Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Automne 2001 (volume 2, numéro 2)
titre article
Carla van den Bergh

Vers une théorie du vers

Le vers français. Histoire, théorie, esthétique, textes réunis par Michel Murat, Actes du colloque tenu en 1996 à l'Université de Paris-Sorbonne (Paris-IV), Paris, Honoré Champion, 2000, 412 p.

Trente ans après : de la poésie du XXe siècle au vers français…

1 Une comparaison entre les Actes du Colloque de 1966 à l'Université de Strasbourg, recueillis par Monique Parent, et les Actes du Colloque de la Sorbonne en 1996 réunis par Michel Murat permet de mesurer le renversement du paradigme théorique dans le domaine de l'étude du vers.

2Le colloque de 1966, dominé par l'influence des théories accentuelles, faisait la part belle aux études stylistiques de la poésie moderne, sous le sceau de l'expressivité rythmique. Ne s'intitulait-il pas " Le vers français au XXème siècle " ? Les études de versification semblaient alors unifiées sous un même paradigme. Or ce paradigme confondait l'utilité épistémologique de la théorie accentuelle dans l'étude d'une poésie post-métrique et le statut métrique à proprement parler de l'accent.

3Lors des dernières décennies, la théorie de l'accent a été l'objet d'une réévaluation critique radicale. Une première étape dans cette réévaluation a été marquée par la parution en 1989 du Souci des apparences, sous la direction de Marc Dominicy. Ses auteurs, et bien d'autres à leur suite, ont systématisé cette remise en question de la théorie accentuelle. Cornulier, Verluyten, Grimaud, Gardes-Tamine, Murat, Billy, Bobillot, Dominicy et Nasta, ont tous inspiré à Jean-Michel Gouvard l'article qui devait assumer la synthèse de cette révolution du paradigme théorique : " Le vers français, de la syllabe à l'accent " (Bibliographie). Ce terme de révolution n'est pas trop fort, car le retour à une conception syllabique de la métrique française, sans passer pour une régression, implique un recentrement sur l'étude du vers français dans sa métricité. C'est la raison pour laquelle le colloque de la Sorbonne excluait d'emblée le corpus post-métrique et le vers libre. Comme le souligne M. Murat dans son introduction, il reste à présent à reposer cette question du vers libre, que les hypothèses actuellement dominantes, comme celles de Roubaud ou Bobillot, ont empêché de considérer dans son originalité a-métrique.

4Comme l'explique Jean-Michel Gouvard, le succès de la théorie de l'accent au XIXème siècle est dû notamment à ce qu'il permettait, contrairement à la tradition syllabique qui avait toujours isolé le système métrique français, de poser les fondements d'une poétique comparée entre systèmes métriques européens. Or cette nécessité épistémologique n'a plus lieu d'être. La reconnaissance du syllabisme comme constituant fondamental du vers français n'est plus un obstacle à la constitution d'un programme de métrique générale et comparée. Il est donc désormais possible d'envisager une théorie du vers français dans le cadre d'une théorie métrique générale, fondée sur des principes épistémologiques communs.

Quels sont les principes épistémologiques communs aux participants du Colloque de la Sorbonne en 1996 ? Pour l'extension d'une métrique restreinte ?

5Que faut-il entendre par métrique restreinte, terme dont se réclament la plupart des participants au colloque – au point de favoriser l'amalgame entre tenants du syllabisme et de la métrique restreinte, alors que ces positions ne s'envisagent pas sous le même angle ? La métrique restreinte vise à ne s'occuper que de l'aspect systématique de la métrique, sans forcément lui assigner une signification historique et politique. Une telle position constitue une réaction à des théories comme celle de Meschonnic, qui récusait l'aspect purement formel des études du vers pour y réintroduire l'anthropologie. Or la spécificité du système métrique français risquait de se dissoudre dans cette théorie d'un rythme totalisant. Le retour au syllabisme et à une conception stricte du vers a été le corollaire d'un recentrement épistémologique sur la métrique comme discipline. Mais métrique restreinte n'équivaut pas à formalisme. À ce titre, Aquien, Bobillot et Murat rappellent qu'il convient de ne pas évacuer le sens des formes.

6Lorsque Murat plaide pour une extension du champ de la métrique, il ne s'agit donc pas de resituer celle-ci dans le champ des sciences humaines. Cette extension doit correspondre à une analyse synoptique des constituants de la métrique : mettre en relation vers et rime, strophes et suites non-périodiques, établir la radioscopie des paysages polymorphes post-métriques. En effet, comme le souligne Bobillot dans sa contribution, " Pour une métrique restreinte ", deux options s'offrent encore actuellement : soit arrêter l'étude de la versification à Valéry poète régulier, comme l'ont fait Grammont ou Deloffre ; soit lire un vers de Racine de la même façon qu'un vers d'Éluard, à l'instar de Mazaleyrat, Milner et Regnault. Ces deux options sont évidemment rejetées par Bobillot mais l'alternative qu'il propose, aussi séduisante soit-elle, ne donne pas corps à une théorie d'ensemble rendant compte de l'évolution poétique du Moyen-Age au XXème siècle.

7On comprend mieux alors la difficulté de concevoir un manuel de métrique accessible à un large public. C'est à la constitution d'un tel manuel que Murat invitait les participants du colloque de la Sorbonne (depuis, l'un d'eux, Jean-Michel Gouvard, s'y est essayé : La Versification, PUF, 1999). Il s'agissait de mettre fin au double mythe qui empêchait les manuels de métrique de considérer objectivement l'évolution du vers français. D'une part, selon ce mythe, le vers français, à l'époque classique, se serait adapté progressivement au génie de la langue. D'autre part, à l'époque romantique, le progrès aurait consisté en une révolte contre les conventions poétiques, révolte transmise d'individus en individus.

