Acta fabula
ISSN 2115-8037

2003
Automne 2003 (volume 4, numéro 2)
titre article
Philippe Ortel

Ordre & désordre de la scène

Stéphane Lojkine, La Scène de roman. Méthode d’analyse, Paris : Armand Colin, 2002, 256 p., EAN 9782200261115.

1Par son caractère méthodique, La Scène de roman obéit aux lois du manuel, mais ce livre tient aussi de l’essai par la nouveauté des modèles et des interprétations qu’il propose. C’est dire qu’il s’adresse autant aux chercheurs qu’aux étudiants. L’épaisseur, l’énergie et l’ambition de l’ouvrage sont évidemment le produit d’un contexte : à une époque où beaucoup se détournent des Lettres pour d’autres disciplines, même un manuel se doit d’innover. Loin de tout repli disciplinaire l’ouvrage manifeste une roborative volonté d’adaptation. À partir d’explications de textes allant de Perceval au Planétarium en passant, entre autres, par La Jérusalem délivrée, La Princesse de Clèves, La Religieuse, La Nouvelle Héloïse, Le Père Goriot et Du côté de chez Swann, il dessine en pointillés une véritable histoire de la mimésis.

2Bien que le dispositif scénique soit une réalité familière, le modèle proposé ici en complexifie considérablement les enjeux. L’auteur part d’un constat simple : « de la lecture, du spectacle, de la visite d’un musée, [la scène est] ce qu’on retient le mieux, mieux même que les méandres d’une narration, aussi haletante soit‑elle » (p. 4). En appréhendant le roman à partir de son impact sur le lecteur et des passages qu’il mémorise, l’ouvrage change d’emblée l’ordre traditionnel des questions : le déroulement du récit, avec sa chronologie, sa logique et ses stratégies passe à l’arrière‑plan, tandis que la scène par sa « force synthétique » (p. 4) s’impose comme une réalité relativement autonome, susceptible par exemple de voyager d’un art à l’autre. Le premier changement proposé par le livre est donc méthodologique, car la narratologie théorise paradoxalement la part du roman qu’on oublie et peine à décrire le caractère spectaculaire du moment scénique. Elle explique bien la machinerie cachée de l’illusion mais rend difficilement compte de l’illusion elle‑même. Même si le récit, en la préparant, renforce l’efficacité d’une scène, la scène lue, en se détachant, n’est pas simplement pour le lecteur un mode du récit (à côté de la pause, du sommaire et de l’ellipse, pour reprendre la terminologie de G. Genette). Plutôt qu’à la narratologie, Lojkine a donc recours aux théories de l’image pour rendre compte du phénomène, non seulement parce que la scène romanesque a tendance à faire tableau, mais aussi parce que l’image, contrairement à la chaîne du langage, se caractérise aussi par son caractère synthétique.

3À cet élargissement théorique s’ajoute celui du domaine étudié. Comme la scène écrite est souvent médiatisée par des scènes vues, l’analyse littéraire débouche naturellement sur l’histoire de l’art. Toute scène appelle le souvenir d’autres scènes selon un jeu d’équivalences thématiques ou formelles les plaçant sur le même axe paradigmatique. Souvent, la transposition d’art est d’ailleurs une transposition de scène, si bien que la configuration scénique offre un socle solide à l’analyse du rapport texte/image dont on connaît le succès actuel. L’ouvrage confronte ainsi directement ou en contrepoint de l’analyse, par le biais des légendes, Perceval avec les enluminures de l’époque, La Jérusalem délivrée du Tasse avec les gravures nombreuses qu’elle a inspirées, La Princesse de Clèves avec le système sémiotique de la peinture classique, Diderot et Rousseau avec Joseph Vernet, Balzac avec les illustrations de ses romans, Proust avec la photographie.

4Ces confrontations soulignent bien l’évolution historique de la scène romanesque et dessinent ainsi une histoire littéraire. En décrivant ce que fait le texte (comment il dispose l’espace, les personnages, inscrit ou subvertit des valeurs, etc.), ce type de démarche évite qu’on réduise la littérature à la somme des idées et des rhétoriques de son temps. La scène est au contraire un des creusets dans lequel thèmes et formes à la mode ou héritées sont refondus. Il faut dire qu’elle n’est pas seulement affaire de discours : elle relève aussi d’un autre niveau d’analyse dont le langage n’est que le véhicule, celui du « dispositif ». La notion de dispositif permet d’envisager la coexistence spatiale des éléments textuels par delà leur enchaînement syntagmatique, soit au niveau du discours quand la perspective est stylistique (on postule alors des effets de sens au delà des enchaînements syntaxiques, logiques et rhétoriques du texte), soit à propos du monde fictionnel construit par l’œuvre, comme c’est le cas dans ce livre. Dans l’esprit du lecteur en effet, la suite linéaire des signes devient facilement planaire, surtout quand le récit propose une scène. La lecture spatialise et iconise spontanément les éléments pourtant successifs du texte.

