Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Printemps 2001 (volume 2, numéro 1)
titre article
Marielle Macé

Sens communs, critique d'écrivains

Wystan H. AudenEssais critiques, suivis de En souvenir de W.H. Auden, par Hannah Arendt.Traduit par Claude Habib, Claude Mouchard et Pierre Pachet.Paris, Belin, " Littérature et politique ", 2000. 184 P.EAN 13 : 2701119847

1De W.H. Auden, on connaît les poésies et le paradis perdu qu'elles tentent d'habiter. On connaît moins sans doute les proses, du fragment de discours moral à l'essai critique, dont quelques exemples ont été retenus dans ce recueil. Tous les essais ici traduits avec talent sont extraits de The Dyer's hand (1963), et l'avant-propos que l'auteur avait inclus dans la première édition de son recueil n'invitait certainement pas à considérer ses propres gestes critiques avec une attention trop pieuse : textes de commandes dont l'auteur se tenait à distance, et à propos desquels il soulignait que le rapport entre forme et contenu y est sans nécessité, arbitrairement fixé par la commande. Auden précisait aussi dans cet avant-propos de 1963 que le seul geste esthétique significatif de son livre était le choix précis d'un ordre des trente-quatre essais (le recueil se divisait en huit sections titrées et précédées d'un certain nombre de " seuils ", de la dédicace à l'épigraphe ; on peut renvoyer à ce sujet à un ensemble d'études sur la poétique du recueil essayiste dont il a été rendu compte récemment dans Acta Fabula : " La pensée composée ").

2On peut donc regretter que ce choix de traduction ne s'accompagne d'aucune présentation du recueil initial, et que les huit essais retenus, absentés de leur lieu concerté d'origine, ne prenant plus place dans un cheminement significatif qui, au long des sections, allait de la lecture à la musique en passant par quelques sections thématiques, ces essais donc se trouvent offerts comme des bijoux isolés de jugement littéraire. Un bref avertissement désigne un principe de sélection : on a retenu les essais " qui touchent directement à la littérature et à sa place dans la vie collective ", ceux qui présentent une articulation entre le " jugement littéraire (celui du poète qui lit et celui du poète qui écrit) " et le " jugement politique ". Mais on ne peut éviter de voir là un certain exhaussement des textes qu'on s'apprête à lire et de leur portée. La question politique est certes abordée, et avec netteté, par Auden, mais elle ne constitue un fil rouge de ce nouveau recueil que traitée sur un mode assez paradoxal ; la dimension politique de ces essais mériterait donc en tout cas la médiation d'un commentaire, car il ne s'agit là ni de textes engagés ni de réflexions référées à l'Histoire.

3Il y a également dans l'omission d'un rappel du contexte éditorial d'origine, et des spécificités de l'existence contingente de l'essai comme genre, quelques indices de la façon dont la critique d'auteur est souvent présentée : parole magique sur la création proférée par le créateur, activité à double face où le geste critique s'accompagne de la reconnaissance de son droit singulier au jugement, discours second dont la secondarité semble devoir s'effacer. Pourtant la réflexion sur les liens réversibles qui unissent les écrivains à leurs critiques n'est pas la moindre des analyses proposées ici par Auden. Le statut accordé à la critique d'auteur dépend peut-être beaucoup des déclarations de quatrièmes de couverture, à l'instar de celle-ci : " Sans jamais cesser d'interroger l'écriture de la poésie, cette prose nous fait, par d'autres voies, pénétrer dans le secret de ces " temps obscurs " – selon les mots de Hannah Arendt (dont un hommage à Auden clôt ici ce choix de textes) – où naquirent les vers de ce grand poète "]. Un tel commentaire exemplifie les modes de légitimation de la critique d'écrivain, et il y aurait certainement à s'interroger sur la place que ce genre tient dans le champ critique, sur les modes de décision ou de reconnaissance de sa valeur, sur l'effet d'autorité qu'il provoque, sur ce que l'on attend de lui : il est clair qu'on ne lit pas avec les mêmes critères et avec les mêmes exigences la critique universitaire et la critique d'écrivain. Notre approche des gestes critiques d'un poète est à double fond et grosse d'arrière-pensées ; ce n'est pas une orientation théorique qu'on espère y trouver, mais une voix qui a trouvé ailleurs son autorité et qui se pose à présent légèrement différemment.

4Ces essais critiques sont enfin suivis d'un beau texte d'hommage d'Hannah Arendt qui parle essentiellement de l'Auden poète, et qui apparaît surtout comme un poids supplémentaire dans la balance du " jugement politique " que les essais présentés n'offrent pourtant pas particulièrement .

