Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Juin-Juillet 2013 (volume 14, numéro 5)
titre article
Isabelle Hautbout

Mettre en scène le saint & repenser le théâtre

Anne Teulade, Le Saint en scène. Un personnage paradoxal, Paris : Les Éditions du Cerf, coll. « Littérature », 2012, 246 p., EAN 9782204097543.

1Si la mise en scène de personnages saints court le risque de manquer d’intérêt, tel n’est pas le cas de l’ouvrage d’Anne Teulade, issu d’une thèse de doctorat menée sous la direction de Jean‑Louis Backès. Cette étude — sans toutefois prendre la peine d’en contredire nommément les tenants — s’attaque au « point de vue rétrospectif » qui dédaigne comme « théâtre de la marge » (p. 11) un ensemble de pièces choisissant pour héros des caractères peu portés au mouvement et à l’action. L’auteur entend plutôt montrer comment ce « genre supposé périphérique », échappant aux cadres et aux théories préexistants, est « condamné à l’inventivité et à la réflexivité », de sorte qu’il « aide paradoxalement à penser les enjeux essentiels du spectacle et de la mimesis théâtrale au xviie siècle » (p. 12).

2Six chapitres conduisent méthodiquement à cette démonstration ambitieuse, avec une clarté remarquable. A. Teulade replace d’abord les œuvres étudiées dans leur contexte d’apparition, qu’il soit géographique, scénique ou théorique. En abordant les différents agencements de l’action, elle livre ensuite d’utiles résumés des principaux titres, avant de questionner l’efficacité apologétique des choix opérés. De l’intrigue, l’analyse glisse au personnage, dont l’auteur examine la manifestation de la sainteté. Cette dernière question amène A. Teulade à analyser la représentation du merveilleux, pour lui permettre enfin de conclure sur le modèle théâtral singulier défendu par les pièces du corpus.

Un corpus à redécouvrir

3Celui‑cinaît de la faveur renouvelée pour l’hagiographie qu’entraîne la réaction à la Réforme dans les pays catholiques. Une vogue apparaît ainsi à la fin du xvie siècle, pour s’épuiser à la fin du xviie, en France, et un peu plus tard en Espagne. Non contraintes par les règles classiques, les pièces espagnoles sont nombreuses, et écrites par les plus grands : Calderón, Lope de Vega, Tirso de Molina, etc. Plus rares, les pièces françaises comptent cependant d’autres chefs‑d’œuvre, tels que Polyeucte (1641) ou Le Véritable Saint Genest (1647). MaisA. Teulade présente principalementdes œuvres peu connues, ce qui ne constitue pas le moindre intérêt de son livre, qu’on souhaiterait même suivi d’une anthologie, compte tenu du peu d’éditions modernes ou de traductions citées dans la bibliographie.

4Le lecteur curieux pourra formuler d’autres regrets. En effet, le théâtre hagiographique de la Rome pontificale des années 1630 n’est mentionné que dans une note, qui n’en justifie pas l’éviction du corpus, alors même qu’elle précise que les « rappresentazione sacre ont […] sans doute inspiré Corneille et Desfontaines » (p. 15). Du reste, les échanges qui ont pu s’opérer entre les scènes espagnoles et françaises ne sont guère précisés, en dehors de la mention de Lo fingido verdadero (Le Feint véritable) de Lope de Vega (1621) comme source de L’Illustre Comédien de Desfontaines (1644) puis du Véritable Saint Genest de Rotrou (1647) ; l’auteur préfère renvoyerà l’ouvrage d’Alexandre Cioranescu, Le Masque et le Visage. Du baroque espagnol au classicisme français, paru chez Droz en 1983. Enfin, on peut déplorer avec A. Teulade que le contexte de représentation du théâtre hagiographique reste souvent inconnu. Les quelques informations recueillies à ce sujet permettent toutefois d’infirmer une idée reçue : plusieurs pièces sont certes destinées par des amateurs à des festivités religieuses, mais nombreuses sont celles qui relèvent d’un théâtre professionnel commercial, coupé de la liturgie. Pour le reste, l’auteur doit s’en tenir à une analyse des textes publiés, sans néanmoins se priver d’en interroger les possibilités de mise en scène ou d’effet sur le public.