5Dernier élargissement : en s’appuyant sur la spatialité de la scène d’une part, en s’inspirant d’autre part des thèses médiologiques de Régis Debray, selon qui les innovations techniques conditionnent les productions symboliques d’une société (organisation politique, productions esthétiques, etc.), l’ouvrage rapproche un certain nombre de scènes des dispositifs optiques mis au point par les peintres ou les inventeurs au fil des siècles, depuis l’intersecteur d’Alberti jusqu’à la télévision, en passant par la photographie. L’auteur montre par exemple ce que La Jérusalem délivrée (1581) du Tasse doit à l’intersecteur, cet écran de toile transparente à l’aide duquel les peintres de la Renaissance ont mis au point l’espace perspectiviste moderne. Dans un autre chapitre, il suggère que l’écriture balzacienne inaugure un rapport indiciel au réel proche de celui instauré par la photographie (on y reviendra). Il montre enfin que le dispositif téléspectateur/écran modélise volontiers les interactions entre personnages dans les romans de Nathalie Sarraute, chacun épiant les images passant dans la conscience de l’autre comme s’il regardait dans un téléviseur (Sarraute elle‑même parle d’écran). À chaque fois, le dispositif optique modifie les rapports entre l’observateur et le spectacle, changement qu’on retrouve ensuite dans l’espace des tableaux ou des romans puisque une scène se construit aussi sur le rapport établi entre un observateur et un événement.

6L’ouvrage postule donc une relation quasi organique entre scène et mimésis, qu’il aurait d’ailleurs pu expliquer davantage. Au fil des analyses on se rend compte que la scène est en quelque sorte la mimésis prise à sa source. On en fait spontanément l’expérience quand on surprend une scène dans la rue, car l’événement faisant scène se constitue d’emblée en représentation sous notre regard. Même si l’image à cet instant‑là n’est que perceptive, le souvenir, en la réactivant, renforce son caractère représentationnel (fixe et réflexif). Mais à l’inverse, toute représentation instituée (peinture, texte) commence par une rencontre, un face à face entre l’artiste et son sujet dans un espace précis, donc par une scène de création que les romans d’artiste (Le Chef‑d’œuvre inconnu de Balzac, L’Œuvre de Zola) mettent particulièrement bien en évidence. Il en va de même à la réception : la rencontre du public avec le tableau ou le texte engage une interaction dans un espace plus ou moins ritualisé (voir la soirée au théâtre, thème romanesque récurrent au xixe siècle). On peut donc avancer l’idée que la mimésis instituée n’est finalement qu’un intermédiaire entre deux scènes instituantes, l’une de création, l’autre de réception, ou, en termes plus techniques, qu’il existe un contexte pragmatique de l’œuvre artistique. La scène, parce qu’elle enveloppe la mimésis, en constitue le métaniveau – avant de se réfléchir dans l’œuvre par le biais de la fiction.

7Postulant que les mêmes lois gouvernent la scène originaire de la représentation (le moment de sa genèse ou de sa réception) et les scènes dans la représentation, l’ouvrage conclut que « l’image met en abyme le dispositif qui la constitue » (p. 8). Ce dispositif mis en abyme, c’est le livre ou le tableau dans leur rapport avec le réel comme en témoigne le motif pictural maintes fois repris de Suzanne et les vieillards, que l’auteur analyse ici à partir d’un tableau du Tintoret (ill. p. 9). La haie derrière laquelle les vieillards libidineux surprennent Suzanne nue figure en effet dans la toile le fonctionnement de la toile par rapport à son univers de référence. S’il est vrai en effet que le tableau est une fenêtre ouverte sur la nature, comme le veut Alberti, à l’inverse il en cache aussi la majeure partie puisqu’il n’en montre qu’un fragment. La fenêtre albertinienne, tout en ouvrant sur le monde, fait aussi office d’écran comme la haie derrière laquelle se tiennent les vieillards. Elle ne nous donne à voir que par « effraction » la beauté et les mystères du monde.