5Une conscience poétique et une conscience politique à l'oeuvre, une continuation de la poésie par d'autres moyens, une voix singulière, une position surplombante, un droit particulier à l'évaluation, en somme, de la critique d'écrivain, c'est ce que nous sommes invités à contempler. Mais l'intérêt de ces essais réside peut-être ailleurs, et, s'il ne présente pas d'échappées théoriques neuves, ce livre peut être l'occasion de réfléchir à notre réception de la critique d'auteur.

6Malgré ces réserves sur l'objet-recueil ici présenté, avec son nouvel agencement, son nouvel avant-propos, le choix d'une postface qui oriente assez considérablement l'approche des essais dans le sens de ce qu'Auden comme poète représente, mais non de ce qu'il donne ici, on doit souligner l'originalité de leur portée.

7Car c'est assez précisément à ne pas sortir de l'espace commun de la lecture qu'Auden s'applique ici. Son discours s'écarte de l'idée d'une exception du poète et d'une exception du critique ; l'un des courages du livre est de baisser la voix, ramenant la critique à la lecture, et l'écriture à la parole. Une des constantes du recueil est la définition de la communication littéraire comme événement privé, mise en rapport entre deux individus, mais, et c'est l'essentiel, autour d'un langage commun, du langage d'une communauté. Le noyau théorique du recueil repose dans cette affirmation simple mais forte : " un monde verbal purement privé n'est pas possible " (p.29). Ce recueil est d'un écrivain-critique, et non d'un critique-écrivain. Le discours n'y prétend pas à une littérarité, fût-elle de seuil, le langage est entendu comme bien commun, la pensée ne vise pas l'intraductibilité de la poésie, et l'assertivité propre au discours essayiste est acceptée sans désir de trouver une posture singulière.

8Ce n'est pas un hasard si Auden, à l'image des apprentis rhéteurs de la Renaissance, est l'auteur d'un recueil personnel de lieux communs : A certain world. A commonplace book, 1970, qu'il présente comme " une carte de sa planète ", entièrement constitué de citations du patrimoine littéraire ou historique classées par rubriques, par entrées, par lieux communs, où l'on retrouve des morceaux discursifs qu'Auden reprenait à son compte dans certains des essais ici présentés. L'écrivain a aussi eu une longue activité d'anthologiste, d'archiviste de la mémoire poétique de la langue anglaise. C'est en partie une activité de cet ordre que je crois lire dans ces essais, ce qui explique que dans certains d'entre eux le prosaïsme soit parfois déroutant ; le critique parle ici à voix basse, l'écrivain n'en impose pas, et certains de ces essais apparaissent bien comme des recueils de lieux communs, inventaire des lieux d'une lecture moderne partagée par les lecteurs de son temps : " lire c'est traduire ", " un signe qu'un livre a une valeur littéraire, c'est qu'il peut être lu de plusieurs façons ". Le " bon sens ", le " sens commun ", les " sentiments humains " (" La banalité absolue : le sens que j'ai de mon caractère unique ", p.87) sont l'échelle à laquelle la lecture est mesurée. La forme de ces essais rejoint d'ailleurs parfois la prose des moralistes, dans son goût pour la sentence, l'énonciation paradoxale, les usages de l'ironie, l'observation sociale et non la prophétie. Cet intérêt pour les lieux communs d'une époque sont sans doute l'autre face d'une attention à la rhétorique, aux bribes de procédures rhétoriques et donc de langage partagé qui subsistent dans la formation des écrivains et de leurs lecteurs, et qui reviennent discrètement sous la plume d'Auden.

9Le recueil tel qu'il est présenté se compose à la fois d'essais généraux sur des questions esthétiques très globales (" Lire ", " Ecrire ", " Faire, savoir et juger "), et d'essais critiques allant des fragments de lectures thématiques (la figure de Narcisse retrouvée dans une série de couples littéraires, ou celle du maître et de l'esclave) jusqu'à des modèles théoriques (la proposition, par exemple, d'une poétique essentialiste et prescriptive très précise du roman policier).

La lecture, un cas particulier du malentendu.