8Les propositions des participants convergent vers ce programme d'une esthétique globale du vers. Parmi les fondements épistémologiques communs, une des " Positions et Propositions " de Murat consiste à procéder à rebours d'une critique poétique qui a toujours privilégié les oeuvres déviantes. S'intéresser à la régularité et à la normalité d'un corpus métrique exhaustif doit permettre de dégager les structures du vers français. Une telle proposition, qui assume son ambition, éclaire les partis pris méthodologiques des auteurs. Dans cette perspective, Gouvard relativise la notion d'écart alors que Dominicy assume la transparence dans le choix de la méthode métrico-métrique et de son corpus, et que Garrette analyse la concordance de la syntaxe avec le mètre dans l'alexandrin racinien. En revanche, bien que Michel Murat déplore que l'alexandrin soit l'arbre qui ait toujours caché la forêt, l'alexandrin est encore l'étalon-mètre ici, comme dans la méthode métrico-métrique. C'est à cet étalon se jaugerait la théorie du vers français, sans que soit toujours pris en compte la dimension théâtrale de la plupart des exemples convoqués. Bobillot explique cette prédominance de l'alexandrin dans la versification et la poétique françaises en le rapportant au système idéologique français. Ce système idéologique ne serait capable d'accepter qu'un seul mètre à chaque époque, comme il ne reconnaît qu'un seul Dieu et qu'un seul roi. De fait le corpus étudié par les participants relève pour l'essentiel de la période classique-romantique, ou concomitante de la " Crise de Vers ", allant de l'étude du système métrique de Baïf à celui de Verhaeren, en passant par une abondante représentation du théâtre de Racine.

9Quant à la relativisation de la théorie accentuelle, elle est l'objet d'un consensus tel que J.-M. Gouvard n'éprouve même plus le besoin d'y revenir dans sa contribution ; seuls Benoît de Cornulier et Michèle Aquien vont en clarifier les tenants et aboutissants. Or cette réévaluation de l'importance de la théorie accentuelle initiée par Scoppa a fait prendre à la recherche sur le vers une orientation nettement historiographique ces dernières années. Cette orientation a pour conséquence fondamentale une redéfinition de la discipline tout entière. Celle-ci ne peut plus désormais être comprise comme la seule étude de la versification mais bien comme une discipline scientifique à part entière incluant comme objet d'étude les discours sur le vers.

Une cohérence de principe et d'ordre chronologique dans le recueil

10Tel est le second fil conducteur qui guide ici les contributions, portant pour la première fois, comme le rappelle Michel Murat dans son introduction, sur le débat historiographique du XIXème siècle autour de la nature du vers français.

11Après les fondements théoriques d'une métrique générale et comparée proposés par Gouvard en ouverture de colloque, après les contributions de Cornulier et d'Aquien sur le rôle de l'accent, et la prise de position de Bobillot pour une métrique restreinte, le lecteur accède aux études historiographiques proprement dites. La première étude due à Charles Doutrelepont a pour sujet le débat sur la nature du vers français au XIXe siècle : s'agit-il d'un héritage du système métrique latin ? La seconde étude, de Joëlle Gardes-Tamine, mesure l'apport des travaux de Georges Lote.

12Viennent ensuite les études historiques sur l'évolution du vers, présentées selon un ordre chronologique. Ces études vont de la contribution de J.Dangel sur le système métrique latin à la " Crise de vers " vue sous l'angle de l'analyse des rapports entre la théorie et la pratique de Mallarmé (C. Zilberberg), en passant par la proscription à la Renaissance de la suite voyelle+e+consonne (Y.-C. Morin), par l'étude de la phrase racinienne (R.Garrette), de la césure lyrique (M. Dominicy), et de la rime androgyne chez Verlaine (D.Billy).

13La prédominance de l'apport historique ne doit pas occulter la diversité de ces recherches, qui ne s'ordonnent pas selon une théorie d'ensemble. Certes, des notions comme celles de position pure, condition d'élaboration d'une poétique comparée, d'accent grammatical, font l'objet de consensus. Mais il n'en va pas de même pour des notions aussi essentielles que celles de mètre et de vers, d'enjambement et de coupe, sur lesquelles se focalisent les débats.

14Aussi, dans la mesure où il ne s'agit pas de rendre compte en détail des positions de chaque auteur mais bien de l'état d'ensemble de la théorie du vers français, nous tenterons de préciser les positions des auteurs autour des points suivants :

15– la place de l'accent dans le système métrique français et dans la théorie française actuelle du vers,

16– la justification du rôle de l'accent comme héritage du système métrique latin,

17– le rôle métrique de la rime,

18– le rôle des données phonologiques, et notamment du chva, dans la création même du vers,

19– l'enjambement et la césure,

20– le problème de terminologie entre mètre et vers.

La place de l'accent ou l'accent à sa place

21Toutes les contributions s'accordent à ne pas attribuer à l'interprétation rythmique d'un vers un statut métrique. Gouvard le premier, prend soin de distinguer dans les concepts issus de Jakobson le delivery design du verse design. Accent oratoire et accent d'insistance ou affectif sont ainsi disqualifiés comme relevant de l'interprétation subjective du vers et non de sa mesure. Le seul rescapé de cette remise en cause de la théorie accentuelle demeure l'accent " grammatical " ou " linguistique ", portant sur la fin d'un groupe de mots syntaxiquement et sémantiquement cohérent.

22La critique de J.Gardes-Tamine à l'égard des principes méthodologiques de Lote, qui consistaient à s'appuyer sur la déclamation et l'adaptation musicale comme indices de réception et donc d'évaluation du vers, est à ce titre fondée. La structure du vers ne saurait se confondre avec sa réalisation orale ou musicale qui n'est que l'indice d'une lecture révélant l'appartenance à un groupe social ou à une époque. J. Gardes-Tamine souligne de plus que dans le cas de Lote, à trop vouloir rapprocher le vers du naturel du langage parlé, on en vient à perdre tout repère métrique.

23Mais c'est Benoît de Cornulier qui remet effectivement l'accent à sa place en l'annonçant dès le titre de sa contribution. En effet, Cornulier reconnaît toute son importance à la dernière voyelle stable ou masculine (DVM) du vers qui porte toujours l'accent final. Il annule de ce fait les distinctions du type : tel vers de n-syllabe porte un accent fixe sur la —n syllabe non caduque, puisqu'il est avéré que les DVM de chaque type de vers se retrouvent sous l'accent grammatical. Est ainsi relativisée la notion de longueur d'un vers ou mesure en fonction de sa DVTou Dernière Voyelle Tonique. Or Cornulier est si conscient de l'importance de cet accent grammatical qu'il propose d'appeler la DVM " tonique de " pour rappeler son rapport de dépendance à la structure grammaticale. De même, afin de ne pas dissocier les constituants rythmiques du vers de cette DVT, il propose de nouvelles appellations : anatonique serait la séquence du vers qui précède la DVT jusqu'à la DVT incluse, et catatonique la séquence du vers qui succède à cette DVT mais en l'incluant.

