Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2017
Juin 2017 (volume 18, numéro 6)
titre article
Justine Huppe

La Poésie hors du livre dans l’après-guerre : un hors-d’œuvre insoupçonné

Céline Pardo, La Poésie hors du livre (1945‑1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque, Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2015, 421 p., EAN 9782840509554

1Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la poésie s’est vue revalorisée dans sa capacité à fédérer le peuple français autour de certaines valeurs (antifascistes, humanistes…). En outre, les artistes de la même époque se sont passionnés pour certains modes de transmission, tels que la radio, qui ont accrédité la capacité de l’art à former de véritables communautés de lecteurs ou d’auditeurs. Les troubles internes au champ poétique de l’époque (péril de nombreuses revues, difficultés d’être publié…) n’étaient, par ailleurs, pas sans effet sur cette utopie d’une poésie « vive ».

2Les vingt années qui suivent la fin du conflit constituent donc une période d’investigation riche si l’on souhaite observer la manière dont le champ poétique a réagi aux développements des médias radiophoniques et télévisuels, ou encore de certains supports d’enregistrement. En effet, une véritable volonté de démocratiser la poésie s’y est affirmée, démocratisation qui passait par une certaine recherche de transitivité. Dans cette perspective, la radio offrait une nouvelle « lisibilité » à la poésie, tout en ravivant certains scrupules quant aux dangers d’une traductibilité commerciale et facile du texte, très éloignée du paradigme, autrefois dominant, de l’autoréférentialité.

3Dans un même temps, la radio a questionné, sur un plan plus phénoménologique, les conditions de la lisibilité poétique : que se passe-t-il lorsque la voix d’un acteur, ou d’un poète, se substitue à la « voix » du lecteur ? quelle diction sied à la réception d’un texte poétique ? quelles sont les potentialités propres à la voix, par opposition à celles de lécriture ?

L’ouvert du dehors

4Ces questions font partie de celles posées par Céline Pardo dans La Poésie hors du livre (1945‑1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque. Ambitionnant d’écrire une histoire alternative de la poésie, Pardo se focalise sur sa circulation « hors du livre ». Cet intérêt l’amène à étudier des matériaux rarement pris en compte par les histoires littéraires (pratiques de récitation, poésie scéniques, émissions radiophoniques consacrées à la poésie, interviews et lectures de poètes, disques poétiques…). Faire une histoire de la poésie « hors du livre » n’équivaut pas à réécrire une histoire de la seule diffusion de la poésie. Au contraire, pour C. Pardo, les supports sont une composante essentielle des poèmes. Or, bien que les poètes aient beaucoup pensé et exploité les potentialités du médium livresque (théorie mallarméenne du Livre, rimes pour l’œil, dispositions typographiques…), Pardo considère que les seuls cas où la poésie s’identifie véritablement au médium sont les poèmes-livres (publication nécessitant d’être lue intégralement et dans l’ordre du livre) et les livres-poèmes (publication où le matériau fait advenir le poème, comme dans Cent mille milliards de poèmes de Queneau et Massin). S’intéresser à la poésie « hors du livre », c’est donc mettre en lumière des pratiques où le poème n’est pas soumis à l’opération de « mise en livre » (concept de Roger Chartier1) qui souvent le modifie et l’altère… C’est aussi se donner les moyens de problématiser la manière dont les médias (la radio, la scène, le disque…) affectent lécriture ; et, inversement, de saisir la manière dont les écrivains usent ou non de ces médias, quitte à en infléchir les modes opératoires

5Dans un même mouvement, ce sont aussi des poètes, éditeurs et hommes de radio que C. Pardo prend soin de remettre en lumière (Henri Pichette, Pierre Seghers, Paul Gilson…), faisant droit aux interactions entre poètes, chanteurs, compositeurs et hommes de radio qui dynamisaient le champ artistique de l’après-guerre. Combinant des considérations techniques, idéologiques et littéraires, l’ouvrage redessine un pan vivace, mais oublié, de l’histoire de la poésie.