10Le recueil s'ouvre sur un essai intitulé " Lire " qui fonctionne, me semble-t-il, comme un petit bréviaire de lecture contemporaine ; dans une prose très simple, Auden expose sous forme quasi proverbiale des principes d'approche littéraire, de réception, qui correspondent à l'expérience commune du lecteur de ce siècle. Antoine Culioli a défini naguère la compréhension comme un cas particulier du malentendu, et c'est à ce type de rencontre hasardeuse qu'Auden compare ironiquement la communication littéraire : " les intérêts d'un écrivain et les intérêts de ses lecteurs ne sont jamais les mêmes, et si, à l'occasion, il arrive qu'ils coïncident, c'est par chance " (p.7). On retrouverait presque la belle définition du littéraire par Ph. Hamon : un " carrefour d'absences ". L'expérience particulière de la lecture se tient dans un espace privé, mais pour Auden cette expérience se répète, se partage avec d'autres : " De temps en temps je tombe sur un livre dont j'ai le sentiment qu'il a été écrit spécialement pour moi et pour moi seul. Comme un amoureux jaloux, je veux que personne n'entende parler de lui. Avoir un million de lecteurs de ce genre, chacun d'eux ignorant l'existence des autres, être lu avec passion et sans que personne n'en discute, c'est le rêve, certainement, de tout auteur " (p.17). L'attention à la lecture commune dicte quelques principes qui se veulent toujours de bon sens : effet de réception : " on ne peut lire un auteur qu'on découvre de la même manière qu'on lit un auteur confirmé ", " un chant du Paradis se trouve à côté d'un excellent dîner, Guerre et Paix ne se sépare pas d'un Noël sans le sou dans une ville étrangère "… ; limites de l'interprétation : " bien qu'une oeuvre de littérature puisse être lue de plusieurs façons, le nombre de ces lectures est fini et peut être classé en ordre hiérarchique : certaines lectures sont manifestement plus " vraies " que d'autres, certaines sont discutables, certaines manifestement fausses, et d'autres, comme lire un roman en commençant par la fin, sont absurdes " (p.8).

11Ces réflexions sur la lecture s'appuient sur une espèce de biographie du lecteur, de mini-roman de sa formation : naissance au jugement personnel, intégration dans un espace esthétique partagé, et débouchent sur des considérations assez provocantes sur la nature de l'acte critique, rationalisation d'un penchant, travestissement d'un paradis personnel, événement psychologique (et Auden nous livre ironiquement la description de son Eden, celui autour duquel tournent aussi ses poésies). Il s'agit dans ces traits biographiques de mettre les lecteurs des critiques en position de juger les jugements de ceux-ci. Un autre essai (" Faire, savoir et juger " : on devine qu'il s'agit du discours inaugural de Auden à son arrivée à la Chaire de poésie d'Oxford) fait écho à ces réflexions et s'interroge sur sa fonction de " Professeur de poésie ". Il se fonde à nouveau sur une fiction biographique, celle de la formation d'un censeur à l'intérieur de tout poète.

L'écriture comme désenchantement.

12Un couple, celui que l'écrivain forme avec le critique ou avec le lecteur, revient tout au long du livre ; l'écrivain n'est jamais saisi dans son exception ou dans sa solitude, il est appréhendé dans un espace social quotidien, et à travers une formation : choix ironique d'un maître, apprentissage, imitation, passage par un hypothétique Collège de Poètes... Auden s'intéresse moins à la chose littéraire qu'à la communication littéraire, à la perception de l'écrivain. Il s'agit d'un problème de communauté : " les écrivains, en particulier les poètes, ont une relation étrange avec le public parce que leur matériau, le langage, n'est pas, à la différence de la peinture du peintre ou des notes du compositeur, réservé à leur usage, mais qu'il est la propriété commune du groupe linguistique auquel ils appartiennent " (p.20).

13L'activité poétique n'est pas une magie, voilà la croyance répétée de ce poète. Le monde n'est plus découpé par le partage du sacré et du profane, même si l'activité poétique reste un geste de louange. Le noyau du poème, pour Auden, c'est l'invention d'une dimension privée mais universalisable dans le langage commun, c'est-à-dire le Nom Propre, ou du moins ce qui a statut de nom propre ; citant Valéry et Mallarmé, Auden fait sienne cette théorie du fait poétique : " Adam joue le rôle du Proto-Poète, non celui du Proto-Prosateur. Un Nom Propre ne doit pas seulement référer, il doit référer avec justesse, et cette justesse doit pouvoir être publiquement reconnue " (p.38) : toujours cette articulation de l'expérience privée et d'un espace commun. Auden reconnaît que cette conception reflète en grande partie l'histoire de la poésie anglo-saxonne dans sa différence d'avec la poésie française, esquissant au passage un paysage rapide d'histoire littéraire qui oppose une conception musicale de la poésie comme chant à un rapprochement entre parole poétique et parole ordinaire : " Les peuples anglophones ont toujours considéré que la différence entre la parole poétique et la parole de la conversation quotidienne devait rester réduite " (p.30).