24Cette nomenclature permet d'assigner l'accent à sa place dans le vers, celle de la DVM, en raison d'un principe de concordance et d'exhaustivité maximale du vers qui fait se correspondre fin de vers et fin d'un ensemble sémantico-syntaxique. Mais en vertu de ce principe, cette place n'est que celle d'un accent grammatical, qui joue un rôle métrique du fait de la récurrence formelle de vers à vers. Or ce rôle est déterminé par la syntaxe et non déterminant métriquement. Fort de cette réévaluation de la place de l'accent dans le vers et concurremment dans la théorie métrique, Cornulier transpose ce principe de concordance aux hémistiches. Ceux-ci sont ainsi considérés comme des sous-vers dans les vers composés excédant 8 syllabes.

25Cornulier s'attache alors aux phénomènes de césure enjambante en vue de prouver a contrario l'existence d'un principe de concordance grammaticale à l'hémistiche en étudiant le 11 syllabes italien. Ce faisant, il répond au programme inauguré dans la contribution de Gouvard, " Le vers français en métrique générale ".. En effet, la confrontation des différents systèmes métriques doit permettre de dégager à la fois des lois communes et la spécificité de chacun des systèmes. La confrontation opérée par Cornulier a le mérite de dégager des hypothèses intéressantes sur la nature et l'évolution des équivalences entre césure dans un même mètre. Mais elle peut troubler le lecteur qui demeure attaché à cette différence d'accentuation fondamentale entre le français, langue d'accent de groupe, et l'italien, langue d'accent de mot.

26On le voit, la contribution de Cornulier avait moins pour visée d'éclairer la nature de l'accent que de démontrer que son statut métrique était redondant à l'égard de sa fonction grammaticale. De même, M. Aquien, bien qu'elle cite P.Guiraud, s'attache au rôle de l'accent dans l'analyse de la poésie classique et moderne, plutôt qu'à sa définition proprement dite. Cependant, M.Aquien, au rebours de B. de Cornulier, accorde un statut métrique à l'accent. Elle met en relief particulièrement l'accent de césure en établissant un parallèle audacieux entre l'ictus de la métrique gréco-latine et la césure. Elle émet en passant l'hypothèse qu'à l'instar de l'ictus qui ne se souciait pas des frontières linguistiques, la césure a fini par couper les mots dans le vers français et donc ignorer le principe de concordance qui devait la ramener à un statut purement grammatical.

27Mais hormis ces accents de césure et de fin de vers, l'accent ne semblerait pouvoir être que grammatical si M. Aquien ne faisait la part du rythme des répétitions de voyelles et de consonnes. Dans la mesure où c'est la voyelle qui porte l'accent de la syllabe, M. Aquien rend toute sa noblesse à la trame vocalique et sonore du vers. Elle démontre en effet que les répétitions sonores, qui structurent le vers, coïncident souvent avec des accents grammaticaux. Cette autre concordance, qui ne saurait valoir règle, permet du moins de rendre compte de la richesse rythmique d'un vers qui ne peut se réduire à son seul canon métrique.

28En renvoyant l'accent du côté de la réception, de l'interprétation de la valeur grammaticale des groupes sémantiques, M. Aquien permet à l'intonation, à la voix du poète, quand bien même elle serait immatérielle, de se faire entendre. Ainsi inscrit-elle le sujet poétique dans l'accent, sans dissocier le sens de la forme. Mais ce renvoi du côté de l'interprétation fragilise des notions poétiques telles que la coupe, notion contestée aujourd'hui mais indispensable à la compréhension des pratiques et théories poétiques modernes.

29D'une part, si M. Aquien parvient en s'appuyant sur la poésie moderne à distinguer accent grammatical et accent métrique à travers l'évolution de la césure, il pourrait lui être objecté que la poésie moderne, qui pratique une telle distinction, n'a plus rien de métrique. D'autre part, cette volonté de rechercher d'autres règles de concordance que celle de la syntaxe et du mètre l'amène à mettre en valeur le rôle fondamental de l'accent grammatical dans la structuration sonore du vers. En conséquence, elle ouvre une voie féconde vers une lecture possible du vers moderne. La lecture du vers est ainsi ramenée à ses composants essentiels : accent métrique, accent grammatical et répétitions sonores, ou encore la mesure, le sens et la voix.

30Au total, le retour à une conception essentiellement syllabique du vers français et le refus d'une accentuation mobile, subjective et aléatoire, laissent néanmoins une certaine latitude dans l'usage de la théorie de l'accent. De Cornulier qui refuse de considérer l'accent dans une perspective métrique à M.Aquien qui dissocie accent métrique et accent grammatical pour attribuer à ce dernier un rôle dans la distribution sonore du vers, la marge de manoeuvre est grande. L'accent grammatical résiste encore à l'épreuve d'une réévaluation de la théorie accentuelle.

L'accent ou la théorie de l'accent sont-ils un héritage du système métrique latin ?

31L'héritage du système métrique latin a été envisagé lors du colloque de 1996 à la fois dans une étude historique et une étude historiographique. Cette dernière rapporte le débat auquel cet héritage a donné lieu au XIXe siècle, alors que le système métrique latin était jusqu'au début de ce siècle considéré comme irréductiblement différent. Or, dès la seconde moitié du XIXe siècle, le système métrique latin va devenir l'enjeu d'un débat entre les tenants classiques d'un mètre français syllabique et les défenseurs d'une " métrique rythmique " comparable au système métrique italien depuis Scoppa. Etude historique puis étude historiographique permettent donc d'aborder de plus loin que les XIXe et XXe siècles les racines historiques d'une théorie accentuelle fluctuante.

32Pour en revenir à l'histoire, J. Dangel rappelle, dans sa contribution intitulée " De la métrique accentuelle à la poétique syllabique ", que l'accent verbal n'intervient dans le système métrique latin qu'au IIIe siècle après Jésus-Christ. La primauté est accordée à l'ictus, et non à cet accent verbal, dans la versification latine. En effet, en tant que donnée fondamentale qui porte sur l'élément long originel du pied, l'ictus ne dépend ni de la syntaxe ni du nombre de syllabes. L'ictus ne saurait donc être confondu avec l'accent grammatical que J. Dangel assigne implicitement au vers français. La question n'est pas de vérifier que l'accent français est moins métrique que l'ictus. Mais il s'agit de démontrer que dans les limites d'une certaine évolution, cet ictus latin, si différent de l'accent puisqu'il ne tient pas compte du nombre des syllabes, n'est pas absolument indépendant de la syntaxe.

