Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Mars 2014 (volume 15, numéro 3)
titre article
Johanna Biehler

Marie NDiaye, une auteure puissante

Une femme puissante. L’Œuvre de Marie NDiaye, sous la direction de Daniel Bengsch & Cornelia Ruhe, Amsterdam : Rodopi, coll. « Francopolyphonies », 2013, 326 p., EAN 9789042037144.

1L’ouvrage Une femme puissante. L’Œuvre de Marie NDiaye est issu du colloque organisé par l’université de Mannheim en mai 2011 sous la direction de Daniel Bengsch et Cornelia Ruhe. Sa parution en 2013 prend place dans un contexte d’effervescence théorique autour de cette auteure, dont témoignent deux journées d’études organisées respectivement par l’University of London à Birbeck et dans les locaux parisiens de l’université du Kent, un numéro spécial de L’Esprit créateur, ainsi que deux monographies (Andrew Asibong, Marie NDiaye : Blankness and Recognition, et Shirley Jordan, Marie NDiaye : Inhospitable Fictions).

2Les actes réunis dans cet ouvrage s’intéressent aux nombreux paradoxes présents dans l’œuvre de M. NDiaye. Ses textes (romans, pièces de théâtre, contes…) se caractérisent par des thématiques récurrentes comme la famille et l’exclusion sociale, qui prennent place dans une atmosphère échappant à toutes les tentatives de catégorisation. Toutefois, au-delà de l’œuvre, il s’agit aussi, dans cet ouvrage, de se pencher sur la carrière d’une auteure singulière (récompensée en novembre 2009 par l’obtention du prix Goncourt pour son roman Trois femmes puissantes) car, comme l’écrivent D. Bengsch et C. Ruhe dans « “Perturbations inconnues” : l’œuvre de Marie NDiaye » : « Ni les genres littéraires, ni l’expectative du public, ni les lois du marché (littéraire) ne l’intéressent » (p. 9).

3L’ouvrage Une femme puissante. L’Œuvre de Marie NDiaye comporte donc des études portant à la fois sur l’œuvre de M. NDiaye (principalement sur ses romans) ainsi que sur la médiatisation de l’auteure.

Une inquiétante étrangeté

4La critique relève souvent la difficulté à qualifier l’œuvre de M. NDiaye, « littérature réaliste ou fantastique, réalisme magique », selon les termes de C. Ruhe dans « La Poétique du flou » (p. 17). Les protagonistes basculent d’un univers familier et quotidien à l’étrange et au surnaturel. Ils expérimentent en cela l’inquiétante étrangeté freudienne, le passage du « Heimliche » au « Unheimliche ». Cet effet est renforcé par le fait que des informations élémentaires disparaissent ou n’ont jamais été mentionnées dans les textes de M. NDiaye ; ainsi le lecteur se sent poussé à remplir les manques, à compenser ce que C. Ruhe appelle la « poétique du flou ». Rien n’est sûr dans l’œuvre de M. NDiaye, pas même les informations concernant l’auteure. L’ouvrage Autoportrait en vert, livre hybride composé à la fois de photographies et de textes, n’amène aucune des certitudes promises par le titre. Il ne comporte d’ailleurs aucune image de l’auteure et ne remplit pas son rôle d’autoportrait. L’altérité est floue tout comme l’exercice qui consiste à écrire sur soi-même : le texte qui accompagne les photographies n’apporte aucune donnée biographique. L’auteure cultive la « nostalgie de soi », le sujet a perdu son identité et ce souvenir devient source de mélancolie.

5Pour Vanessa Besand (« L’Art de l’étrange chez Marie NDiaye : enjeux artistiques et sociaux d’une écriture singulière. La Sorcière et Mon cœur à l’étroit », p. 109‑123), l’inquiétante étrangeté présente chez M. NDiaye est unique car l’auteure avoue ne pas maîtriser les outils théoriques. Elle aborde l’écriture de façon quasi-instinctive. Cette étrangeté, que V. Besand trouve principalement dans ses romans, permet de mettre en regard les mécanismes d’exclusion familiale et sociale d’une époque troublée tout en cherchant une universalité qui dépasse les « enjeux artistiques et sociaux ».