8Pourquoi la dimension de l’interdit thématisée par cette haie est‑elle constitutive de la mimésis ? En quoi le tableau joue‑t‑il le rôle de censure partielle par rapport à ce qu’il montre ? C’est qu’en limitant la vue de la nature il limite aussi le désir de voir du peintre et de son public ; il censure donc la pulsion scopique à l’origine de toute œuvre, pulsion que figure dans l’exemple choisi le regard concupiscent des vieillards. L’intersecteur inventé par Alberti pour aider les peintres à prendre leurs repères matérialise particulièrement bien l’« interception » du regard par le tableau : ce morceau de toile quadrillé et transparent à travers lequel on regardait le motif avant de le dessiner sur une feuille également quadrillée coupe la pyramide visuelle qui, selon Alberti toujours, part de l’œil du spectateur pour s’élargir aux dimensions du modèle. Dans le tableau du Tintoret la haie est l’équivalent de l’intersecteur puisqu’elle guide le regard des vieillards vers la nudité interdite de l’héroïne tout en limitant leur désir de voir par l’obstacle qu’elle constitue.

Dynamique de la scène

9La mise en abyme des lois de la mimésis dans la scène représentée n’est que le point de départ de l’ouvrage. À partir de là s’élabore une théorie de la scène proprement dite qu’un index des notions résume utilement. Cet index dégage et définit des composantes récurrentes mais non figées d’un dispositif qui ne cesse de se métamorphoser de chapitre en chapitre, sans perdre toutefois ses caractères essentiels. Il y a là une vraie souplesse du travail théorique, qui demande plus d’efforts au lecteur mais lui apporte aussi davantage. La plasticité du modèle élaboré vient par ailleurs de ce que l’analyse proposée n’est pas uniquement fonctionnelle (structurale) ; sa visée étant interprétative, elle cherche avant tout à déchiffrer, à travers les grandes scènes romanesques, le sens caché de chaque œuvre et à rendre ainsi justice à la singularité irréductible des textes.

10La scène se distingue d’abord par une configuration spatiale appelée ici « ordre géométral » en référence à la théorie lacanienne de l’image. Le géométral renvoie chez Lacan à la construction de la vue : premier plan et arrière‑plan, point de fuite, distances entre les éléments en procèdent. Pourquoi reprendre ce terme peu courant ? Parce que la dimension géométrique du dispositif visuel, de nature triangulaire pour la scène (des acteurs interagissent sous le regard d’un tiers) ne relève pas uniquement de la physique mais déploie une logique propre ; la forme spatiale est un lieu de manifestation et de transformation du sens.

11Cet espace organisé constitue le soubassement mais aussi le commencement de toute scène : pour Lojkine, tant que l’action du héros ne s’est pas ancrée dans un espace concret, il n’y a pas de scène à proprement parler, mais seulement un dispositif pré‑scénique. C’est le cas du dispositif agonistique confrontant le héros du roman médiéval au monde extérieur. Le chapitre consacré à Perceval montre que la valeur essentiellement symbolique des lieux et des actions ne permet pas le déploiement d’un espace à part entière. Ce dernier n’aura d’existence concrète que lorsque les valeurs épiques entreront en crise, lui donnant ainsi une autonomie inédite. C’est le cas dans La Jérusalem délivrée du Tasse, composée à une époque où le monde médiéval n’est plus que de l’histoire ancienne :

la Croisade, vue depuis les années 1500, fait tableau, et un tableau inénarrable. On se gave de super‑héros, de magiciennes invraisemblables, et de princesses sublimes. L’épopée devient pittoresque. L’Arioste la parodie, le Tasse l’esthétise (p. 44).

12La mise en scène spectaculaire du combat l’emporte dès lors sur les significations profondes qu’il avait jusque‑là et le lieu de l’action, privé d’une partie de son symbolisme, devient espace. Ainsi, plus le géométral s’exhibe, plus le symbolique s’affaiblit, et vice versa.

13Cet exemple montre donc que la scène tire une partie de sa dynamique des rapports s’instaurant entre l’espace et le sens. Le géométral est souvent un lieu de refondation du symbolique dans la mesure où toute mise en espace a tendance à niveler les systèmes de valeurs existants. L’espace correspond à un niveau d’organisation plus primaire au sens freudien (moins hiérarchisé) que le discours et les valeurs que ce dernier véhicule. La concurrence entre le géométral et le symbolique revient d’ailleurs à plusieurs reprises dans le livre, sous des formes très différentes, au point d’en constituer un des fils directeurs. Ainsi du motif de la promenade, qu’on trouve dans les Salons de Diderot (voir la fameuse « Promenade Vernet ») ou dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau à laquelle un long développement est consacré.