33Ainsi J. Dangel rapporte-t-elle les lois de Meyer ou de Bentley-Luchs qui interdisent dans la poésie iambo-trochaïque, en certaines positions du vers et au temps faible du pied, certaines fins brèves de polysyllabes. Elle rappelle l'autonomie phonétique des mots latins, mots de sens plein qui pourraient introduire un rallongement de la finale et ainsi introduire un demi-pied de trop. De plus, même dans le cas de l'hexamètre dactylique qui n'a pas à tenir compte de ces lois, celles-ci sont généralement respectées. Cette notion d'autonomie des mots confortée par le fait que les Latins n'utilisent pas d'articles, peu d'auxiliaires et de prépositions, amène J. Dangel à mettre en valeur la notion d'accent verbal.

34Elle distingue bien la notion d'accent verbal et celle d'accent grammatical qui prédomine en français. En effet, en latin, l'accentuation d'un mot se faisait en fonction de la loi de la pénultième : lorsque celle-ci était longue, elle était accentuée (paroxyton) et dans le cas inverse, l'accent remontait sur l'antépénultième (proparoxyton).

35Or Jacqueline Dangel utilise les positions clés du vers comme la césure centrale pour étudier les faits de concordance et de discordance entre ictus et accent verbal. Dans le cas de la césure souvent penthémimère de l'hexamètre dactylique, la discordance est de règle hormis dans sa clausule finale qui est en concordance quasi constante. Alors que le iambique sénaire, lui, favorise la concordance de l'accent métrique avec l'accent verbal. Cette concordance ou cette discordance ont donc valeur d'indicateur métrique, permettant parfois de reconnaître le type de mètre dont il s'agit.

36Mais surtout les jalons du mètre, césure (considérée par les Latins comme une pause mais comme un arrêt respiratoire) ou diérèse se mettent au service du sens – J.Dangel excelle à exercer le principe de commutation : elle fait varier l'ordre des mots, sans rien changer à ceux-ci, pour mettre en valeur les effets expressifs induits par la disposition originelle. Elle conclut sur la généralisation du rôle expressif de la syntaxe, ou plutôt de l'ordre des mots, à certaines positions-clés. Elle suggère ainsi, à la suite de Norberg, que la prédominance respective des paroxytons et des proparoxytons en position P (de césure penthémimère) et de fin de vers a pu faciliter la transition vers un vers syllabique concordant grammaticalement en fin de sous-vers et donc accentué à cet endroit. Certes, cet accent ne sera plus alors attaché à un mot mais à un groupe de mots ayant fonction syntaxico-sémantique.

37Demeure donc un chaînon manquant dans le passage de cet accent verbal à l'accent syntaxique, et d'une métrique à syllabes différenciées ou quantitative à une métrique à syllabes indifférenciées, hormis aux positions clés de fin d'hémistiche. En ce sens, le débat entre Gaston Paris et Léon Gautier, qu'examine Charles Doutrelepont, n'éclaire pas vraiment cette question de la concordance entre accent grammatical et accent métrique, notions alors confuses. Il porte sur la question plus générale des conceptions de l'accent au XIXe siècle, et de sa nature héritée ou non de la versification latine.

38Deux conceptions de l'accent s'opposent au milieu du XIXe siècle. Celle de Gaston Paris pousse la comparaison entre une versification latine populaire accentuée binairement et la versification française jusqu'à conclure qu'il s'agit de métriques à nombre d'accents fixe, dont seul le nombre de syllabes sur lesquelles porte l'accent serait variable. Léon Gautier s'inspire des romantiques pour considérer que la place et le nombre d'accents dans le vers français sont libres, dans la mesure où l'accent est secondaire par rapport à l'isosyllabisme et l'assonance. La comparaison de Gaston Paris force la systématisation à un degré de généralisation extrême : les vers français ne peuvent présenter que deux accents métriques à la limite des sous-vers alors que les vers latins disposent de plusieurs accents répartis symétriquement dans tout le vers. Toutefois, elle va convaincre Léon Gautier au terme du débat des années 1860.

39Plus exactement, elle va pousser Léon Gautier à rechercher de quelle versification latine, lettrée ou populaire, provient la versification française. En effet, la théorie de Gaston Paris s'appuie sur une distinction entre versification lettrée et versification populaire ; comme si de la versification quantitative ne pouvait dériver la versification française actuelle.

40Néanmoins sa théorie n'a pas suffisamment mis en lumière comment s'instaurait dans la versification populaire, à l'instar de la langue populaire, un nouveau système binaire passant par la dégradation du système quantitatif de la poésie lettrée. De plus, la réduction qu'opère Gaston Paris des mètres latins aux mètres binaires iambiques, trochaïques n'est pas sans rappeler celle qu'a pu effectuer Scoppa sur les mots français… Enfin ces hypothèses achoppent sur le défaut de corpus car la poésie quantitative ou lettrée a été privilégiée par les copistes.

41Par ailleurs, les études postérieures au XIXe siècle n'ont pas retenu l'hypothèse d'une évolution linéaire et univoque. A la suite de Lote, les chercheurs ont démontré qu'il y avait polygénèse du système métrique français. En effet, plusieurs voies s'ouvraient au poète au Haut Moyen Âge : système quantitatif, syllabes égales et donc nombre de mots sensiblement équivalent sans correspondre à un schéma accentuel ni prosodique, ou vers de schéma accentuel sans être prosodique. Du moins, tous les chercheurs, à la suite de Léon Gautier, reconnaissent que le rôle de l'accent est secondaire dans la poésie dérivée des hymnes liturgiques (ou poésie rythmique) par rapport à l'isosyllabisme et l'assonance. En effet, la disparition des rythmes ternaires tend à encadrer les vers dans une mesure se rapprochant de l'isosyllabisme ; l'iambique dimètre serait ainsi devenu l'octosyllabe. Elwert a notamment proposé l'hypothèse selon laquelle la lecture du système quantitatif, qui ne tenait plus compte des quantités, avait réduit celui-ci à un système isosyllabique.