14La réflexion sur la communication littéraire se poursuit dans un essai intitulé " Le Poète et la Cité " qui s'interroge sur l'absence de statut social des écrivains et cherche à s'éloigner autant de la notion d'art engagé (qui correspond moins pour lui à une conscience sociale qu'à une vanité : le droit de l'écrivain à asserter se lit dans cette condamnation polémique) que de son envers qui consiste à revêtir ce qui est gratuit d'une utilité magique. Un fois disparue la dimension du Sacré comme espace commun, une fois apparue cette foule provisoire et sans contact qu'est le Public, l'espace de la poésie s'est resserré : " Le style caractéristique de la poésie " moderne " est un ton de voix intime, la parole d'une personne qui s'adresse à une autre personne et non à un large public ; dès qu'un poète moderne élève la voix, elle sonne faux " (p.79). C'est là qu'intervient la dimension politique proprement dite de la poétique d'Auden, dimension politique qui pour la poésie ne correspond ni à un contenu ni à un combat, mais plutôt à un retrait ; la convocation des " temps obscurs " d'Hannah Arendt au seuil du livre paraît tout de même surdimensionnée par rapport à la portée de ce qui correspond là encore, et sans que cela doive être pris en mauvaise part, à un lieu commun de l'espace littéraire moderne : " à notre époque, simplement créer une oeuvre d'art est déjà un acte politique " (p.84).

Quelques objets critiques.

15Les lectures proposées par fragments dans ces essais reposent sur une même vision anthologiste de la littérature, et une même attention à toujours rabattre la virtuosité interprétative sur la réalité de la lecture courante.

16Auden isole quelques figures générales qui apparaissent comme autant de structures thématiques ou de mythes intérieurs véhiculés, creusés, retravaillés par la littérature. Ces figures fournissent l'occasion de belles lectures thématiques transversales. Dans " Hic et ille ", Narcisse permet d'interroger le rapport à la mémoire, la topique de la confession ou de la contemplation ; Auden y abandonne progressivement l'analyse critique pour se loger dans la position et les formes discursives d'un véritable moraliste. Dans " Balaam et son ânesse ", la relation réversible entre Maître et Serviteur se décline dans le rapport amoureux, la folie, la relation à soi, le lien de l'esprit à la nature, et permet une traversée de lectures attentives, de Shakespeare à Jules Verne. A travers ces deux figures, c'est toujours la consistance de la parole individuelle, l'entrée en dialogue et la communauté du langage qui organisent la réflexion.

17L'avant-dernier essai est consacré à la construction d'un petit modèle théorique rendant compte de la structure forte du roman policier. Le geste critique est intéressant, partant de l'effet de lecture du roman d'enquête, (le pouvoir de fascination ou d'accoutumance des drogues), pour aboutir à l'élaboration d'une poétique prescriptive du genre, qui passe par un moment de comparaison avec les mécanismes de la tragédie. Cette analyse repose sur une interrogation plus large de l'univers de la lecture, et une vision de l'histoire littéraire en termes de répétition de quelques mythes. Ce modèle, Auden le construit en particulier pour opposer les lois de fonctionnement du roman policier à celle d'une " oeuvre d'art " : le roman policier fascine par un règlement magique des conflits, quand l'oeuvre d'art peut contraindre le lecteur à une identification moins confortable moralement. Cela fournit une transition vers le dernier essai du recueil, consacré à Kafka et à son usage de la " parabole " comme structure fondamentale ; l'essai est à nouveau centré autour d'une fiction de lecture courante de l'oeuvre, et d'une pensée des effets de cette oeuvre dans la communication singulière qui unit auteur et lecteur.

18L'articulation d'un " jugement littéraire " et d'un " jugement politique " désigne sans doute une ambition trop totalisante pour rendre compte des réalisations fragmentaires du geste critique contenues dans ces pages. L'unité de ces textes variés se réalise plutôt, semble-t-il, dans une recherche du commun qui exclue l'adoption d'une posture singulière, écartée, spécifique de la part du poète. Ce sont décidément bien les attentes que nous formulons envers la critique d'auteur qui méritent à l'occasion de ce livre d'être repensées. L'article d'hommage de Hannah Arendt présenté en guise de postface concerne en fait surtout l'activité de poète d'Auden ; mais les quelques lignes qu'elle consacre à l'essayiste témoignent de la sûreté de son approche d'une activité critique fondée sur quelques principes moraux : " le triomphe de la personne privée fut que la voix du grand poète n'étouffa pas celle, petite et pénétrante, du bon vieux sens commun dont la perte fut si souvent le prix à payer pour les cadeaux divins " (p.180). Ce poète-là ne se veut pas plus un magicien de la parole qu'un oracle critique.

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