14La promenade offre de multiples scènes au regard du héros et change ainsi son rapport à l’espace. Non seulement la scène commence à se confondre avec le monde d’où le promeneur la tire à volonté, mais sa dissémination porte aussi atteinte à l’unité de l’espace public qu’assuraient jusque‑là, au sein du roman, les rituels classiques et peu nombreux du bal, du repas, de la visite ou de la cérémonie religieuse, pour ne prendre que les plus courants. Sa démultiplication a dès lors pour effet de renforcer le rôle joué par la conscience du promeneur, qui devient l’unique point de repère. Émerge au fil de la promenade une seconde scène, tout intérieure, avec son espace et ses valeurs propres, valeurs de la sphère privée en l’occurrence dont Habermas a bien décrit la naissance et le développement. L’analyse de La Nouvelle Héloïse en termes de scène rejoint ces conclusions mais à travers le filtre d’un dispositif spécifiquement littéraire.

15Pourtant, le « dédoublement scénique » (p. 125) entre scène du monde et scène de la conscience ne signifie pas nécessairement qu’il y ait scission entre les deux car intervient un nouvel élément sur lequel l’analyse s’attarde longuement, le « transport », mouvement psychologique et physique projetant Rousseau vers les spectacles offerts par la nature. La description dramatisée suscitée par ce transport transforme l’espace sublime des montagnes ou de la campagne en scènes qui renvoient au promeneur l’image de sa propre grandeur. On découvre à cette occasion que si description et récit se confondent parfois, c’est qu’un paysage est capable de faire scène pour peu qu’un regard l’anime. Le chapitre analyse avec une grande virtuosité la façon dont le regard rousseauiste pénètre dans le paysage, soumettant ainsi la scène du monde à la juridiction de son monde intérieur, ou encore l’espace public à l’espace privé. On voit bien à travers ces exemples que les modifications dans l’ordre géométral de la scène, marquées ici par sa dissémination d’une part, son dédoublement d’autre part, assurent l’émergence de nouvelles valeurs.

16Le chapitre consacré au Père Goriot achève de faire de l’espace le levier d’une refondation du sens au cœur de la scène. L’auteur remarque d’abord qu’en désignant des pans entiers de son œuvre par « scènes de la vie de province » ou « scènes de la vie parisienne », Balzac élargit lui aussi le dispositif scénique. Désormais un roman entier devient « scène », ce qui veut dire aussi que le dispositif se confond désormais avec le monde fictionnel lui‑même. À partir du moment où l’espace scénique englobe et domine le héros qui le parcourt, ce que traduit notamment la multiplication des objets et le sentiment d’écrasement que le personnage en retire (Lojkine montre l’importance de la compression chez Balzac), l’incompréhensible devient constitutif d’une réalité que le personnage n’appréhende plus qu’en partie. Le fameux « point de vue » met du sens dans les choses, mais un sens partiel s’avérant rapidement limité, non seulement pour le personnage, mais aussi pour le lecteur quand la position du narrateur n’est pas omnisciente. Bien sûr, cette destitution du sens précède, comme toujours, sa renaissance à un autre niveau : c’est dans les personnages rencontrés et dans leur passé que l’essentiel se situe désormais, la conquête des lieux par le héros ne valant que si elle mène à la conquête des personnes : « le véritable échiquier n’est pas celui des lieux, qui n’est qu’un écran, mais celui des personnes par l’histoire desquelles tout s’explique » (p. 161).

17Dire que le personnage devient la scène, comme le suggère un des sous‑titres du chapitre, est un peu énigmatique au premier abord, mais les choses s’éclairent en revenant à Rousseau : la scène intérieure qui se constitue au fil de ses promenades devient, chez Balzac, cette part cachée des autres qu’il faut découvrir. Le héros ne cesse de s’enquérir sur l’Autre, d’imaginer ses pensées et son passé, comme Rastignac quand il découvre le lien entre Goriot et le comte de Restaud. L’analyse est originale car elle modifie l’image qu’on se fait d’un xixe siècle obsédé par l’espace, qu’il s’agisse de voyages, d’urbanisme, de topographie sociale, etc. Ce dernier compte bien sûr mais il n’est souvent qu’un relais vers autre chose. Comme le voile fermant le tabernacle ou comme la fenêtre albertinienne réinterprétée en termes d’écran, la scène balzacienne occulte autant qu’elle dévoile. Certes, l’enquête sur autrui progresse grâce à des scènes d’apparence classique, fondées sur l’interaction de personnages surpris par le héros dans un lieu donné : ainsi Rastignac déduit l’existence d’un lien entre Restaud et Goriot en les apercevant depuis une fenêtre donnant sur la porte cochère de l’hôtel particulier du comte. Toutefois, la scène qu’il surprend (leur salut mutuel) n’existe que pour ouvrir sur d’autres scènes, antérieures à celle‑ci et seules susceptibles de l’expliquer : le personnage observé devient le foyer de scènes multiples étagées dans le temps. Si la fenêtre d’où regarde Rastignac rappelle bien l’espace perspectiviste de la Renaissance (on retrouve l’intersecteur), la dimension optique ou iconique de la scène vue est secondaire. La profondeur est toujours là, mais à celle, géométrale, instaurée par le dispositif optique s’ajoute une profondeur temporelle concentrant l’essentiel des enjeux. La fameuse « fenêtre » symbolisant la mimésis réaliste (voir la théorie zolienne des écrans), n’est en réalité qu’un leurre, non parce que le romancier déforme la réalité en lui imposant sa personnalité (constat banal), mais parce que cet écran transparent conduit à un écran beaucoup plus opaque : celui d’une réalité qui reste obscure à celui qui l’observe tant qu’il n’a pas mené son enquête jusqu’au bout. La vérité est ailleurs : dans le roman balzacien l’espace devient l’écran du temps.

