Acta fabula
ISSN 2115-8037

2003
Automne 2003 (volume 4, numéro 2)
titre article
Adeline Richard

Je crains donc j’écris

Les Grandes Peurs, 1 : Diable, fléaux, etc., sous la dir. de Madeleine Bertaud, Travaux de littérature, publié par l’Adirel, Genève : Droz, 2003, EAN 9782951840317.

1Ce recueil d’articles d’histoire littéraire se donne pour objet les peurs collectives de toute nature, du Moyen Âge à nos jours. Il s’agit de rendre compte de l’interaction existant entre littérature et mentalités, tant d’un point de vue synchronique que diachronique, afin de brosser un portrait fidèle de l’homme face à ses peurs, dans une perspective d’anthropologie culturelle.

2La première partie de l’ouvrage, intitulée « Diable et diableries », cherche à alimenter et renouveler les nombreuses études sur le personnage du Malin. Corinne Cooper-Deniau montre que la légende de Robert le diable marque un tournant dans la conception du diable au Moyen Âge : jusqu’alors personnage à part entière, effrayant ou ridicule, il s’intériorise et devient le symbole de la part mauvaise qui réside en l’homme depuis le péché originel, ouvrant la voie à la conception moderne du Mal et de l’Enfer, auxquels il est toujours possible d’échapper par le repentir.

3Cette portée morale disparaît ensuite dans ce que Marianne Closson appelle les « histoires diaboliques » ; elles trouvent leur inspiration dans la croyance, qui se développe aux xvie et xviie siècles, en la possession démoniaque et en les sorcières : dans ce genre littéraire, la description des horreurs commises par le diable qui, désormais, vit au cœur de l’humanité, se suffit à elle-même pour la seule jouissance de lecteurs qui jouent à se faire peur.

4Denis Donetzkoff présente un courant qui s’oppose en tout à cette contagion de la sorcellerie et de la peur du diable : celui de Port-Royal, qui se caractérise notamment par son absence absolue de crainte envers un démon tour à tour incarné par l’Archevêque, par le Roi et, surtout, par les Jésuites. Le diable n’est qu’un instrument de la puissance divine, qu’il sert contre son gré : il ne peut donc plus constituer un sujet de terreur pour ceux qui, par le mépris, la persécution consentie et, dans tous les cas, la prière, peuvent triompher de lui en permettant aux desseins de Dieu de se réaliser.

5C’est aussi dans une démarche diachronique, à travers trois auteurs qui se sont succédés dans le temps (Cazotte, Barbey d’Aurevilly et Anatole France), que Colette Cazenobe choisit d’étudier la manière dont Satan peut incarner la Révolution. Si Cazotte voit dans la Révolution une manifestation spectaculaire du désordre diabolique et dans les philosophes des suppôts de Satan qui seront bientôt vaincus, Barbey distille une vision beaucoup plus pessimiste du Mal, invincible car il a été si bien intériorisé par la société post-révolutionnaire qu’elle ne se rend même plus compte de sa présence. Pour France, enfin, Satan est au contraire un inspirateur bénéfique de tout esprit révolutionnaire ; mais le Mal est le principe originel du monde, si bien que toute révolution ne peut être qu’illusoire, tout n’étant que retour du même, dans un équilibre immuable du Bon et du Mauvais.

6Enfin, c’est avec Bernanos que Claude Barthe clôt cette théologie de la peur. Dans l’œuvre « sacerdotale » de Bernanos, la peur par excellence est celle de la mort, qui s’enracine dans le dégoût de soi qu’entraîne le péché qui entache tous les hommes. Cependant, c’est aussi de cette peur de la mort que vient la rédemption, parce que cette peur a été transfigurée par l’expérience indicible qu’en a fait Jésus au Mont des Oliviers.

7La seconde section du recueil, « Fléaux-épidémies », s’ouvre sur l’étude, en forme de plaidoyer pour le loup, de Jean-Pierre Collinet. Le loup, image de la sauvagerie, cristallise depuis toujours les peurs les plus archaïques. Chez La Fontaine, cependant, se dessine, concurremment à ce sombre portrait, un nouveau mouvement qui amènera des siècles plus tard, à la réhabilitation de cet animal. Mais le fabuliste restera longtemps un précurseur sans descendance, jusqu’à Marcel Aymé.

8Margarida Vasconcelos Cardoso montre ensuite comment le tremblement de terre de Lisbonne a conduit, à travers la littérature féconde qu’il a engendrée (notamment composée d’odes dont le registre pathétique construit à partir de l’horreur une esthétique du sublime), à repenser tous les systèmes de pensée et même les fondements d’une société hiérarchisée, contribuant à faire avancer l’esprit des Lumières et de la Révolution.

9La première grande épidémie à avoir marqué l’histoire des idées est la peste de 1348 dont Sylvie Bazin-Tacchella étudie les retentissements à travers des textes poétiques ou médicaux dont l’influence a été mutuelle, au point de rendre floue la frontière entre le littéraire et le non-littéraire.

10Au xixe siècle, c’est la syphilis qui fait des ravages et Jacques Marx explique comment les « syphiligraphes » ont contribué à faire de cette maladie un mythe. Par la suite, elle ne cesse d’entretenir des rapports étroits avec l’écriture dont elle métaphorise la puissance inspiratrice.

11Cette fonction métaphorique est pleinement assumée par le choléra dans le Hussard sur le toît de Giono. Selon Anne Bouvier Cavoret, il est le Mal qui met le monde à l’envers et fait perdre à l’homme tout ce qui constitue son humanité.