5Attentive au détail des textes, dont elle livre et commente quelques extraits, A. Teulade privilégie cependant une approche synthétique de son corpus, dont elle dégage les convergences et les spécificités avec une efficacité non dépourvue de finesse. Elle distingue ainsi quatre types de pièces hagiographiques. La première catégorie repose sur une dramaturgie du conflit, le persécuteur ressentant de l’affection pour le persécuté. À l’inverse, quand le « détenteur du pouvoir martyrise […] le héros sous l’empire de passions tyranniques et cruelles » (p. 55), se met en place une dramaturgie de la persécution qui se décline en tragédies sanglantes (circonscrites au théâtre français du tournant des xvie et xviie siècles) et tragédies de conspiration. Il s’agit là des deux modèles qui dominent en France, mais il en existe d’autres. Certaines pièces, dont l’action est moins resserrée dans le temps et l’espace, développent une dramaturgie de la conversion. Quand celle‑ci n’est pas radicale, on y voit le saint évoluer, de façon assez rectiligne dans les pièces françaises (où un premier mouvement de retraite prépare la séparation définitive d’avec le monde), ou au terme d’un cheminement plus complexe sur les scènes espagnoles, montrant les luttes réitérées du protagoniste contre les tentations du monde. D’autres comedias, en particulier celles de Lope de Vega, font se succéder des épreuves qui sont autant de marques de vertu et aboutissent à une dramaturgie rhapsodique.

Fécondité d’une alliance paradoxale

6Comme le souligne A. Teulade, « les quatre modèles dramaturgiques […] dégagés témoignent de la fécondité du sujet hagiographique » (p. 84‑85). Il semble que pour échapper à un double risque d’ennui et de profanation, les dramaturges façonnent « un véritable creuset créateur » (p. 107). A. Teulade explore ainsi les « possibilités de théâtraliser la sainteté » (p. 16) qu’ont inventées les auteurs français et espagnols, dans des contextes esthétiques différents. En Espagne, en effet, on conçoit que le théâtre puisse être « un véritable moyen d’éduquer le peuple » (p. 31) et l’on tente, pour ce faire, une rénovation facilitée par la liberté habituelle de la création dramatique. En France, en revanche, les préceptes d’Aristote prévalent, mettant « au premier plan le divertissement et la formule de la tragédie pathétique, le jeu des passions plutôt que l’édification » (p. 32).

7Dans les deux cas, « les pièces résultent d’une hybridation entre les légendes et les motifs hérités du théâtre profane » (p. 63). A. Teulade expose ce mélange avec beaucoup de discernement, en tâchant de comprendre toutes les conséquences des ajouts profanes. Elle admet ainsi que les conspirations (mensonges, fausses lettres, procès iniques) ourdies contre les héros pour des raisons familiales ou politiques constituent « une échappée hors du théâtre religieux », mais fait également valoir qu’elles permettent « de tirer le meilleur parti de l’immobilisme du héros, au sein d’une intrigue riche en péripéties » (p. 58), puisque le saint affirme son libre‑arbitre et sa vertu par sa constante opposition au monde. Ainsi s’explique en partie, dans les pièces espagnoles, la présence du démon, multipliant les stratagèmes pour aviver la jalousie du persécuteur et entraînant duels ou quiproquos. Quoiqu’A. Teulade laisse encore à éclaircir le problème de la représentation du diable, elle explique que ces ajouts marginaux offrent, in fine, le spectacle d’un saint qui « purifie et remet en ordre un monde profane régi par la confusion » (p. 63). De même, si la dramaturgie de la conversion évoque le modèle de la tragi-comédie de route, « le déplacement géographique reflète une modification intérieure des héros, les lieux véhiculent des valeurs » (p. 65) ; l’évolution des costumes renforce encore cette cohérence symbolique. Certaines pièces profanes intègrent ainsi « le thème de la conversion de la vie mondaine à la vie pieuse, essentiel dans la France du xviie siècle » (p. 71), comme le rappelle A. Teulade. Le théâtre hagiographique peut encore renvoyer à la peinture religieuse pour en tirer des gages de sainteté ; c’est le cas quand des didascalies préconisent d’offrir du héros un tableau rappelant « une image iconographique connue et révérée par le peuple » (p. 77). Les pièces rhapsodiques rapprochent quant à elles sainteté et héroïsme épique en rattachant le parcours des protagonistes à l’instauration et à la défense d’une Espagne catholique. Il en découle un théâtre original, « à égale distance des formes purement liturgique et profane » (p. 107).