18En évoquant la question de l’indicialité, Lojkine fait implicitement le lien avec le fonctionnement de la photographie, dont l’apparition officielle (1839) suit de peu la parution du Père Goriot (1835). Il est vrai qu’en absorbant les moindres détails du monde, la plaque photosensible ne se contente pas de donner des « vues » en perspective dignes d’Alberti. Le modèle de la camera obscura qui aidait les peintres à organiser géométralement l’image cède la place à une nouvelle machine qui nous livre grâce à la chimie les indices d’événements ou de réalités passées. Dans l’ordre des paradigmes, l’indicialité, avec sa dimension temporelle, l’emporte sur l’optique avec son déploiement spatial. Si le détail photographié est subversif, c’est moins parce qu’il désorganise la composition que parce qu’il oblige à lire temporellement l’image et à articuler par conséquent le visible à des situations invisibles. Les premiers spectateurs de daguerréotypes, armés de leur loupe, se moquaient bien de la perspective quand ils scrutaient les moindres traces enregistrées. À travers tel carreau cassé, telle ombre fantomatique, ils faisaient comme Rastignac scrutant le salut de Restaud à Goriot : ils cherchaient derrière chaque détail une histoire. L’indicialité qui concerne le fonctionnement sémiotique de la photographie s’est progressivement changée en vision du monde où ce qu’on voit devient l’indice de ce qu’il faut chercher à savoir. Le chapitre sur Proust montre comment le roman moderne hérite de cette mutation, via le roman policier qui est fondé comme on le sait sur le paradigme indiciel.

La dimension scopique de la scène

19Une autre composante‑clé participe à l’effet de scène : le regard de l’observateur, dont on a déjà relevé la dimension pulsionnelle à propos de Suzanne et les vieillards. L’index des notions précise que « la dimension scopique s’interpose dès la Renaissance entre le géométral et le symbolique » (p. 248). Il faut s’arrêter un instant sur cette articulation décisive, car elle conditionne à la fois l’architecture du système scénique et sa dynamique propre.

20Dans la mesure où il perçoit et évalue simultanément, le regard de l’observateur participe à la fois à la constitution de l’espace et à celle du sens : en se positionnant par rapport à la scène, il participe au déploiement de sa dimension géométrale (de même, la pyramide visuelle d’Alberti part de l’œil du spectateur) et en évaluant ce qu’il voit, il en saisit et en fixe aussi la dimension symbolique. Pourtant, le regard n’entre dans la constitution de la scène que si quelque chose, dans le spectacle, l’attire. Entre le géométral et le symbolique se déploie donc la dimension scopique, qui est celle du désir et, corrélativement, de l’imaginaire. Ce désir de voir est suscité par l’irruption, dans la scène, d’un élément séduisant ou sidérant. Ce quelque chose de poignant (ce punctum dirait Barthes) sans lequel il n’y aurait pas « d’effet de scène », ne se réduit évidemment ni au sage ordonnancement de l’espace scénique, ni au sens obvie du rituel en cours : ce qui sidère l’œil en venant à sa rencontre depuis le centre du rituel et le fait coller à ce qu’il voit, hors géométrie et hors normes, l’ouvrage le nomme tantôt « objet scénique », tantôt « chose », selon le degré de détermination ou d’indétermination caractérisant le phénomène. Ces termes vagues désignent, par leur flou même, le caractère irreprésentable, incompréhensible au sens propre ou innommable de ce qui surgit. Sans eux, pas d’effet de scène ; nous n’aurions qu’un rituel se déroulant harmonieusement – le bal de La Princesse de Clèves sans le coup de foudre par exemple. L’objet scénique peut être bien délimité, mais il peut prendre aussi l’allure plus indéterminée d’un élément horrifiant ou simplement troublant sur lequel le regard s’arrête. Ainsi, les rois et les reines regardant Nemours et la Princesse « trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître ». Que « singulier » signifie inattendu ou exceptionnel (cette rencontre réalise l’utopie d’une reconnaissance immédiate et mutuelle des aristocrates), qu’il y ait transgression ou accomplissement du rituel, le public enregistre un excès par rapport aux codes ordinaires du bal à partir duquel le destin des personnages bascule.