L’exclusion sociale & familiale

6La notion d’inquiétante étrangeté, si présente dans l’œuvre de M. NDiaye (et au cœur de plusieurs articles de l’ouvrage), advient grâce aux événements surnaturels qui font irruption dans un univers quotidien mais aussi grâce aux rapports humains particuliers qu’entretiennent les personnages. Ils semblent toujours être en décalage, dans deux mondes différents, sans parvenir à communiquer autrement que superficiellement. D. Bengsch rapproche cette « incapacité à rejoindre les autres » des propos de Bernard Pingaud en ce qui concerne la littérature des années quarante et cinquante :

Un point commun unit la plupart des écrivains d’aujourd’hui, quelle que soit, d’autre part, leur doctrine esthétique : ils sont les écrivains de la séparation, de la réclusion, de la difficulté d’être. Ils décrivent un univers où l’on ne communique plus ; leur espoir désespéré n’est pas tant de changer – se changer eux-mêmes, et le monde avec eux – que de devenir quelqu’un. Au sein de la littérature contemporaine se découvre ainsi un grand vide : « quelqu’un » n’est pas là ; et telle est la figure élémentaire que prend aujourd’hui l’absence contre laquelle se débat l’écrivain1.

7Herman d’Untemps de saison s’inscrit dans une tradition littéraire dont les représentants seraient, selon Bengsch, Kafka, Gide ou Blanchot : le personnage fait l’expérience d’une « crise » qui consiste en une incapacité à rejoindre (à « entrer en communication avec ») les autres habitants du village où le protagoniste passe ses vacances.

8Dans « Autour de la mère morte », Andrew Asibong propose d’emprunter un autre concept à la psychanalyse pour étudier la famille dans l’œuvre de M. NDiaye. Il s’agit de la « mère morte », notion développée par André Green en 1980 dans un ouvrage intitulé Narcissisme de vie, narcissisme de mort2. Les personnages sont « hantés » par les membres de leurs familles, « un organisme qui finit très souvent par anéantir le protagoniste ndiayïen, le détruisant petit à petit, à travers d’inquiétantes formes d’exclusion, d’abandon, de rejet, de torture ou de trahison » (p. 243). Leur incapacité à faire face à cette situation proviendrait des « mères mortes », ces femmes qui engendrent des « êtres qui se noient dans des sensations de hantise innommable » (p. 244), ce qui fausse leur rapport au monde.

L’ambiguïté du bestiaire : chiens, serpents, oiseaux…

9L’étrangeté à l’œuvre dans les textes de M. NDiaye est aussi présente dans la relation ambigüe qu’entretiennent les humains avec les animaux. Ceux-ci peuvent être des gardiens protecteurs (c’est le cas du compagnon de Stéphane Ventru dans La Femme changée en bûche, animal hybride moitié chien-moitié oiseau) ou, à l’opposé, dangereux pour l’homme : Fanny, le personnage d’En famille, sera déchiquetée par des chiens tout en devenant elle-même un être à la fois humain et canin. La métamorphose existe, mais comme tous les éléments présents chez NDiaye, elle reste ambivalente. Dans le cas de Fanny, cela n’a été qu’un événement de plus dans son calvaire, alors que la transformation du maître pédophile en oiseau, dans la pièce Les Grandes Personnes, lui permet de s’envoler pour échapper aux parents d’élèves. Michael Sheringham analyse deux des animaux fétiches de M. NDiaye (le chien et l’oiseau) en précisant que l’auteure ne limite pas son zoo littéraire à ces spécimens : son œuvre regorge de bêtes, qui vont des grands mammifères aux insectes. L’ambivalence du rapport humain-animal s’établit en miroir de la difficulté des personnages de M. NDiaye à vivre ensemble.

