs d’art et des hommes de lettres — et la collection est inséparablement pratique culturelle, schème mental et configuration esthétique. Les auteurs de L’Art du xviiie siècle et de La Maison d’un artiste ne consacrent-ils pas, selon l’expression de Paul Bourget, « l’influence naissante de l’objet d’art sur la littérature » ?

2Grâce soit rendue aux éditions Droz qui, à l’instar des éditions Champion, laissent les thèses dans leur jus... Tout juste sorti de son œuf (l’Université Paris-III), disons-le d’emblée, le travail de Dominique Pety respire l’esprit de sérieux. Les notes de bas de page y sont légion, le paragraphe calibré, le style académique, et la réflexion conduite de façon rigoureuse. Chose toujours remarquable et parfois déprimante, l’auteur a tout lu : l’intégralité du corpus critique relatif aux textes des Goncourt (depuis le grand-œuvre de Robert Ricatte jusqu’aux travaux de Jean-Louis Cabanès et de Bernard Vouilloux), mais aussi la masse des études sur la collection (depuis la réflexion de Walter Benjamin jusqu’aux travaux de Krzysztof Pomian, dont le doux prénom n’est jamais écorché). Au chapitre des références, on notera en passant que, sur fond de tropisme anglo-saxon caractérisé (Francis Haskell, Janell Watson, Werner Muensterberger), l’ombre de Philippe Hamon plane sur de nombreuses pages de l’ouvrage. Érudit et opiniâtre, particulièrement fouillé, Les Goncourt et la collection constitue désormais un maillon essentiel des études sur l’œuvre d’art et son « architecture ».

Où la collection entre en « scène »

3De fait, « ce travail dépasse les cadres traditionnels de l’étude littéraire stricto sensu et de la monographie » (p. 18). La première partie, très largement contextuelle, en est assez hétérogène. L’enquête historique rigoureuse de Dominique Pety y retrace successivement la constitution même de la collection des Goncourt, les linéaments du discours tenu par le xixe siècle (et par le Journal des Goncourt tout particulièrement) sur ce que Pierre Larousse appelle en 1868 la « collectionnomanie », et l’essor de la décoration d’intérieur dans le dernier tiers du siècle : commandée par les principes d’emboîtement et de juxtaposition, la maison-musée est « un ensemble statique et clos, mais animé d’une dynamique interne, qui compose les objets en unité organique, qui déploie la richesse de chacun d’eux selon un rythme cyclique ». (p. 152) La deuxième partie, plus minutieuse encore, « passe du plan de la collection à celui du livre » (p. 22). Il y est question de la représentation du personnage du bibliophile, du traitement du livre comme objet d’art (et comme pièce de collection), de l’espace de la bibliothèque (espace de classement, espace métaphorique aussi) ; le chapitre VII, qu’un plan tripartite écarte malencontreusement de la partie suivante, explore l’écriture même de la collection, c’est-à-dire le rôle de suture que le texte des Goncourt lui prête : à la collection modélisée dans La Maison d’un artiste, il incombe en effet de combler les manques, multiplier les liens, maîtriser le temps et « s’ouvrir à l’autre ». (p. 235)

4La troisième partie est sans doute la plus homogène et la plus stimulante de l’ensemble, pour qui s’intéresse au sort esthétique du paradigme « collection ». Intitulée « L’écriture artiste », elle comporte deux chapitres très aboutis, « l’un synthétique et théorique, l’autre analytique et chronologique ». (p. 291) Le chapitre VIII analyse