21Parce qu’elle ne peut éluder ce « quelque chose », l’analyse proposée par La Scène de roman ne peut rester purement fonctionnelle ; elle débouche nécessairement sur une approche herméneutique des textes. À partir du moment où l’objet véritable de l’analyse se dérobe, seule une interprétation peut tenter de le circonscrire. Ce « quelque chose » peut renvoyer par exemple à une scène primitive enfouie obsédant le personnage et à travers lui l’auteur du roman. Le chapitre consacré à La Recherche se livre à ce type d’analyse en supposant l’existence d’une « scène horrifiante » jamais évoquée par Marcel Proust mais suggérée à travers de nombreux épisodes : il s’agirait des relations homosexuelles entre la mère et la grand‑mère du narrateur. Rappelant à quel point les relations mère‑fille sont complexes durant toute l’œuvre (voir les relations ambiguës entre Odette et Madame Verdurin dont le comportement est nettement maternel), Lojkine les retrouve à travers d’autres personnages, notamment masculins. Il remarque entre autres exemples que si Charlus s’appelle « Mémé » dans les milieux homosexuels, c’est bien que « mémé » (ou si l’on veut Madame Amédée) n’est pas totalement étrangère à la question. On trouvera à cette occasion une relecture audacieuse de la scène des aubépines, scène qui se termine, on s’en souvient, par le geste obscène adressée par Gilberte au narrateur. Ce détail justifie évidemment qu’on voie rétrospectivement dans la description de la haie d’aubépines autre chose qu’une simple évocation florale.

22La dimension scopique s’avère en définitive particulièrement insaisissable et ambiguë : d’un côté elle fait tenir le système en articulant le géométral et le symbolique ; en termes lacaniens, elle déploie, entre l’espace et le sens, le territoire de l’imaginaire où, on va le voir, le sens du rituel se voit subverti et transformé. D’un autre côté, l’effet de scène qui réveille le désir de voir néantise au contraire toute distance et toute articulation. À la fois hors scène et constitutif de la scène, l’objet scénique déclenchant le désir de voir empêche de la considérer comme une réalité figée. La scène est une réalité instable, tenant à la fois de l’espace, du sens et de l’événement, c’est‑à‑dire précisément de ce qui échappe par définition à toute réduction spatiale et symbolique. C’est d’ailleurs parce qu’elle est un système ouvert qu’elle relance le récit, même si elle s’autonomise aux yeux du lecteur.

Le dispositif d’écran

23Pour rendre compte de la dynamique scénique, l’ouvrage dédouble les notions de base qu’on vient d’évoquer, car selon qu’on se situe avant la perturbation ou après, l’ordonnance et le sens du rituel changent.

24L’ordre géométral tend d’abord à se cliver entre deux espaces, généralement figurés ensemble en peinture et en littérature. Il y a ce que Lojkine appelle un « espace restreint », correspondant au cadre du rituel proprement dit, par opposition à un « espace vague » dont l’existence est rendue sensible par la perturbation elle‑même dans la mesure où elle en vient. Ainsi, dans le motif de Suzanne au bain la transgression du rituel vient de derrière la haie cachant les vieillards. Cet envers de la haie constitue l’espace vague, par opposition à celui que Suzanne occupe. Plus largement, l’espace vague est le hors‑cadre où se trouve tout ce qu’exclut l’espace protégé de l’ordre social. L’ouvrage repère ainsi au cœur de chaque scène nombre d’objets ayant pour fonction de séparer les deux espaces : paravents, rideaux de lits, tentures, buissons, haies, rideaux d’arbres, etc. Il déduit ensuite de la nature de l’écran les modalités d’articulation entre la mimésis et le réel en vertu de la mise en abyme dont on a parlé en commençant. Faire l’histoire de cet écran séparateur, c’est donc faire, de façon plus générale, l’histoire des rapports entre représentation et réalité.