42Au total, le débat de la seconde moitié du XIXe siècle n'était pas dénué d'enjeux politiques et esthétiques. Les distinctions floues entre versification latine lettrée et versification latine populaire, demeuraient acceptables au vu de l'existence assurée d'un système métrique latin lettré hérité des modèles grecs. Mais elles renvoyaient à des partis pris idéologiques lorsqu'elles étaient transposées au vers français. L'idée d'une poésie latine rythmée binairement, répandue par Gaston Paris, a pu être détournée de son sens premier et servir des conceptions accentualistes du vers. Or, à l'inverse du consensus entre Gaston Paris et Léon Gautier sur l'importance de l'isosyllabisme, ces conceptions ne subordonnent pas l'accent à l'isosyllabisme comme critère de définition du vers français. Eclate ici le décalage entre la conception d'une versification latine rythmique et celle d'une poésie liturgique isosyllabique, dans la mesure où la démonstration de Paris porte sur deux périodes et deux systèmes différents sans que la transition entre les deux systèmes n'ait été éclairée. Cette opacité a pu favoriser des positions comme celle de Lote, selon laquelle l'accent ne joue aucun rôle dans la poésie du Moyen Âge, pour tenir de nouveau une place importante à l'ère romantique. Cette conception progressiste de l'histoire mise en lumière par Joëlle Gardes-Tamine dans sa contribution " L'Analyse du vers français de Georges Lote " ne favorise pas cependant l'étude objective d'une polygénèse du vers français. On ne saurait transposer à rebours le passage d'une poésie isosyllabique à une poésie rythmique pour expliquer le passage de la métrique quantitative latine à celle des hymnes liturgiques isosyllabiques.

Quel rôle métrique attribuer à la rime ?

43L'hypothèse selon laquelle la rime serait apparue dans les hymnes liturgiques latines pour compenser l'indifférenciation de la métrique isosyllabique par opposition à la quantité de la métrique traditionnelle, a été souvent avancée. Compensation d'une part et invention d'autre part différencient ainsi nettement les hymnes liturgiques latines rimées. Mais une telle hypothèse ne suffit pas à justifier le statut métrique de la rime, dans la mesure où celle-ci apparaît comme un critère qualitatif de définition du vers par opposition au décompte de syllabes, critère d'apparence plus quantifiable (mais qui ne relève pas de la métrique quantitative).

44Si l'on se rapporte au vers latin, celui-ci connaissait déjà des fins de vers codifiées et définitoires du type de mètre. Comme le rappelle J. Dangel, la fin de l'hexamètre dactylique se caractérisait par une concordance entre accent verbal et ictus métrique. Mais les termes de rime accentuelle et rime quantitative employés par J. Dangel pour qualifier cette concordance finale, ne valent que par métaphore. Et par rime, il faut entendre, à la suite de Doutrelepont, un appariement réglé de deux vers. La rime, codifiée dans le système français, a de fait un rôle métrique. Mais l'exemple du vers latin nous le prouve a contrario ; ce statut métrique est-il déterminé par sa seule position terminale du vers, position métriquement accentuée ou par une nature propre ?

45Cornulier dissocie l'alternance masculine/féminine obligatoire des rimes de leur position finale de vers. Il néglige ici le statut métrique de cette alternance au profit de la position ultime toujours accentuée. Et cette position ultime est elle-même occultée par le critère de longueur du vers, dans la définition de l'accent du vers. De même, on peut considérer que la " contrerime " définie par Garrette comme le cas de distiques ou de suites de deux distiques se développant en porte-à faux par rapport au schéma rimique, ne fait pas intervenir le statut métrique de la rime mais bien sa position finale de vers. Zilderberg rappelle qu'aux yeux de Mallarmé, la rime constitue un moyen d'unifier le poème, faisant pendant à la consonne initiale d'attaque qui donne sa lancée au vers. Mais la rime, par sa duplication, établit une médiation entre ce mot total que constitue le vers et le poème. Cependant, cette systématisation du rôle de la rime intervient dans une esthétique trop personnelle pour avoir valeur de paradigme métrique.

46Ainsi la rime apparaît-elle comme un constituant métrique mineur par rapport au décompte des syllabes et à la césure, si l'on en croit l'étude consacrée par Billy aux libertés prises avec la rime par Verlaine. En effet la rime se définit comme : noyau+ coda+ éventuellement consonne flottante (rime masculine), avec insertion d'un chva entre la coda et la consonne flottante (rime féminine). Or les consonnes flottantes ont été à maintes reprises négligées dans les rimes de Verlaine. Mais une telle négligence, qui rapproche la rime de l'assonance, ne défie que relativement le statut métrique de la rime. D'autant plus que dans le cas de la rime androgyne, cas particulier de rime mixte (la rime androgyne apparie un vers à finale féminine avec un vers à finale masculine), le déséquilibre induit par ce changement apparent de rime peut régler les problèmes esthétiques du changement de strophe. Cette solution esthétique prévaut dans le cas des hyperrimes consistant dans un sonnet à apparier deux rimes de genre opposé mais homophones, pour recréer au niveau supérieur du groupement l'androgynie. En effet, les rimes des quatrains se répondent phoniquement mais en faisant succéder à un quatrain en rimes masculines, un quatrain en rimes féminines. De même alternent les rimes des tercets dont les vers finaux constituent une rime androgyne. Ainsi le problème de la monotonie d'une rime se répétant dans les quatrains et celui de l'interdépendance des tercets sont-ils réglés.

47Si Billy renvoie cette rime androgyne à une expérience et à une métaphysique propres à Verlaine, du moins est-ce le statut métrique de cette rime qui nous importe.

48A cet effet, Verlaine considérait l'hyperrime androgyne comme une solution esthétique dans le cadre de certains sonnets, apportant du tremblé à une poésie légère. Toutefois le procédé pouvait ne pas être toujours motivé par des considérations expressives. Il s'apparentait alors à une tentative de subversion gratuite. S'agit-il alors d'une preuve a contrario du statut métrique de la rime qu'il s'agissait de défaire dans ces " rimes non attrapées " ?

49Les contraintes qui régissent la rime paraissent les plus arbitraires de toutes les règles métriques en ce qu'elles sont dissociées souvent de la quantité du vers. Dans la mesure où elles peuvent donner lieu à des jeux et variation sur les rimes inversées, leur nature métrique prête à discussion. Mais les protocoles d'étude de la rime définis par Billy et les expérimentations de Verlaine confèrent définitivement à la rime un statut métrique. En effet, ils ne réduisent pas la rime à une seule récurrence phonologique accentuée en position finale. Mais ils retournent les règles du genre même de la rime : masculin/féminin, opposition qui n'a de valeur qu'en métrique.

