Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Juin-juillet 2019 (volume 20, numéro 6)
titre article
Pierre Vinclair

La poésie est-elle plus efficace qu’une bombe ?

Études littéraires, « René Char : le poème et l’action », sous la direction de Laure Michel et Anne Tombiche, volume 47.3, automne 2016, EAN 9782920949751

1Commentant l’attentat de décembre 1893 à la Chambre des députés, Mallarmé, on le sait, y alla d’un mot qui doit en laisser perplexes quelques‑uns et en faire rire beaucoup : « Je ne sais d’autre bombe, qu’un livre ».

2La réflexion sur les rapports entre la poésie et l’action est l’une des plus classiques de la tradition critique, qui nous a légué deux positions bien reconnues : d’un côté, la poésie, entreprise lyrique à vocation humaniste, exprimerait la résistance à l’oppression et montrerait la voie de la justice — c’est la manière dont nous lisons les œuvres de grands poètes comme Victor Hugo, Nazim Hikmet ou Pablo Neruda. D’un autre côté, le texte poétique, constitutivement intransitif à la différence de la prose, se prêterait mal à quelconque forme d’engagement — c’est ce que la vulgate retient de la position de Sartre dans Qu’estce que la littérature ?

3Cette opposition entre les tenants de l’humanisme et ceux de l’autonomie du texte poétique n’est d’ailleurs pas que théorique : les grands drames politiques offrent l’occasion d’incarner ces positions dans des poétiques tranchées et des camps bien définis. Ainsi, la querelle qui opposa lors de la Seconde Guerre mondiale les anciens surréalistes, entre d’un côté ceux qui signaient dans l’Honneur des poètes (l’anthologie des patriotes publiée par les Éditions de Minuit en 1943) et de l’autre ceux qui approuvaient la réponse cinglante que leur fit Benjamin Péret dans le Déshonneur des poètes (1945).

Le poème vs. l’action

4Outre l’analyse d’un roman de Glissant et deux consacrés à Le Clézio, les Études littéraires proposent un dossier passionnant d’intelligence critique, et se penchent sur une troisième position, celle d’un autre ancien membre du groupe surréaliste. Une position remarquablement moins évidente et d’autant plus intéressante : celle de René Char, dont on connait l’engagement dans la Résistance sous le nom de Capitaine Alexandre, mais dont le recueil Fureur et Mystère tranche avec les productions de l’époque, ne correspondant ni au modèle du recueil engagé, ni à celui d’une poésie tournant tout à fait le dos à l’action.

5Pourtant, il semble bien qu’il y ait une contradiction, dans une période aussi tragique de l’histoire, entre l’urgence de l’action et la lenteur du poème — lenteur caractéristique tant de sa production que de sa réception. Si bien que, quelle que soit la manière dont on l’envisage, « l’écriture [serait] un geste “dérisoirement insuffisant” » (Laure Michel et Anne Tomiche, « Présentation », p. 8). Cette insuffisance, René Char en est conscient, lui qui propose d’opposer, à l’homme d’action, l’homme du verbe : « celui qui sublime son désir par l’imagination » (Bertrand Marchal, « L’action et le verbe dans les Feuillets d’Hypnos », p. 19).

6Pourtant, s’il est bien un individu qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, fut l’un et l’autre, c’est bien René Char, incarnation de la possible synthèse entre ces deux types dont Bertrand Marchal dresse finement l’opposition. Simplement, si les deux rôles peuvent coexister, ils restent contradictoires, et ce n’est pas en tant que poète que le résistant s’engage, ni en tant qu’homme d’action que l’homme de verbe écrit. C’est la raison pour laquelle « les difficultés éditoriales subies se transforment en mutisme choisi » (Olivier Belin, « La “voix d’encre” de René Char. Poésie et silence dans Fureur et mystère », p. 39) lorsque René Char, après que le manuscrit de Seuls demeurent (qui sera publié après la fin de la guerre comme première partie de Fureur et Mystère) fut une première fois refusé par Gallimard, décide de ne plus rien publier le temps du conflit. Contrairement donc à « la parade des poètes de la Résistance » (cité p. 7), René Char refuse d’écrire une poésie engagée.

7C’est sans doute aussi, comme le rappelle Jean‑Michel Maulpoix, que « la poésie […] est par définition un acte de dégagement » (« “Toi nuage passe devant”. L’écriture résistante de René Char », p. 78) Dès lors, une « poésie engagée » ne peut relever que de l’engagement prétendument poétique (propagande déguisée), ou bien de la poésie prétendument engagée (posture littéraire).