25Une des transformations majeures balisant cette histoire se situe au xviiie siècle, qui voit le passage de « l’écran‑coupure » classique (type Princesse de Clèves) à « l’écran sensible » des Lumières. À cette époque en effet, l’espace restreint du rituel social est coupé de l’espace vague par des écrans beaucoup plus fluides qu’à l’époque antérieure. Dans la scène de La Religieuse où Suzanne tente de renoncer à ses vœux, la grille la séparant des spectateurs, c’est‑à‑dire de l’espace vague du monde, n’a rien de rigide. Elle ploie en effet sous la pression physique du public entassé ; elle laisse passer soupirs et pleurs de la part de ceux qui mesurent l’ampleur du sacrifice accepté par les futures religieuses ; enfin cette foule éplorée fait écho au corps défaillant de Suzanne, de sorte qu’une continuité supplémentaire s’instaure entre les deux espaces. Lojkine commente : « La grille, avec les grappes de spectateurs qui l’ont investie, devient une véritable membrane humaine de transmission émotionnelle ; elle est le medium de l’émotion qui gagne l’espace de la scène » (p. 110). À la représentation de la cérémonie, il oppose la communication sensible s’instaurant entre Suzanne et le public, communication qu’on retrouve, bien sûr, à un niveau supérieur, entre le romancier et son lecteur. Par ailleurs, ce nouveau type de liaison permet l’émergence, comme chez Rousseau, d’un nouveau système de valeurs, celles de l’espace privé. Suzanne revendique la possibilité de pouvoir décider elle‑même de son destin.

26C’est ici qu’apparaît un nouveau dédoublement, affectant cette fois l’ordre symbolique de la scène. Sous l’effet de la perturbation (le refus public de Suzanne), la signification de la scène se dédouble en effet entre les valeurs instituées par le rituel d’une part, la revendication de Suzanne d’autre part. L’ouvrage appelle « institution symbolique » les valeurs officielles et « principe symbolique » celles au nom desquelles les personnages responsables de la perturbation agissent. Le « principe symbolique » s’exprimant à travers les cris et les larmes de Suzanne s’oppose à l’institution symbolique du rituel :

La scène représente le basculement d’une vision du monde vers une autre vision, d’un système de valeurs vers un autre système. Le moment de ce basculement est le moment de la scène, où se superposent […] l’institution et le principe, le droit et la justice, la pression sociale, familiale et la revendication individuelle (p. 123).

27En d’autres termes, la révolte est une dimension récurrente de la scène.

28Notons en passant, puisque l’actualité nous y invite, que la distinction proposée entre institution et principe est particulièrement éclairante dans des contextes concrets comme une lutte sociale, car c’est toujours au nom de valeurs que chacun des deux camps s’exprime. Face à telle ou telle réforme gouvernementale, on ne bloque pas son lieu de travail pour le plaisir mais pour promouvoir une « autre idée du service public », une « autre école » ou une « autre université ». L’institution se trouve alors débordée par un principe qui cherche à la réformer si bien que la légitimité, dont chaque camp se réclame, se dédouble à son tour. Le schisme est particulièrement visible quand l’espace restreint d’un conseil d’administration élu, donc légitime, est subverti par l’espace « vague » d’une assemblée d’étudiants en grève. Un tel dédoublement de la légitimité est insupportable à certains, tolérable aux yeux des autres, nécessaire pour ses instigateurs. Toute la gamme des réactions se déploie alors, dans la vie comme dans les romans.

29Comme la perturbation scénique prend souvent une forme concrète (larmes, cris, etc.), un dernier dédoublement s’opère entre la réalité d’un côté, prévue, codifiée, quadrillée, construite par le rituel, et le réel de l’autre (délocalisé, désémantisé, imprévisible, parfois brutal), source de la perturbation. Ce « réel » étant le médium emprunté par le principe symbolique pour se manifester, avant tout discours raisonné, Lojkine postule l’existence d’un continuum entre réel et principe symbolique dont l’articulation est sans doute un des impensables auxquels s’affronte souvent la littérature. Ce continuum réel‑symbolique nous place en tout cas au cœur même de la refondation des valeurs opérée par la mimésis romanesque. Il est l’axe incandescent autour duquel toute scène s’élabore.