Accointances d’après-guerre : État, art, industrie

6C. Pardo évalue l’impact de la Deuxième Guerre mondiale sur la poésie sans se borner à la « poésie de la Résistance » dont les limites politiques et temporelles (de 1936 à 1948, selon Jacques Gaucheron2) sont trop restrictives. En effet, la guerre avait donné un écho populaire à la poésie, non seulement via les thèmes et les engagements de la poésie résistante, mais aussi grâce aux modes de circulation qu’elle empruntait (tracts, papillons, bouche à oreille, radiodiffusion…). Au lendemain de la Libération, les institutions étatiques se sont mises à considérer la poésie comme le moyen de rassembler les Français. « Au-delà de la poésie de la Résistance, c’est désormais le genre tout entier qui est présenté au public comme le lieu par excellence d’un humanisme généreux, caractéristique de l’après-guerre. » (p. 32.)

7À cette « utopie » d’un partage de valeurs politiques et morales s’ajoute une utopie esthétique : celle d’une communion retrouvée entre le poète et son public. Dans le champ poétique, on observe ainsi un renouvellement de l’imaginaire lyrique : le poème doit se faire « chant », « voix », « message »… Si Aragon et Éluard qualifient leurs poèmes de « chants », c’est d’abord pour exprimer leur visée communicationnelle. Dans le même ordre idée, nombreux sont les auteurs à s’investir pour toucher un maximum d’individus, réactualisant l’idéal d’une poésie « pour tous » (on songe par exemple aux émissions radio de Paul Éluard, à la collection de disques « Poètes d’aujourd’hui » lancée par Pierre Seghers, au travail de programmation à la radio par Pierre Gilson…).Ces idéaux s’inscrivent dans un champ poétique qui, depuis l’Occupation, s’inquiète de la place que la poésie peut encore tenir (engagement ? travail de la forme ?) dans un monde où sa survie est menacée.

8En outre, ces espoirs s’enracinent aussi dans l’important développement que connaissent les techniques de communication de l’époque. C’est véritablement après la guerre que la radio accède au statut de mass-media, le nombre de postes passant de 5,3 à 13 millions en France entre 1946 et 1960. À cette époque, le médium radiophonique connaît d’ailleurs plusieurs innovations techniques qui le rendent à la fois plus confortable et moins onéreux. La télévision et le disque connaîtront également des évolutions substantielles.

Radio & poésie : interactions, distanciations, influences

9Dans son étude, C. Pardo se concentre essentiellement sur le médium radiophonique, qui joue un rôle fondamental dans les pratiques d’« oralisation » poétique entre 1945 et 1965. Au contraire d’autres médias, la radio a diffusé des œuvres artistiques dès ses débuts. Elle a aussi très rapidement développé une réflexion sur ses outils, ses objectifs et ses spécificités. La fondation Centre d’Études Radiophoniques (CER) marque à cet égard une étape importante dans l’histoire de la radio, puisqu’elle démontre la réflexivité accrue d’un médium alors en pleine élaboration. Les études du CER ont d’ailleurs largement recoupé, approfondi, voire précédé les questionnements des poètes eux-mêmes.

10À l’époque, la présence massive de ces derniers dans le milieu radiophonique est notoire. Cet engouement des poètes pour la radio a influencé les pratiques (émissions radio, lectures par des acteurs ou auteurs, expérimentations sur le médium notamment dans le cadre du Club d’essai animé par Jean Tardieu…). Parmi ces pratiques, C. Pardo s’intéresse en particulier à celle des poèmes dits radiophoniques. Dans les années 50, l’étiquette regroupe des pratiques artistiques hétérogènes dont le point commun est d’avoir une visée plus esthétique qu’informative. Partant de cette définition très libérale, C. Pardo opère plusieurs distinctions et ne retient que les œuvres écrites expressément pour la radio et en fonction de ses caractéristiques (flux, impossibilité de revenir en arrière, auditeurs épars et invisibles…). Elle s’intéresse donc aux œuvres « radiogéniques », ayant cherché une lisibilité propre au médium radiophonique. Son analyse se porte sur des œuvres fictionnelles (Naissance du langage (1947) de Jean Lescure, Petit théâtre du poète (1957) de Juan Penalver, feuilletons lyriques d’Angèle Vannier, Pour en finir avec le jugement de dieu (1947) d’Antonin Artaud) et non-fictionnelles (Dit de la force de l’amour et Les Chemins et les routes de la poésie de Paul Éluard, émissions de Loys Masson…).