L’action propre du poème

8C’est que, comme l’a vu Mallarmé dans « L’Action restreinte », écrire est un acte qui « toujours s’applique au papier » (cité par Jean‑Michel Maulpoix, p. 77). Il est donc tout simplement absurde de juger le poème à l’aune de l’engagement des corps dans la bataille : l’homme du verbe s’oppose toujours à l’homme d’action. Pour autant, cela ne signifie pas que le verbe est incapable de toute action — simplement, on doit les envisager dans leur champ de possibilité propre. C’est‑à‑dire se demander ce que peut faire un poème à son lecteur puis, éventuellement, à la langue, à la poésie, à la culture.

9Toute pragmatique n’est donc pas refusée au poème, mais jugeons‑le à l’aune d’un effet qu’il peut avoir. Ce qui d’ailleurs n’implique pas de s’empêcher de parler de « résistance », simplement ce concept, pour avoir un sens, doit concerner un certain rapport à l’activité de la lecture. C’est ainsi que Jean‑Michel Maulpoix peut décrire le poème de Char comme « une écriture formellement résistante, caractérisée par une certaine difficulté, obscurité, dureté, minéralité » (p. 79). Cette résistance peut ensuite servir de métaphore à l’autre : « il y a dans son écriture quelque chose qui est de l’ordre du lancer de projectiles, voire du tir à vue » (p. 83).

10Il n’empêche ; comme le rappelle Olivier Belin, se pencher sur l’action du poème comme poème implique d’abord de s’intéresser à des types d’actions relevant de la seule poétique, et jamais de la balistique : « pour le Char de Fureur et Mystère, le silence est moins un état qu’une action, et plus exactement une force qui met en action la parole poétique dans la mesure où elle confronte celle‑ci à ses propres limites » (p. 41) Ainsi, ce silence, que le bon sens nous inviterait à considérer comme le contraire de l’action verbale, en est plutôt « sa condition ; non pas comme privation de la voix, mais comme promesse de voix » (p. 48).

11D’accord avec Laure Michel, selon qui les « idéologues de la clarté font un contresens majeur sur ce que la poésie fait à la langue » (« Obscurité de René Char », p. 58) Anne Gourio s’emploie dans son article à mettre en évidence les conditions techniques de cette action du poème charien. Le cœur de son analyse se penche sur la tentative, à travers le choix de la prose, « mobiliser toute la force d’endurance et de résistance d’une forme massive, continue, compacte » (Anne Gourio, « Le poème en prose, forme de la “contre‑terreur” », p. 67). Comme elle le montre, les poèmes en prose de Char sont souvent composés de deux parties bâties « autour d’un point de renversement qui rend sensible l’action d’un sujet déterminé à infléchir le cours des choses […] ; ce mouvement de transformation dote le poème d’un pouvoir performatif et d’une force illocutoire, qui éclatent dans quelques finales célébrant la reconquête victorieuse du présent par la parole. » (p. 73)

12Nous sommes ici au plus près de l’action du poème, dans la langue. On le voit, s’il faut sans doute s’interdire de sauter directement du poème à l’action (comme les thuriféraires du poème engagé), cette action dans la langue n’est pas tout à fait sans lien avec ce qui se passe en‑dehors d’elle (contrairement à ce que prétendent les théoriciens de l’intransitivité). C’est ce lien médiat avec l’action qu’il la poésie de René Char nous invite à penser.

Le complémentaire de l’action

13D’un côté, donc, « la poésie est une action qui a lieu dans la langue » (Maulpoix, p. 77) et non sur le champ de bataille ; mais d’un autre, l’« esprit de résistance […] lui est congénital » (ibid., p. 77). Nous sommes donc invités à nous questionner : à quoi dans la langue, à quelle menace linguistique, résiste le poème ?

14À cette question, Éric Marty (qui suggère de lire « Hypnos avec Sade ») propose la réponse suivante : la corruption des mots par d’autres mots, l’impuissance des mots à « s’authentifier ». Par cette formule énigmatique, il veut sans doute dire que le poète, dans son poème, refuse le glissage caractéristique du langage courant. Le poète est, si je puis dire, « descendu dans les mots », il respire à hauteur de mots ; chaque mot est choisi, unique ; aucun ne compte pour une vague fonction que n’importe quel autre pourrait servir. Aucun ne disparait dans l’ordre, au service de l’action : et sur leur plan d’immanence propre, le poète est le berger des mots. Mais cette résistance à l’utilitaire n’est pas une intransitivité, pour la raison qu’elle n’est pas sans rapport avec ce qui se passe en‑dehors des mots. Et ce pour deux raisons.