30Bien qu’il se distingue nettement des autres manuels consacrés au récit, La Scène de roman est particulièrement en phase avec la recherche actuelle si on en juge par le succès de la notion de « scène » dans un grand nombre de disciplines, y compris en critique littéraire1. Simplement, il ne semble pas qu’on ait encore pris la mesure de ce succès. Une bibliographie à l’éclectisme récréatif révèle les diverses sources de cet ouvrage qui utilise cependant les notions avec plus d’économie que ne le laisse présumer le résumé qu’on vient d’en faire. Derrida, Lacan, Barthes, Julia Kristeva, Florence Dupont, Debray s’y trouvent convoqués, et l’on pourrait encore ajouter à la liste les fondateurs ou contributeurs de la critique pragmatique, puisque ces derniers ne conçoivent pas d’énonciation sans une scène réelle ou virtuelle sous‑jacente. La scène entre aussi dans les approches philosophiques des textes littéraires, soit parce que le texte « pense » le réel à l’aide de ce dispositif, soit qu’on le considère en lui‑même comme une « scène » traversée par les instances en conflit dans l’histoire. Selon Jacques Rancière par exemple, les choix esthétiques des écrivains reflètent la lutte politique que se livrent, à la même époque, des idéologies contradictoires, comme chez Flaubert par exemple où la platitude thématique, reflet de la démocratie en marche, s’allie contradictoirement à l’aristocratie du style2. Enfin, bien des essais sur auteurs tentent actuellement de saisir la spécificité d’une œuvre à travers le microcosme de ses scènes, chez Balzac et chez Proust notamment. On remarque à cette occasion que la notion de « style » elle‑même pourrait descendre, si l’on peut dire, de l’analyse du discours à celle des dispositifs construits par la fiction car la composition d’une scène porte la signature de son auteur au même titre que le médium (texte ou image) à l’aide duquel elle est véhiculée.

31À travers tous ces essais, on prend conscience du caractère paradigmatique de la notion de scène, et plus largement encore de celle de dispositif. Le champ d’extension de ces notions est au moins aussi important que celui de la poétique des textes, même si leurs territoires respectifs ne se recoupent que très partiellement. On peut tenter, pour conclure, de comparer comme suit les deux types d’approche :

321. La poétique a tendance à isoler le texte pour l’analyser de façon immanente là où l’approche scénographique des œuvres prend d’emblée une dimension intersémiotique en favorisant le rapprochement entre les arts autour de configurations structurantes communes.

332. La poétique a tendance à penser les phénomènes textuels dans le temps, selon un modèle discursif, là où une approche scénographique du texte l’envisage dans l’espace selon un modèle iconique. En conséquence, la poétique s’intéresse en priorité à l’ordre du discours, là où l’approche scénographique privilégie les « dispositifs » textuels, autrement dit les règles de coexistence des éléments constitutifs de l’œuvre, soit au niveau du discours pour en dégager la part non discursive, soit au niveau fictionnel comme dans le présent ouvrage.

343. La poétique fait appel aux capacités d’abstraction du critique et de ses lecteurs (syntagme et paradigme sont des notions coriaces pour un étudiant de première année), là où l’analyse scénographique sollicite son imagination, capacité quelque peu refoulée par la tradition critique. Dans La Scène de roman par exemple, certaines analyses ne deviennent parfaitement claires qu’après avoir été visualisées mentalement. Cette activité mentale étant moins prestigieuse que la spéculation abstraite, le lecteur peut hésiter à s’y adonner.

354. Pédagogiquement enfin, l’approche poétique des textes, qui relève d’une culture de l’écrit, ne consomme que quelques photocopies, tandis qu’une analyse scénographique des œuvres trouvera un bon support dans le très convoité mais encore coûteux vidéoprojecteur, à l’aide duquel la confrontation entre scènes à lire et scènes à voir (pour reprendre l’efficace distinction de Philippe Hamon dans Imageries) devient un jeu d’enfant. Les nombreux schémas que comprend l’ouvrage de Lojkine préparent l’enseignant à l’usage de cet outil pédagogique qui est en train de changer profondément la façon d’enseigner, du moins dans les structures qui ont les moyens de se l’offrir. Une base de donnée (Utpictura18) conçue par l’auteur à partir des dispositifs et notions développés dans son livre est d’ailleurs consultable à l’adresse suivante : http://www.univ-montp3.fr/~pictura

36Ces deux approches ne sont pas incompatibles ; il serait même intéressant de confronter discours et scène, et plus largement encore, discours et dispositif, comme le fait par exemple Laurent Jenny dans son dernier ouvrage paru, La fin de l’intériorité (Paris, Puf, 2002). Il faudra en tout cas de nombreux travaux avant d’épuiser les rapports entre ces deux niveaux d’organisation de la mimésis et c’est pourquoi La Scène de roman s’avère dans ce domaine un ouvrage pionnier.