8L’équilibre est en revanche plus difficile à trouver entre les exigences de l’esthétique classique et la volonté d’édification — concept qui appelle quelques précisions supplémentaires, l’emploi des termes « didactique », « démonstratif », « apologétique », « exemplaire » ou « édifiant » semblant répondre à des discriminations qui ne sont pas explicitées. Pour adapter le sujet hagiographique aux principes aristotéliciens, les dramaturges français resserrent leur intrigue sur une journée tragique, celle du martyre, dont la pauvreté d’action requiert des embellissements (généralement de l’amour profane), propres à accroître les critiques morales dont plusieurs théoriciens accablent le théâtre. De fait, dans les pièces à conspiration, « la religion n’est qu’un prétexte à la persécution » : « l’adaptation de l’hagiographie en tragédie entraîne l’atténuation de ses enjeux religieux » (p. 95). Outre le fait qu’elles sont plus proches des légendes hagiographiques, les pièces discontinues espagnoles témoigneraient mieux de la sainteté : elles en accumulent les preuves et en montrent les miracles tout au long du cheminement du héros, dont il s’agit parfois de défendre la canonisation.

9Ne s’en tenant pas à la conception étroite d’une vraisemblance ordinaire (notion dont A. Teulade rappelle utilement les contours), les dramaturges espagnols n’hésitent pas non plus à représenter le divin. La réticence des théoriciens envers l’usage des machines ne vaut pas pour les comedias de santos, qui ont pour vocation de représenter des miracles, encouragées en cela par le concile de Trente et la défense des images qui y a été décidée. Ainsi, outre les signes visuels qui marquent l’évolution du saint dans les pièces à conversion et à vie pieuse, une véritable esthétique du spectaculaire se déploie sur quatre niveaux spatiaux (plaçant les diables en bas, les hommes sur scène, le divin en haut, le saint entre deux) pour « restituer la totalité du réel » — étendu « au‑delà des bornes du monde fini des hommes » — et en révéler le « système de causalité » (p. 158). Les dramaturges français manifestent davantage de frilosité quand il s’agit de « représenter des objets réputés irreprésentables » (p. 110) car ils rejettent le spectaculaire des machines et du merveilleux, toujours à la suite d’Aristote. A. Teulade suggère aussi l’influence possible des théories augustiniennes, selon lesquelles la forme divine serait purement intelligible. De ce fait, les anges sont souvent réduits à une voix, ou n’apparaissent qu’en la présence du saint qui seul les perçoit. Que l’effet en soit concerté ou accidentel, force est de reconnaître que cette assimilation du surnaturel à une vision du protagoniste induit un doute préjudiciable à l’efficacité religieuse du théâtre hagiographique. Une situation semblable advient aux moments où seul le discours de certains personnages permet de reconnaître le miracle. Comment s’en étonner, alors que la sainteté des protagonistes n’est généralement révélée que par leurs propos, sur la scène française ? Comme alternative à la mimesis, cette dernière n’admet que la musique, pour amener à concevoir le caractère transcendant du divin.