Une carrière d’auteur(e)

10Si l’œuvre de M. NDiaye échappe aux genres littéraires (les contributeurs de l’ouvrage Une femme puissante. L’Œuvre de Marie NDiaye le soulignent à plusieurs reprises), l’auteure elle-même pose des problèmes de catégorisation à cause de son métissage : née en Normandie, fille d’un père sénégalais et d’une mère française, elle refuse d’être qualifiée d’auteure africaine. Elle a même nettement revendiqué cette position en 1992 quand un universitaire australien a voulu l’inclure dans son Anthologie des écrivains femmes africaines :

Je me permets d’attirer votre attention sur un point qui me semble important : n’ayant jamais vécu en Afrique et pratiquement pas connu mon père (je suis métisse), je ne puis être considérée comme une romancière francophone, c’est-à-dire une étrangère de langue française, aucune culture africaine ne m’a été transmise. Je la connais, un peu, comme peuvent la connaître des personnes intéressées par toutes les formes de culture. Il me semblait important de le préciser, ne sachant si vous étudiez des romancières aussi superficiellement africaines que je le suis3.

11Clarissa Behar propose de transgresser un interdit en évoquant de façon directe la question raciale dans En famille de M. NDiaye – question souvent éludée dans la critique francophone. Elle s’appuie sur le fait qu’il existe, en France, un refus implicite de considérer une œuvre littéraire autrement que « blanche » (Behar fait référence à la notion de « néo-racisme » développée par Étienne Balibar). L’œuvre de M. NDiaye met en cause indirectement (Behar utilise le terme d’« indirection ») une « idéologie universaliste républicaine », selon l’expression employée par Sarah Burnautzki, qui propose avec « Jeux de visibilité et invisibilité : la production romanesque de M. NDiaye à la lumière de la crise du républicanisme français » une étude de l’œuvre de l’auteure selon un contexte à la fois politique et sociologique.

12Sur un plan plus factuel, la carrière de M. NDiaye oscille entre une certaine réserve vis-à-vis de la popularité et des périodes de médiatisation plus intense. Elle s’est tenue en retrait de toute publicité, préférant la province aux cercles littéraires parisiens, mais cette discrétion a été mise à mal quand elle a accusé Marie Darrieussecq de plagiat puis qu’elle a qualifié la France sous Sarkozy de « monstrueuse ». Cet entretien a été largement repris et commenté suite à l’obtention du prix Goncourt, certaines critiques à l’égard de M. NDiaye portant sur la nécessité d’un devoir de réserve de la part d’un lauréat.

13Au fil des récompenses et des parutions, M. NDiaye est cependant parvenue à passer d’un statut de « femme noire qui écrit » à « femme qui écrit ». Une petite victoire pour celle qui se considère avant tout comme auteur, sans donner beaucoup d’importance à ses origines familiales ou à son genre.


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14L’ouvrage Une femme puissante. L’Œuvre de Marie NDiaye, en plus des thématiques évoquées (l’étrangeté, l’exclusion…), comporte plusieurs études qui portent sur des aspects plus singuliers comme l’implacable mécanisme du récit, l’intertextualité ou la toponymie... Nous pouvons certes regretter que le volume s’intéresse principalement aux romans de M. NDiaye et délaisse ses textes dramatiques (seulement deux études de ce colloque sont consacrées au théâtre) ou ceux qui sont destinés à la jeunesse – le texte de Gisela Febel porte à la fois sur son œuvre pour enfant et les jeunes protagonistes dans son œuvre. Pourtant, Une femme puissante. L’Œuvre de Marie NDiaye commence à pallier ce manque avec plusieurs articles consacrés à son œuvre non-romanesque. Est-ce la preuve d’un début d’ouverture de la critique à la totalité de l’œuvre de M. NDiaye ?