Quel rôle les données phonologiques, et notamment la prononciation du " e " muet, peuvent-elles jouer dans la création même du vers ?

50Les données phonologiques déterminantes dans l'histoire de la métrique ont pu concerner la rime par le biais de la liaison virtuelle des dernières consonnes, autrefois prononcées. Mais elles concernent aussi et surtout les conditions de prononciation du " e " muet ou chva. En effet, ces conditions, en touchant au décompte des syllabes et donc au mètre, affectent, dès la création, la structure même du vers français. Il ne s'agit pas de participer au débat actuel sur la nature même de ce " e " muet faussement dit féminin. Certes, Gouvard défend l'hypothèse par ailleurs (Critique du vers, H. Champion, 2000, p. 230-255) que tous les " e " classés comme féminins ne le sont pas forcément, en vue d'expliquer la récurrence d'un " e " en fait masculin en certaines positions interdites. Est en effet féminin pour la méthode métrico-métrique tout e posttonique non élidé métriquement et analysable en termes morphologiques : Jean-Michel Gouvard refuse une définition aussi large, qui peut amener en fonction du contexte grammatical à référencer des " e " prétoniques internes comme féminins. Mais ce débat n'est qu'indirectement lié au sujet des contributions. Celles-ci s'attachent à évaluer, sans anachronisme, comment les conventions linguistiques de l'époque régissant la prononciation et la graphie du " e " muet, qu'il soit masculin ou féminin, ont pu structurer le vers.

51Il n'est pas indifférent que l'on doive à un critique de l'Université de Québec ou à l'étude de Marc Domincy sur le poète belge Verhaeren d'avoir établi l'enjeu des conventions phonologiques dans la structuration du vers. Plus particulièrement, on doit à Yves-Charles Morin la mise au jour des motivations idéologiques et politiques d'un certain arbitraire métrique. Cette relativisation des données phonologiques a pour objectif de démontrer, si besoin en était, que le français est une construction progressive et protéiforme.

52En effet, Morin abat le mythe politique du génie de la langue auquel l'on devrait la proscription de la suite voyelle + " e " muet devant consonne. Il s'agit de dévoiler les conditions matérielles et phonologiques qui ont présidé à cette proscription. Morin établit une comparaison éclairante entre la difficulté qu'éprouvent les lecteurs contemporains à prononcer un chva posttonique devant consonne et celle des contemporains de Ronsard à prononcer un chva après voyelle. Pourtant à cette époque, le chva était compté pour une voyelle et donc une syllabe. Certes, le chva posttonique se prononçait encore à l'époque de Ronsard mais non le chva prétonique qui se contractait avec la voyelle précédente et allongeait cette dernière (la contraction s'oppose ainsi à l'élision qui supprime purement et simplement la voyelle concernée). C'est d'ailleurs la suppression pure et simple dans la graphie des " e " après voyelle que Ronsard préconise, pour pallier cette contraction du chva. Il la préconise dans son Art Poétique, à la suite de Peletier du Mans, sans forcément l'appliquer. Pour ne pas déplaire à ses lecteurs méridionaux qui ne pratiquent pas encore l'apocope du " e " après voyelle et devant consonne, Ronsard rétablit dans les oeuvres de sa maturité les chva ôtés.

53Or, à ce moment de la Renaissance, le français, nouvelle langue officielle, se substitue au latin des poètes. Il faut que la graphie du français de langue d'oïl, à l'instar de celle du latin, soit acceptée de tous, à défaut d'être prononcée uniformément. Le français doit donc proscrire de sa graphie tout ce qui peut impliquer des divergences de prononciation et de décompte, comme la suite voyelle + " e " + consonne. De même, l'interdiction du hiatus dériverait de l'obligation de l'élision dans la poésie latine. Or dans un hiatus concernant les frontières externes des mots, une transposition de la règle latine d'élision obligerait souvent à élider la dernière voyelle tonique du premier mot, usage inconcevable. Pour remédier à cette impossibilité, le hiatus est proscrit aux frontières externes des mots mais non à l'intérieur des mots. toutes ces règles restreignaient le champ lexical utilisable. Des compromis ont donc été trouvés comme la syncope, ou cette règle selon laquelle un chva post-tonique ne comptait pas devant une autre voyelle. L'impossibilité de reconnaître de manière assurée les " e " féminins des " e " masculins et donc prononcés a ainsi donné naissance à ce compromis fait de concessions de part et d'autre. De nouveaux interdits sont venus se greffer dans l'usage, liés à l'importance croissante de la césure et à la possibilité réglementée d'un " e " à cette place. En revanche, au XVIIe siècle, lorsque la contraction du chva a été entérinée dans l'usage, ont été admises les terminaisons verbales comportant des " e " muets. Certains " e " ont été même rétablis, donnant lieu à ce que Cornulier dénomme la " fiction graphique ".

54Par l'examen des différents traités de poétique au XV et XVIe siècle, Y.-C. Morin a démontré comme chaque auteur était persuadé que la bonne prononciation du français était la sienne. Ce n'est que sous une influence politique, et à défaut d'avoir pu imposer les normes de prononciation du francilien, que ces conventions esthétiques, rien moins qu'arbitraires, ont consacré unanimement le français langue de poésie.

55L'enjeu de la contribution de Marc Dominicy sur la césure lyrique chez Verhaeren touche moins à une stratégie linguistique qu'à une esthétique individuelle. Mais cette esthétique propre à Verhaeren aura eu une influence décisive à la fin du XIXe siècle. Dominicy démontre comment l'usage particulier de certains schèmes grammaticaux permet d'expliquer des irrégularités apparentes de sa poésie comme la césure lyrique (césure dont la sixième syllabe comporte un " e " muet mais compté devant une attaque non nulle à la syllabe 7). Dominicy explique ainsi la fréquence de la césure lyrique par l'usage du schème disjonctif, qui implique la prononciation du " e " portant l'accent grammatical, " e " masculin donc et non féminin. D'une part, Verhaeren ne respecte pas l'interdiction de la césure lyrique généralement associée à un schème jonctif et n'exigeant pas la prononciation du " e " devant attaque syllabique non nulle. D'autre part, en employant le schème disjonctif, Verhaeren donne tout logiquement un statut " comptable " à ce " e " prononcé en fin de coupe. Dans la lignée d'une prononciation tout à fait particulière, Verhaeren a parfois recours à des " e " épenthétiques afin de régulariser ses vers. En effet, Dominicy pose en règle personnelle cette pratique associée très fréquemment aux finales en liquide vibrante. Une étude attentive des réalisations sonores et graphiques du vers bat alors en brèche l'hypothèse facile du vers faux chez Verhaeren.

