Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Janvier 2017 (volume 18, numéro 1)
titre article
Llewellyn Brown

Penser la trilogie tardive de Beckett

Roman 20-50, no60 :« Samuel Beckett : Compagnie, Mal vu mal dit, Cap au pire », sous la direction de Florence de Chalonge & Bruno Clément, décembre 2015, 206 p., EAN 9782908481877.

1Depuis la mise en valeur du « canon gris », composé des manuscrits et lettres de Beckett, la pertinence des découpages institués par les éditeurs s’est trouvée remise en cause. Certes, la « trilogie » romanesque, constituée par Molloy, Malone meurt et L’Innommable, semble être un regroupement justifiable et universellement accepté. Les Éditions de Minuit maintiennent la dissociation des trois textes en des volumes distincts, tandis que la Grove Press, aux États-Unis, les réunit sous le titre Three Novels. En revanche, la « trilogie tardive », composée de Compagnie, Mal vu mal dit et Cap au pire, intitulée Nohow On en anglais (titre puisé dans le texte de Worstward Ho), paraît un regroupement plus arbitraire, bien qu’il soit assurément commode aux yeux du lecteur et du critique.

2Étant donné ce point de départ problématique — et effectivement problématisé, nous le verrons par la suite —, nous ne pouvons que saluer l’initiative prise par Fl. de Chalonge et Br. Clément, qui consacrent une livraison de Roman 20-50 à ce corpus appartenant à la dernière période de l’écriture de Beckett.

3Les premiers textes abordent le corpus dans son ensemble. Ainsi, la question de la genèse trouve logiquement sa place en début du recueil, où D. Van Hulle s’attache à démontrer l’idée (initialement formulée par H. Porter Abbott) selon laquelle Beckett aurait cherché, au moyen de la « dénarration », à éviter l’enfermement dans un récit. Son œuvre apparaît ainsi comme un « work in gress” » (p. 13) : toujours en train de « venir », au lieu d’être tendue vers un but téléologique. Au regard de la genèse, D. Van Hulle explore les points de convergence entre Compagnie et Solo ; puis, il examine les origines de Mal vu mal dit dans un court texte intitulé « Un soir » ainsi que les liens avec le motif de l’asile dans Murphy, ou encore avec Proust. L’étude de Worstward Ho est révélatrice : on y découvre son origine dans une image semblable à celle développée dans Comment c’est, sa parenté avec le poème « Ceiling », mais aussi les efforts avortés de Beckett pour le traduire en français. Enfin, cette « trilogie » n’en est pas une, composant au contraire « une partie seulement, d’un ensemble beaucoup plus vaste » (p. 25), parce que la préoccupation fondamentale de Beckett « n’est pas de clore, mais de poursuivre » (p. 25).

4Justement, la question de la classification de ce corpus en tant que « trilogie » est abordée ensuite par Br. Clément, qui souligne son absence d’unité, par contraste avec la « première trilogie ». Toutefois, il choisit d’explorer l’hypothèse selon laquelle ces textes seraient « à la fois des récits et des réflexions sur ces récits mêmes, des propositions théoriques, et par moments quasi épistémologiques, sur les instances psychiques dont ils émaneraient. » (p. 31). Dans Compagnie, cette instance est la voix, à l’origine d’une prosopopée qui fait le sujet même de la fable. À son tour, Mal vu mal dit est gouverné par l’œil et l’hypotypose. Dans Cap au pire, en revanche, les figures se situent dans un crâne, et la fabulation domine. Enfin, Br. Clément souligne que Beckett est le seul à faire un tel usage de ces trois catégories issues de la rhétorique.

5S. Hudhomme note que la spécificité des textes des années soixante consiste à enfermer les personnages dans un décor géométrique, qui constitue une « intériorité scripturale » (p. 49), métaphorisée par le crâne. Un « jeu circulaire » s’institue ainsi, où les personnages « ne comprennent pas leur vision mais celle-ci les comprend » (p. 49). Dans les textes du corpus étudié, la parole est désancrée, engendrant une « trilogie du narrateur se disant » (p. 53). Cette « descente dans les enfers de la création n’évacue pas », cependant, l’expression « du bonheur ou de la joie » (p. 53).

6S. Houppermans commence par étudier le motif du calvaire dans Compagnie, où l’évocation d’une série de chutes suit les stations de la croix. Dans Mal vu mal dit, le « mal vu » est « à la fois l’insuffisance du regard et la vision du mal » (p. 59). En revanche, c’est l’imagination — la « folle du logis » selon Malebranche — qui est chargée de suppléer aux défaillances du regard (p. 60). Le dire — ou la voi  — intervient, à son tour, dans ses bégaiements, cherchant à pallier les lacunes de la vue. Au fond, ce livre touche à un deuil « inachevé, inachevable » (p. 62). Ainsi, après le calvaire de Compagnie, Mal vu mal dit décrit la mise au tombeau, tandis que les personnages de Worstward Ho, trouvant leur origine dans les deux autres livres, « ont perdu leur consistance » (p. 63).

7Suivant ensuite l’ordre de la publication des textes en français, deux articles traitent de Compagnie. La question de l’humour est mise à l’honneur par Y. Mével, qui note combien ce registre traverse les genres. Il discerne du grotesque dans Compagnie, où la raison est prise pour cible. Tandis que le couple père/fils revêt un aspect quelque peu chaplinesque, la mère ne rit pas, apparaissant comme objet du rire ou du règlement de comptes. Au sein de cette catégorie d’ensemble, Y. Mével discerne des variations de registre : le lyrisme et l’ironie sont associés, tout comme le précieux et le familier. La virtuosité verbale aussi engage des jeux sur un style pseudo-philosophique. Avant tout, l’humour est tributaire du lecteur : il échappe à l’érudition et passe souvent par l’invention lexicale ou la réactivation du contexte de l’emploi des syntagmes.