15La première, donnée par Éric Marty lui‑même, est que le poème accueille en son sein même la voix critique venue de son dehors. Sa réflexivité ne marque pas son intransitivité mais au contraire son ouverture à un regard extérieur. C’est pourquoi « loin de réfuter cette contradiction, Char, au contraire, l’assume, la prend sur lui, en devient même le porte-parole mélancolique et déçu. » (p. 99) Faisant référence au fragment 210, Marty montre en effet comment Char se fait l’écho d’une accusation faite au poète par l’homme d’action : « Ton audace, une verrue. Ton action, une image spécieuse, par faveur coloriée. » Char assume la contradiction : il s’agit en effet là, nous dit Marty, d’une « autodépréciation » (p. 96). La résistance du poème (son action verbale) est alors critiquée non seulement par ce qui lui est extérieur, mais par le poème même. Mais il n’en reste pas là, et Éric Marty ajoute : « Et puis, Hypnos devient feu. […] Pas question de synthèse dialectique mais d’une opération de Mémoire qui nous déplace dans le temps, dans l’espace et dans l’interrogation […] en quête d’une forme de langage qui aurait échappé à la fatalité de son impuissance… » (Eric Marty, p. 99) Autrement dit, le poème se fait tour à tour (plutôt qu’en même temps, s’il ne dialectise pas ses positions) résistance verbale (à l’impuissance du langage), intériorisation de la critique de cette posture même, et réaffirmation de sa quête de puissance. C’est dire que le poète luttant contre la dégradation utilitaire de la langue (dans le combat) et le Résistant critiquant la crispation fétichiste du poète (dans sa quête de puissance verbale) sont le même homme, échangeant leurs positions au sein du poème. Ici, le poème n’est pas au service du combat (engagé), non plus qu’il ne lui serait étranger (intransitif) : mais plutôt dans une situation de complémentarité critique.

16La seconde raison étant que, comme le montre Jean‑Michel Maulpoix, « attention, témoignage, avertissement constituent trois modalités essentielles de l’action poétique, engagée dans un processus de sauvegarde et de prise de conscience. Il s’agit de recomposer, morceau par morceau, un monde qui s’est défait » (p. 86). Détaillons rapidement ces trois modalités : le poème développe l’attention aux choses (dans leur matérialité) de son auteur (puisqu’il les contemple pour écrire) et par voie de conséquence de son lecteur. Mais il porte aussi à l’attention du lecteur le témoignage de faits qui seraient sans cela oubliés. Enfin, il se fait vigie, et avertit les futurs lecteurs de certains dangers. Ces trois dimensions ne tiennent pas au fait que le poème soit engagé, mais au fait qu’il soit, dans un monde qui s’écroule, un fragment d’élocution qui se tient. C’est cette tenue même dont Anne Gourio trouve dans la prose la condition poétique de possibilité, qui fait du poème un rapport au présent, au passé et au futur. Ce que d’aucun identifierait comme l’intransitivité du poème, c’est‑à‑dire le fait que quelque chose en lui résiste et ne plie pas, apparaît en fait comme un noyau de résistance à la destruction qui porte en lui la promesse d’un monde. Où l’action, le faire est, en temps de guerre, d’abord destruction et réponse destructive à la destruction, l’écriture du poème apparait sous le nouveau jour de mémoire et d’horizon d’un possible être.


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17Dans ce genre de dossier monographique, les critiques sont aussi des amateurs, et ont souvent tendance à accorder au poète étudié tout ce qu’il veut sur parole. Il est alors difficile de faire la part des choses entre ce que le poète prétend vouloir faire dans son poème, et ce que le poème fait vraiment. Or, le poète est souvent ambitieux, et ses effets réels, dans un monde ayant largement détourné son attention des poèmes, souvent nuls.

18Il n’en va pas ainsi dans ce remarquable numéro. D’abord parce que Char, qui n’a pas encore adopté la posture de Pythie qui caractérisera son œuvre tardive, confère à son poème une valeur pratique relativement modeste (en apparence du moins). Ensuite parce que les contributions de ce numéro d’Études littéraires, quoique toutes bienveillantes et même acquises à la poésie de Char, se signalent malgré tout par une grande finesse d’analyse, qui vaut dans ce domaine preuve d’honnêteté, tant elles ont soin d’étayer leurs intuitions en emmenant leur lecteur au plus près du fonctionnement des textes.