56Mais pour compenser cette pratique du schème disjonctif qui amène à prononcer des " e " ordinairement muets et ce, en toute position du vers, Verhaeren est parfois obligé de recourir à l'apocope après coupe ou à l'intérieur d'un sous-vers. De même, cet usage du schème disjonctif amène Verhaeren à ne pas élider certains chvas féminins devant voyelle. Enfin la récurrence relative des féminines en position 7, occurrence interdite dans l'alexandrin à césure nécessairement synthétique, doit se comprendre dans les vers de Verhaeren comme la réalisation exceptionnelle d'un schème jonctif qui en fait de potentiels 6-6.

57La régularité même des phénomènes de présence du " e ", la graphie fausse d'un point de vue orthographique de certains vers, permettent de dégager chez Verhaeren des règles de prononciation du " e " qui font système. Ce système qui ne se conforme pas aux règles classiques de la versification est à tout le moins aussi régulier. Certes, Dominicy valide certaines hypothèses de Morier sur la césure ou coupe lyrique appelée par lui " syncope ". Mais à rebours de l'intuition et d'une analyse subjective des effets, cette validation se fonde sur une méthode scientifique de recensement et sur des principes phonologiques (J. Encrevé). Il n'en demeure pas moins que si la nationalité de Verhaeren a pu avoir une certaine influence sur ses choix, elle a été trop longtemps considérée comme une excuse à des libertés apparemment gratuites. Il fallait toute l'attention portée aux conditions de prononciation et de graphie du " e " pour révéler l'énergie d'une voix poétique qui va jusqu'à se faire prosodisme.

58En conclusion, que le " e " muet fasse l'objet d'un compromis étendu à l'ensemble d'une société à une époque donnée ou qu'il soit l'objet d'un traitement particulier mais systématique de la part d'un poète, il a toujours partie liée avec le décompte des syllabes. Son statut métrique en fait tout naturellement l'objet privilégié des études phonologiques et du débat actuel.

L'enjambement et la césure

59Le terme d'enjambement parfois confondu avec l'ensemble des discordances entre mètre et syntaxe a pu s'avérer gênant. Aussi l'acception restreinte d'une discordance à l'entrevers semble-t-elle faire l'unanimité. Elle en vient d'ailleurs à être remise en cause lorsqu'elle est transposée au niveau de la césure, pourtant frontière de sous-vers. Ainsi la césure cristallise-t-elle aujourd'hui les problèmes de terminologie relatifs à l'enjambement.

60Le débat ne porte plus comme dans les années 30 sur la nature de la césure : pause, arrêt respiratoire, inflexion de la voix ? La démonstration de Lote, en dépit de ses insuffisances méthodologiques consistant à s'appuyer sur l'adaptation musicale de poèmes, a permis de récuser, comme le rappelle J.Gardes-Tamine, la définition de la césure comme silence. Actuellement, les théoriciens s'entendent pour lui accorder la simple valeur d'une frontière de sous-vers.

61Or Marc Dominicy est amené lors de son étude de la césure lyrique chez Verhaeren à redéfinir la césure et l'enjambement. La césure correspondrait à la première syllabe de mot suivant le noyau de syllabe de coupe, la coupe portant sur la dernière syllabe d'un sous-vers non final. Cette notion de coupe semble pratiquement ramenée à la notion d'accent puisqu'elle porte sur la dernière syllabe accentuée du mot ou groupe de mots. Sont définies ensuite la césure synthétique et la césure analytique. La première ne connaît pas de coupure entre la dernière syllabe du noyau de coupe et la première du mot suivant, en raison de l'élision de la dernière voyelle du noyau de coupe. La seconde équivaut à une séparation entre la syllabe de coupe et une autre syllabe appartenant à un noyau métrique.

62Ainsi Dominicy refuse-t-il le terme de césure enjambante pour lui préférer celui de synthétique en rappelant que l'enjambement ne vaut qu'à l'entrevers, c'est-à-dire à des frontières de mots et non de syllabes. En effet, Dominicy insiste sur la fixité de la césure, ce qui lui fait refuser le postulat de Cornulier. Ce dernier affirme que les frontières morphologiques associées à la syllabe de coupe seraient plus prégnantes que la frontière de mots associée à la finale septième. Or " un tel renversement des hiérarchies syntaxico-prosodiques " serait " incompatible avec l'hypothèse d'une identification préalable de la césure ". Par conséquent, Dominicy définit la césure lyrique comme une césure synthétique correspondant à une syllabe de coupe post-accentuelle, impliquant au niveau des mots une déviance syllabique. D'une part, la reconnaissance d'une frontière morphologique semble plus évidente que la reconnaissance d'une frontière syllabique. D'autre part, le parti pris de Marc Dominicy l'amène à terme à confondre césure et coupe, en refusant d'accorder à la césure un statut équivalent à celui de la fin du vers comme frontière de sous-vers.

63 Or cette réévaluation critique de l'enjambement, qui dépasse la seule position de la césure, n'a rien de formel. Ces problèmes de terminologie et de validité épistémologique font éviter à Garrette le terme d'enjambement dans son analyse du rapport avec le vers de la phrase de Racine. Il préfère à cette notion celles de la contrerime vue plus haut et du contremètre, phrase semblant respecter le mètre dont elle comporte le nombre de syllabes mais en porte-à-faux avec lui. Cependant Garrette s'appuie sur la distinction de Mazaleyrat, distinction qui partait de l'enjambement, pour exclure du contremètre les concordances différées, cas où une non-concordance à une borne du vers est rattrapée à une autre borne du vers. Les concordances différées externes l'intéressent toutefois, en ce qu'elles relèvent des non-concordances significatives entre structure phrastique et structure métrique. Mais ce sont celles des non-concordances qui ne coïncident ni en amont ni en aval avec une limite de vers qui sont appelées contre-mètres.