5refusant de réduire la collection à une économie du manque et à une « logique de l’indice » (Bernard Vouilloux), D. Pety y voit un idéal formaliste, transformant l’éventail des traces et des perceptions sensibles « sous l’égide de l’art et selon la règle d’un sujet » (p. 290). Le chapitre IX, enfin, montre à quel point la collection informe la « maturation poétique » des Goncourt : d’une part, une fréquentation assidue des ateliers d’artistes occasionne chez eux un « apprentissage de la vision » décisif et leur inspire une réflexion subtile sur le matériau pictural et sur le signifiant verbal, réflexion étudiée ici dans le détail ; d’autre part, une lecture serrée de L’Art du xviiie siècle permet de constater que le « mythe du créateur renvoie à la nécessaire indexation de l’art sur le réel (mission du dessinateur-écrivain), et à la sublimation du réel par l’art (mission du peintre-poète), lesquelles font signe vers la beauté formelle » (p. 314). Le tout aboutit à une exaltation de la matière colorée (le Japonisme), qui témoigne bien de la portée inséparablement ontologique et esthétique de l’idée de collection.

6Au sein de ces trois parties, l’ouvrage de D. Pety explore deux problèmes parallèles : la pratique de la collection et l’écriture de la collection. Ou « comment une pratique culturelle débouche sur une pratique textuelle » (p. 18). Il en ressort des analyses et des hypothèses séduisantes, ainsi qu’une épistémologie du discours critique (sur la collection au xixe siècle, sur l’œuvre des Goncourt) fort utile. L’auteur montre que la collection doit être pensée comme une mise en ordre du monde, comme mise en ordre fondée sur la documentation, le classement et l’exposition, comme mise en ordre « produisant un système unitaire qui subsume la disparate » (p. 21) et faisant passer de la compilation à la création. « Ce qui nous a semblé essentiel, écrit-elle, c’est moins le désir de compléter des séries que de composer des ensembles » (p. 290). Selon Les Goncourt et la collection, bien loin de toute critique flaubertienne, bien loin aussi de toute lecture borgésienne ou perequienne, « les collections particulières, déchargées d’une fonction cognitive dévolue aux musées » (p. 219), exposent le règne du sujet. « Les Goncourt, rebaptisés poètes par l’onction de la collection » … (p. 385)

Où l’on voit se dessiner quelques menues perspectives

7Un certain nombre de questions majeures sont laissées dans l’ombre par D. Pety. Pour les besoins de la cause (universitaire s’entend), elle a observé au microscope la relation parfois anecdotique entre les Goncourt et la collection, en s’empêchant parfois de formuler les quelques enjeux adjacents.

8Ces enjeux sont principalement de trois ordres. Tout d’abord, l’esthétique de la collection aurait gagné en « relief » si l’auteur s’était appesanti un tant soit peu sur la stylistique de la prose des Goncourt. Cette attention pour le phrasé descriptif de l’écrivain-collectionneur est rare (p. 252), constamment annoncée, est aussi constamment repoussée. Nul doute que D. Pety eût trouvé là, dans l’articulation entre « un art de voir et un art de dire » (p. 290), un terrain particulièrement fécond. Son ouvrage sur les Goncourt, ensuite, aurait pu s’ouvrir sans dommage excessif à d’autres esthétiques de la collection — celles de Balzac, de Flaubert, de Champfleury ou de Léon Bloy, fût-ce sous forme d’ébauche, et fût-ce pour mieux saisir la singularité de La Maison d’un artiste ; semblable ouverture aurait pu être esquissée, du reste, à l’endroit d’autres structures mentales et d’autres pratiques organisationnelles important, au xixe siècle, à la pensée et à la constitution de l’œuvre d’art (le plan, l’arbre, le réseau, le cycle, etc.). Enfin, deux ensembles de problèmes posés par l’usage de la collection semblent écartés par Dominique Pety : les théories de la fiction touchant à l’imaginaire des formes, théories totalement absentes de la bibliographie et du corps du texte ; et la question du fétichisme, tout à la fois socio-économique et psychanalytique, qui n’y apparaît qu’en pointillé.


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9Point n’est besoin de le préciser, cependant : ces quelques remarques sont formulées pour mieux rendre sensible l’éventail des questions ouvertes par Dominique Pety. Les Goncourt et la collection constitue une mise au point et une base de travail hautement recommandables. Son caractère transdisciplinaire et la richesse de son information restent, à n’en point douter, des modèles du genre.