Une autre voie théâtrale

10La confrontation de deux cadres esthétiques différents, à travers les cas de la France et de l’Espagne, suffit en définitive à justifier le choix du corpus et de la démarche d’A. Teulade. Mais l’auteur ne s’en tient pas là : elle s’attache aussi à « [r]emettre en cause cette ligne de partage tranchée entre deux esthétiques que tout opposerait » (p. 16) en montrant comment, au nord comme au sud des Pyrénées, « [l]a sainteté mise en scène a révélé ou radicalisé des modèles dramaturgiques alternatifs » (p. 107), incitant les auteurs à « inventer des formes novatrices » et portant au final le théâtre « vers ses propres limites, lorsqu’il s’agit de penser l’action sans mouvement, le spectacle sans masques, et l’incarnation de l’invisible » (p. 181).

11Les tragédies hagiographiques françaises montrent ainsi que le modèle tragique dominant n’est pas unique ; la violence sanglante, l’aveuglement, le conflit entre devoir et passion constituent autant de ressorts dont il convient de ne pas négliger la diversité. De même, la terreur et la pitié peuvent ne pas régner de façon exclusive, sans que disparaisse tout pathétique. Plusieurs écrivains leur préfèrent l’admiration, entraînant un renouvellement de la catharsis — dont la définition mériterait d’être rappelée, compte tenu des nombreux débats dont elle a fait l’objet1. Non sans piquant, A. Teulade convoque Aristote pour caractériser la nouvelle esthétique ainsi proposée : « le théâtre hagiographique constituerait une voie semblable à celle de la musique éthique, un théâtre des Idées, un théâtre élevant l’âme dans la contemplation de vérités supérieures et ineffables » (p. 215).

12Plusieurs pièces hagiographiques théorisent cette nouveauté marginale en leur sein même, par leur réflexivité. En effet,

les héros entièrement vertueux s’inscrivent en faux contre les motifs structurant l’esthétique théâtrale du xviie siècle, et ils se positionnent également à rebours des valeurs et de la métaphysique que l’on a pu qualifier de « baroques » (p. 128).

13S’il est alors tentant d’opérer un rapprochement avec les discours de l’époque condamnant « le sensible illusoire pour accéder à des vérités supérieures » (p. 184), il faut aussi écouter la suggestion d’un possible « dépassement de la polémique par la pratique » (ibid.) : selon la nature de la représentation, l’art de l’acteur et l’efficacité théâtrale peuvent « frayer une voie vers la vertu » (p. 185). Pour parvenir au triomphe de la vérité, encore faut‑il que les spectateurs soient « éduqués », qu’ils « s’engagent dans un processus de distanciation qui leur permette d’analyser avec justesse ce qui leur est donné à voir », plutôt que de se « laisser convaincre par des ombres » (ibid.). C’est ce que permet le « dédoublement du spectacle dans le spectacle » (ibid.), qu’il s’agisse d’une véritable mise en abyme ou de dispositifs plus détournés : effets de spectacle interne, suggestions métaphoriques ou médiation par le discours. Alors, « la distance critique sur l’effet du spectacle prendrait le pas sur la contamination et l’identification » (p. 187). Par ce « décentrement de l’action vers son commentaire, de la mimesis vers le témoignage » (p. 195), nombre des pièces hagiographiques se placent — sans doute à force d’être dénigrées — « en marge du canon aristotélicien de la catharsis reposant sur l’empathie et la circulation contagieuse des passions » (p. 187).

14Il n’y avait plus beaucoup de chemin à parcourir pour opérer un rapprochement avec la dramaturgie brechtienne, qui oppose le principe de distanciation à la théorie aristotélicienne de la mimesis. La fin de l’étude franchit le pas avec pertinence, conservant assez de nuances pour ne « pas craindre l’anachronisme » (p. 197). Elle ne convainc pas moins que Florence Naugrette quand celle‑ci propose d’analyser « La Distanciation dans le Théâtre de Clara Gazul2 ». A. Teulade rappelle, quant à elle, que les inventions du théâtre hagiographique ont été saluées par les romantiques allemands. Dès lors, est‑il besoin d’évoquer leur « modernité » (p. 221) ? Ne participent‑elles pas simplement d’une autre voie théâtrale, alternative féconde au modèle aristotélicien, dont la généalogie, jusqu’à Brecht, reste à établir ?