64Du moins ne trouve-t-on pas dans ces contre-mètres et contrerimes d'illustration de l'enjambement défini comme le suspens d'un groupe syntaxico-sémantique qui doit être complété pour le sens au vers suivant. Or d'une part, le rejet de la notion d'enjambement se confond avec le rejet d'une définition s'appuyant sur la différence de mise en valeur de l'accent grammatical à la fin de l'entrevers. En effet, la longueur de la discordance ne serait pas le critère discriminant de l'enjambement et du rejet. Celui-ci serait évalué par la discordance entre accent grammatical et accent métrique : si celle-ci est sentie à la fin du premier vers concerné comme donnant lieu à un affaiblissement de l'accent métrique qui ne peut coïncider avec un accent grammatical, alors il s'agit d'un enjambement (J. Mazaleyrat, Eléments de métrique française, Armand Colin, 1990, p. 128-138.)

65D'autre part, comme le reconnaît en conclusion Garrette, le principe de concordance, différée ou non, prédomine dans la phrase de Racine, que l'on ne saurait considérer comme un poète moderne à cet égard.

66L'enjambement semble donc faire l'objet d'une critique générale, confondu dans le refus d'une certaine théorie accentuelle. Toutefois l'enjambement défini comme rejet supérieur à l'hémistiche suivant, procédant du même phénomène de décalage que le rejet mais simplement dilué, était d'une utilité épistémologique non négligeable. Certes, comme l'affirme Bobillot, il est dans la nature même du vers, et non du mètre, de tendre à l'enjambement. C'est probablement ce rapport contre-nature au mètre qui fait éviter de recourir à ce terme alors qu'il s'agit d'approfondir les rapports de la syntaxe avec le mètre.

Mètre et vers

67Les points de vue de Gouvard et Bobillot, qui emploient dans ce recueil mètre et vers dans un sens différent, ne sont pas incompatibles si l'on s'entend sur ce que recouvre leur terminologie. Gouvard analyse selon une perspective à proprement parler formelle le système métrique français. A la suite de Dominicy et Nasta, il lui refuse l'appellation de mètre en l'opposant au système complexe latin ou encore au système de vers mesurés de Baïf. En effet, ces deux derniers systèmes différencient presque toutes les positions du vers et méritent donc l'appellation de mètre. Alors que le point de vue idéologique de Bobillot considère, dans le seul système métrique français, et non dans une perspective comparée, l'opposition entre la réalisation individuelle que représente le vers et le système dominant du mètre.

68La différence de terminologie n'est donc pas irréductible, à condition de ramener les points de vue à leurs présupposés. La méthode de Gouvard fait d'ailleurs part à l'individualité de chaque oeuvre poétique en ne cherchant pas de mètre dans des prototypes différents du même type de vers. Elle ne prend en compte un nouveau mètre que lorsque la récurrence d'une variation limitée et systématique prend des proportions trop importantes pour qu'il ne s'agisse que d'un prototype. Gouvard assouplit ainsi la conception du mètre, trop longtemps considéré comme un moule figé n'acceptant pas le moindre écart.

69Gouvard comme Bobillot sont donc attentifs aux réalisations individuelles du vers. Mais Bobillot systématise la réflexion sur le mètre français, et notamment sur la prédominance d'un mètre à une époque, l'alexandrin. Il pose en principe que le mètre a pu subsister tant que subsistait la confusion entre syntaxe et nombre du vers. Est ainsi expliquée la prohibition de l'enjambement dans les premiers vers libres qui, pour être reconnus comme vers, nécessitaient l'unité syntaxique des vers anciens, à défaut de leur nombre. Mais Bobillot achoppe sur l'absence apparente de régularité du vers ou des vers postérieurs à ce système du premier vers libre. Certes, Artaud semble remporter l'ultime victoire sur le dernier garde-fou que constitue la régularité de la syntaxe. Mais cela revient à décaler jusqu'à Artaud le terme où la poésie française peut être encore étudiée comme système. En dépit de l'importance accordée à la ligne comme critère constitutif de poéticité, une théorie du vers libre ne peut donner lieu, semble-t-il, qu'à une théorie relativement floue des vers libres.

70L'idée de mètre, sans tenir compte des jeux de mots évidents, comporte les notions de système et de mesure. Le système métrique français, pour être moins différencié que d'autres, n'en demeure pas moins systématique et contraignant. Au risque de multiplier les termes nécessaires pour décrire les différents systèmes métriques en versification comparée, il n'est peut-être pas nécessaire de prohiber in fine le terme de mètre lorsque l'on décrit le système métrique français, car même s'il s'agit d'observation et non de conscience poétique, les deux demeurent inextricablement liées.

Le colloque de la Sorbonne en 1996 : un carrefour d'approches mais un champ théorique unifié.

71Au terme du parcours de ces Actes, on ne peut que se réjouir de l'initiative qui consistait à réunir et confronter phonéticiens, grammairiens, stylisticiens et poéticiens. La division traditionnelle de la métrique entre départements de langue et de littérature était pour partie responsable de la relative infortune de la discipline dans le champ des études scientifiques. Or le colloque de la Sorbonne met fin à cette division. L'unification du champ théorique est assurée par la collaboration des chercheurs de tous horizons. D'une part, les études historiographiques comblent une lacune épistémologique. D'autre part, elles font appel à toutes les ressources, de la stylistique à la réflexion sur les présupposés idéologiques des théories métriques. Ce n'est que par ce retour sur soi-même que la discipline atteint son âge adulte. On en veut pour preuve la précieuse bibliographie qui couronne l'ouvrage. Elle met à jour une recherche bibliographique auparavant obligée de se fonder sur la bibliographie trop ancienne de Thieme ou celle, explicitement partiale, de Mazaleyrat.

72Si la conclusion de Georges Molinié inscrit le colloque de la Sorbonne sous le signe de la pluralité, cette pluralité n'équivaut pas à une cacophonie. Bien au contraire, les approches et théories apparaissent souvent complémentaires. Les discordances que nous avons pu relever, n'opposent pas sur l'essentiel des théoriciens unis sur les principes méthodologiques à adopter. Ainsi ce colloque de 1996, revenu du paradigme dominant des années 60, se présente-t-il avec modestie comme une étape dans l'avancée commune vers une théorie du vers français. Demeure la tâche de titan que se sont assigné les participants : le corpus poétique restant à explorer.