11Par ailleurs, de nombreux auteurs ont continué d’écrire à l’écart des studios de radio. Leurs réticences s’expliquaient notamment par une volonté de se distancier d’un média très orienté vers le divertissement populaire (Ponge parle par exemple de « boîte à ordures » tandis qu’Aragon regrette que la radio se répète et ne parle que d’auteurs déjà consacrés). Il n’empêche que la radio, sensibilisant aux voix et aux sonorités, a pu avoir un impact sur l’écriture de ces auteurs (Ponge et Aragon en tête).

12À partir des années 60, les voix de poètes (enregistrées dans des interviews, des lectures et des performances) ont aussi constitué un important domaine d’étude dans lequel se sont aventurés Jean Tardieu et Gérard Genette, et auquel C. Pardo entend d’ailleurs apporter sa contribution. Développant des typologies de diction, elle se saisit également de ce matériau pour étudier les types de « prises de parole » de poètes. Ainsi, par exemple, Prévert incarne le poète en toute circonstance en veillant à ne jamais parler « comme tout le monde ». Henri Pichette, lui, manifeste un certain malaise face aux médias qui voudraient le faire sortir de son parler de performance, tandis que Louis Aragon fait preuve d’une impeccable maîtrise de son image médiatique.

En sursis sur scène

13D’autres supports et d’autres milieux ont aussi favorisé la circulation de La Poésie hors du livre durant l’après-guerre. C’est le cas des disques de poésie parlée, dont une des plus illustres collections, intitulée « Poètes d’aujourd’hui », avait été lancée par Pierre Seghers.

14Mais c’est aussi le cas des cabarets « rive gauche ». Sur ces scènes (le Bar vert, le Tabou…), la récitation a connu une certaine mode, notamment sous l’influence de Jacques Prévert. En outre, les échanges entre radio et cabarets étaient nourris, certaines œuvres et certains artistes migrant facilement d’un médium ou d’un milieu à l’autre. Les cabarets « rive gauche » ont donc œuvré à rapprocher poésie, scène et radio, non seulement par leur fonction en tant que lieux de sociabilité, mais aussi par le biais de leur programmation. Mêlant poèmes récités ou lus et chansons, ces cabarets sont peut-être à l’origine d’une assimilation, courante dans les années 50 et 60, de la poésie et de la chanson. Cette confusion entre les genres était également facilitée par la présence de poètes paroliers, issus du champ littéraire, comme Prévert, et d’auteurs-compositeurs-interprètes, issus du milieu musical mais bénéficiant d’une reconnaissance littéraire, comme Léo Ferré ou Serge Gainsbourg. Dans les cabarets, le succès des numéros poétiques est néanmoins bref : ils sont progressivement abandonnés à partir de la fin des années 50.

15Cependant, la poésie en scène continue dexister. Elle s’exporte désormais dans les théâtres où elle connaît à nouveau un certain succès (spectacle d’Hélène Martin sur René Char, spectacles de montages de textes et mise en scène avec éléments audiovisuels comme ceux de Jean-Louis Barrault…). Certes, une longue tendance poétique traverse l’histoire du théâtre, mais C. Pardo se centre essentiellement sur les textes poétiques écrits pour le théâtre, et dans lesquels les règles poétiques se substituent aux règles dramatiques (pas de personnages distincts, pas d’intrigue…). Elle illustre son propos par une analyse très précise d’œuvres d’Henri Pichette (Les Épiphanies (1947) et Nucléa (1952)) et de Jean Tardieu.

Livre : le retour du retrait ?