8Le bilinguisme est une dimension structurante de l’œuvre beckettienne et, selon Ch. Montini, Company/Compagnie transforme le genre de l’autobiographie en la fiction d’une biographie impossible : par le biais de l’auto-traduction, il se dédouble pour se renier. Le résultat est une forme parodique où ni le Je ni les événements relatés ne sont vérifiables, et où le Je existe dans les deux langues. Reposant sur une « absence constitutionnelle » (p. 89), le jeu dialogique entre les langues supplée à un dialogisme qui demeure foncièrement impossible. Par la mise en œuvre de ce processus, Beckett modifie sa propre langue à la lumière de l’autre, produisant un « récit dans le récit qui est celui de l’interaction entre les langues » (p. 90).

9Ensuite, c’est Mal vu mal dit qui est étudié. Tout d’abord, M. Mégevand examine son traitement du thème de la mémoire. Partant des lieux décrits, il observe que le cabanon « connote l’enfermement et la folie » (p. 99), mais détermine aussi l’alternance entre l’apparaître et le disparaître qui rythme le récit. Les objets y revêtent une qualité singulière, devenant des « images agissantes » (p. 101) destinées à s’inscrire durablement dans la mémoire. Le cabanon s’interprète comme une sorte de musée conservant « des formes héritées d’une mémoire séculaire » (p. 101), mais où la mémoire commune est travaillée par l’intime. Le récit dans son ensemble s’apparente à « l’ekphrasis d’une nature morte dont les éléments sont en voie de pétrification. » (p. 106) Cependant, le registre du fugace et du soudain forme un contrepoint à cette fixité, en sorte que le lecteur se voit contraint de changer constamment d’échelle.

10Poursuivant l’étude de Mal vu mal dit, N. Barberger examine la dimension du regard, lisant ce texte à la lumière de l’épisode de La Recherche où Marcel aperçoit sa grand-mère à l’insu de cette dernière. Elle souligne que « c’est bien parce qu’il n’est pas vu par “elle”, ignoré, fantômisé, qu’il la fantômise en retour » (p. 111). Pour Beckett, dans Proust, cet épisode est « emblématique de l’expérience violente de la déshabitude, avec ses cruels “enchantements” » (p. 112). Les blocs de texte dans Mal vu mal dit apparaissent alors comme autant d’images d’un « lieu déserté » (p. 112), où l’œil lui-même est comme un « sujet absenté » et qui, d’une séquence à l’autre, est incapable de reconnaître ce qui apparaît et disparaît, dans une oscillation comparable au jeu freudien de la bobine. Si la grand-mère de Marcel cherchait à dissimuler, dans son portrait photographique, la réalité de sa maladie, dans le livre de Beckett, on discerne l’insistance de « soubresauts » sous l’apparence d’un faux calme.

11Pour clore la série, Cap au pire est analysé à la lumière de la philosophie, en lien avec les interprétations d’A. Badiou. En effet, celui-ci semble exercer sur certains lecteurs beckettiens une étrange fascination qui, à notre avis, peut difficilement s’expliquer autrement que par son prestige personnel en tant qu’universitaire. Deux études viennent ici apporter d’utiles mises en question de ses positions. Tout d’abord, A. Uhlmann critique l’interprétation badiolienne de Cap au pire, au regard du Parménide de Platon, que Beckett connaissait. Pour Parménide, l’un ne saurait être infini, mais doit être limité par un rien impensable ; ou, selon une autre interprétation, l’un est toujours duel, voire il contient le trois. Pour A. Badiou, les motifs du vide et de la pénombre, chez Beckett, ne s’opposent pas, mais sont simplement deux noms pour dire l’être. Une telle assertion abolit la tension qui anime le texte beckettien. Or la soudaineté caractérise l’idée de limite à la fois dans le Parménide et chez Beckett : elle est centrale dans Cap au pire. Dans ce dernier texte, tous les éléments qui doivent être empirés « sont figés sur place » (p. 131), rencontrant ainsi leur limite dans un état de stase.

12À son tour, J.-M. Rabaté observe qu’A. Badiou transforme Beckett en un penseur de l’ontologie, le « traduisant », pour ainsi dire, « selon les filtres qui sont ceux de la traduction française elle-même » (p. 140). En effet, la version réalisée par E. Fournier tente de rester près du sens du texte anglais sans jouer avec la langue, et en important une référence mallarméenne au Coup de dés. La vision ontologique proposée par cette traduction repose alors sur l’évocation d’un « monde peuplé d’entités discrètes » (p. 142). A. Badiou avance ensuite une interprétation de la fin du texte selon laquelle le « soudain » exprimerait l’absolu d’un surgissement, l’irruption d’une altérité signifiant une ouverture à l’Autre. De même, il interprète l’expression « connaître le bonheur » comme un programme philosophique. J.-M. Rabaté conclut en exhortant A. Badiou de réellement lire Beckett, enfin. On ne saurait mieux dire !


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13Ainsi, les textes composant ce numéro de Roman 20-50 couvrent de nombreuses facettes de Beckett. Nous trouvons abordés des aspects proprement structurants de l’œuvre : sa genèse, sa composition en tant que « trilogie », son caractère bilingue. D’autres aspects sont également éclairées : la scripturalité, les images de la Passion, l’humour, la mémoire, le regard, ses échos philosophiques. Ce volume apporte ainsi une contribution riche, stimulante et diversifiée à un corpus important de l’œuvre tardive de Beckett.