12De la peste et du choléra au sida dans la littérature contemporaine : les récits de la première vague de cette épidémie se présentent, comme l’explique Gilles Ernst, comme des sortes de chroniques souvent très minutieuses de l’époque. Elles présentent un effort d’abord métaphysique de penser le moi malade en sursis, mais aussi esthétique pour parer par le travail de l’écriture la destruction opérée par le sida.

13La troisième partie du recueil, « Peurs mises en scène », opère un regroupement plus esthétique que thématique autour de la dramatisation de la peur. Yvonne Bellenger évoque Nostradamus, qui a su exploiter les grandes terreurs de son temps pour faire, sur le modèle des almanachs, des livres à succès où, plutôt que de prédire l’avenir, il tient la chronique de son siècle.

14Nicolas Brucker montre que dans ses Mémoires, Barruel élabore une représentation dramatique de rituels maçonniques terrifiants. Se nourrissant de toutes les angoisses archaïques, il produit une véritable pastorale de la peur et crée la figure infernale du Jacobin.

15Selon Nicolas Courtinat, le travail d’historien de Michelet use aussi du ressort de la peur. L’auteur a montré les guerres de religion comme le paroxysme de l’abject afin de concevoir une phénoménologie de la peur, moteur de l’histoire et structure des comportements collectifs. Son évocation finit par déborder du côté de l’imaginaire, ce qui pose le problème du statut de cette écriture, entre historicité et fiction.

16Flaubert a lui aussi construit son œuvre sur la peur. Sylvie Triaire explique comment il se sert de la terreur qu’éprouve le xixe siècle pour le corps (en particulier féminin) érotique ou mort, et surtout pour le corps qui déborde des limites convenues. Flaubert joue de cette fascination-répulsion pour l’informe afin d’en tirer la quintessence inverse : l’œuvre.

17« Autres temps, autres peurs » : le titre de la quatrième section indique que la peur a subi une mutation avec le passage à la modernité. Pour Luc Fraisse, le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, témoigne de ce passage des grandes peurs ancestrales aux peurs modernes, liées au moi : celle, en particulier, d’être manipulé, de ne plus être soi. Tout pouvoir est donné au langage de dissiper la peur ou de la créer, plus efficacement que n’importe quelle mise en scène.

18Marie-Anne Zouaghi-Keime étudie ce bouleversement à travers l’ensemble de la littérature fantastique du xixe siècle. Parce que ce type de littérature repose souvent sur la confusion de l’animé et de l’inanimé, il est apte à transcrire la peur que suscite, à cette époque, le monde nouveau engendré par la prédominance de l’économie et des machines.

19Dans cette époque riche en peurs neuves, Pierre Citti s’intéresse à la représentation intellectuelle que l’on se fait de la peur, représentation qui évolue en fonction de celle de l’individu dans les principaux courants littéraires. La peur, très secondaire chez les réalistes et chez les naturalistes, se fait de plus en plus présente à mesure que la névrose et la folie prennent possession de la littérature. Enfin, à partir des symbolistes, l’inconscient et les grandes peurs qui l’accompagnent se laissent naturellement écrire.

20Au xxe siècle, la peur suscitée par l’inconscient lui-même est un trait caractéristique de la littérature qu’Eric Wessler étudie chez Beckett, exemplaire de la terreur de l’homme face à ses propres abîmes. Son théâtre met en échec la parole autant qu’il en fait le seul moyen de secours. La situation intenable qu’il crée pour ses personnages crée l’absurde et l’anti-théâtre.

21C’est logiquement à la fin du volume que se trouve la section intitulée « Peur des fins » : peur de la fin du monde, elle peut être aussi peur de la fin d’un monde. Françoise Gevrey l’étudie par le biais du temps, incarné par Saturne, introduit dans l’univers du conte en 1690 par Mme d’Aulnoy. Dans cet univers, Saturne épouvante en plaçant écriture et éros sous l’égide du temps ; les contes licencieux du xviiie siècle ne parviennent pas à masquer cette peur qui est celle de la fin de la société libertine et d’un genre qui ne correspond qu’aux aspirations de cette société moribonde.

22Bloy s’affiche, selon Dominique Millet-Gérard, comme un écrivain de la peur : non seulement des événements de son temps où grandit le Mal, mais surtout de cette Apocalypse prochaine où coexistent, inextricablement mêlées dans une éblouissante vision inspirée de l’Apparition de la Salette, terreur sacrée et jubilation devant le Salut du monde.

23Représenter la fin du monde est une gageure que relèvent bien des poètes. Paradoxalement, pour Antoinette Weber-Caflisch, leurs œuvres sont exemptes de la terreur que l’on s’attendrait à y trouver.

24Stanislaw Fiszer ouvre sur notre futur avec les récits de science-fiction. La fin du monde, qui est toujours le fait des hommes, est intimement liée à un désir de renaissance. Celle-ci, souvent représentée selon la conception darwiniste de l’évolution, correspond à un fantasme d’immortalité.


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25La confrontation de ces articles définit à la fois l’évolution des peurs collectives, notamment avec l’idée de modernité, et leur invariant : l’inconnu. Ce dernier justifie la démarche anthropologique de ce recueil d’études littéraires, car la littérature se fait ici le terrain de recherche idéal pour l’histoire des idées lorsque celle-ci étudie la peur : celui qui en parle le mieux, c’est l’écrivain qui chaque jour tire son œuvre de l’informe et se confronte à l’inconnu de la page blanche.