16Au cours des années 60, les émissions poétiques se raréfient en radio sous le coup de pressions économiques. Par ailleurs, les performances poétiques quittent progressivement les scènes de cabarets pour investir celles des théâtres. De manière générale, la décennie voit resurgir un partage entre ceux qui voient l’avenir du poème hors du livre, et ceux qui réinstaurent le livre comme le médium poétique par excellence. Ainsi, plusieurs poètes se sont montrés réservés face aux pratiques d’oralisation, qui chercheraient une approbation inutile du grand public (André Breton), qui dénatureraient la poésie en l’exhibant (Pierre Reverdy, Pierre Béarn)… Cette ambiguïté s’est trouvée représentée dans une enquête de la revue Points et contrepoints, publiée en 1965. À la question : « Que pensez-vous des moyens de diffusion de la poésie : publication et lecture, récitals, radio, télévision, disques ? », plusieurs auteurs et critiques ont émis des réponses qui marquent leur hésitation entre un certain optimisme (la poésie renouerait avec ses origines orales, populaires…) et une profonde méfiance. Cette tendance à retourner au livre ne peut se comprendre en dehors du processus de démystification de l’idéal de démocratisation culturelle qui a opéré dans le cours des années 60, en prenant notamment appui sur les travaux de Pierre Bourdieu.

17De manière générale, le livre reste donc l’horizon médiatiques des poètes et écrivains des années 60, qui continuent d’y voir un moyen de conservation (Henri Pichette), une finalité (René Char), voire le summum de l’art (Louis Aragon). Certains auteurs vont d’ailleurs dans le sens d’un travail sur le médium livresque (livre d’artiste, support signifiant comme dans La Seine de Ponge…), voire dans le sens d’une écriture réfléchissant son propre médium (par exemple Les Poètes de Louis Aragon ou Le Savon de Francis Ponge).

Persistance & marginalité du hors-livre

18Dès lors, si les pratiques poétiques hors livre ne s’éteignent pas, elles s’éloignent nettement des circuits de diffusion les plus populaires. Elles relèvent désormais davantage de domaines d’avant-garde (une avant-garde sonore s’est constituée dans les années 50 autour de François Dufrêne, Bernard Heidsieck ou encore d’Henri Chopin) ou d’œuvres isolées.

19Selon C. Pardo, la création poétique et radiophonique contemporaine (festivals de poésie, émissions radiophoniques expérimentales sur France-Culture, spectacles du Théâtre du Rond-Point dans les années 90…) est aujourd’hui l’héritière de l’engouement d’après-guerre pour La Poésie hors du livre. Contre les artistes contemporains, qui se réclament davantage d’influences étrangères, C. Pardo invite à repenser une longue tradition poétique qui, certes, aurait connu des discontinuités, mais ne se serait pas tari jusqu’à ce jour.


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20La Poésie hors du livre (1945‑1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque élargit le cadre d’étude de la poésie, en s’immisçant dans ce qui résiste à sa mise en livre (la voix, la diction…) et dans ce qui a résisté à sa mise en histoire (les interactions entre art, médias et industrie, les pratiques éphémères…). C. Pardo développe d’ailleurs des outils conceptuels et des typologies qui permettent de penser certains aspects de cette production.

21L’ouvrage se disperse légèrement, en tentant d’aborder des domaines nombreux, et peut-être trop variés pour être approfondis. Une approche centrée uniquement sur le médium radiophonique eût, à certains égards, été préférable. Ainsi, on s’étonne que davantage d’attention ne soit pas accordée à une analyse comparée de l’écriture/lecture et de la diffusion/audition. Par ailleurs, si les enjeux et les conflits entre champs littéraire et logique commerciale sont mentionnés, l’absence d’une théorisation en termes de champs limite considérablement leur visibilité.

22L’ouvrage est néanmoins passionnant, particulièrement en ce qui concerne l’art radiophonique et les voix de poètes. Céline Pardo parvientà fournir une étude extrêmement documentée (renvois à de nombreux poèmes, émissions, interviews, accès à certaines œuvres issues du fond d’archive de l’INA via un site Internet…) sans tomber dans l’écueil de l’étalage inutile d’informations. Au contraire, elle étaie son propos par des analyses d’une grande acuité. La Poésie hors du livre (1945‑1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque est une étude foisonnante et ambitieuse, qui redessine brillamment les dynamiques du hors-livre poétique dans l’après-guerre.