Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Avril 2019 (volume 20, numéro 4)
titre article
Arnaud Verret

Splendeurs & misères du roman de fille : les romanciers & la prostitution dans le second XIXe siècle européen

Marjorie Rousseau-Minier, Des filles sans joie : le roman de la prostituée dans la seconde moitié du xixe siècle, Genève : Librairie Droz, coll. « Histoire des Idées et Critique Littéraire », 2018, 490 p., EAN 9782600058285.

1Longtemps passée sous silence en tant qu’objet d’étude universitaire, l’histoire de la prostitution réelle ou fictive du xixe siècle a fait l’objet, comme ce livre commence par le rappeler, d’un regain d’intérêt depuis une quarantaine d’années1, qui n’est pas sans faire écho au récit des destinées féminines en vogue sans même parler des études de genre auxquelles le sujet pourrait se rattacher. C’est dans ce contexte que s’inscrit le présent ouvrage qui résulte d’une thèse soutenue en 2014 à l’Université de Tours sous la direction de Philippe Chardin. À la fois volumineux par sa volonté d’exhaustivité et original dans son approche comparatiste, celui-ci se veut un travail complet dont le but premier est de redécouvrir les spécificités d’un personnage-type oublié — la prostituée —, que l’on croit connaître mais dont on mésestime la richesse artistique, de redécouvrir par son intermédiaire le sous-genre littéraire dont il est le centre et, à partir de là, tenter de proposer de nouvelles hypothèses de lecture et d’interprétation.

2Pour ce faire, il présente une étude équilibrée en trois parties, subdivisées chacune en trois chapitres, auxquelles s’ajoutent deux annexes comportant une chronologie de la prostitution aux xixe et xxe siècles, ainsi qu’une troisième incluant un recensement des romans et nouvelles publiés à cette période dans les littératures espagnole, française et russe. La bibliographie proposée est en outre très riche et s’avère précieuse à qui voudrait approfondir les différentes analyses.

Peinture d’un personnage-type

3L’ouvrage commence par une introduction complète (p. 9-26) qui, après avoir fixé l’emploi définitionnel et le contexte critique, avance qu’il manque, parmi les titres consacrés au personnage féminin dans le roman français, russe ou espagnol, une étude qui se focaliserait seulement sur la fille naturaliste2 — ce que Marjorie Rousseau-Minier se propose de faire. Le corpus retenu est ensuite justifié, représentatif des diverses modalités de la prostitution, des différentes manières de l’écrire comme de la réception d’un tel thème entre 1865 et 1885 : Crime et châtiment de Dostoïevski, Marthe, histoire d’une fille de Huysmans, La Fille Élisa d’Edmond de Goncourt, Nana de Zola, ainsi que La Desheredada de Pérez Galdós et La Prostituta et La Pálida de López Bago. De manière cohérente, la littérature russe apparaît comme annonciatrice du roman de la prostituée tel qu’il naîtra pleinement en France ; la littérature espagnole comme son prolongement à l’échelle européenne.

4La première partie, intitulée « La prostituée de la seconde moitié du xixe siècle, du réel à la fiction : contextualisation » (p. 27-174), revient, par un détour historique et social, sur la représentation de la féminité à cette époque, sur les débats d’hygiène publique et sur l’esthétique naissante du naturalisme. Elle rappelle que le discours masculin d’alors s’intéresse aux caractéristiques de l’être féminin qu’il perçoit, en accord avec le droit et la science, comme physiologiquement et psychologiquement faible, hyper-sensible et, pour tout dire, autre. Ces stéréotypes, la prostituée les pousse à l’extrême et l’on souligne en ce sens sa propension à l’immaturité, à l’emportement colérique, au chagrin subit, à la gloutonnerie comme à la religiosité, pour ne pas citer sa démesure sexuelle ou ses tocades imprévisibles. Travaillée par l’imagination, menacée par la folie, la prostituée est l’altérité par excellence dans son rapport à l’homme ou à la femme respectable, que celle-ci soit épouse ou mère. Cette représentation est renforcée par les discours médicaux, politiques ou sociologiques de jadis. Se dégage ainsi un sous-genre romanesque — celui du roman de fille — avec ses portraits-types (origine, caractère du personnage principal, catalogue des pensionnaires du bordel), son schéma narratif (avec le retour en arrière sur l’entrée dans le métier), ses passages obligés (par exemple de saphisme), ses non-dits (l’acte d’amour dans la chambre une fois les escaliers montés). Les nombreux échos intertextuels deviennent topoï, débouchant sur un art difficile de la variatio, expliquant paradoxalement — malgré le succès de Nana ou peut-être à cause de ce même succès — que le genre périclite rapidement.

5La deuxième partie, pour sa part, titrée « La prostituée, une figure du manque » (p. 175-278), entend éclairer le personnage sous l’angle du vide en abordant tant le monde qui l’entoure que son existence propre et la symbolique qui lui est liée. À l’inverse de la dynamique traditionnelle fondée sur l’acquisition et l’intégration sociale du personnage romanesque, la fille est elle-même cause de son isolement, de sa dépossession, de son exclusion familiale ou sociale, voire de son aliénation. Dans la lente déchéance qui est souvent celle de son histoire, elle perd son élégance, son phrasé, ses capacités mentales, sa liberté, son individualité, son nom même qu’elle échange contre un surnom jusqu’à son emprise sur les choses. Si elle est conduite à détruire l’existence des autres, c’est bien malgré elle et ce trait n’exclut pas sa passivité velléitaire et sa résignation devant les coups de la vie. La prostituée est au final une figure de l’entre-deux qui passe par l’innommable (son activité n’est pas toujours explicitement mentionnée), l’indistinction (entre la vie et la mort, l’individu et l’objet, l’honneur et l’abject), la corruption (en ce qu’elle transmet des maladies réelles ou métaphoriques et entame un processus de pourrissement), les simulacres et artifices (masques, costumes, reflets et jeux d’acteur), la béance (l’homme tombant dans l’abîme de la prostitution comme dans celui de l’ivrognerie pour mieux s’oublier).

6La troisième partie, enfin, « Écrire la prostituée ou la conjuration par l’écriture » parachève cette étude en montrant que la fille ne se lit pas uniquement d’un point de vue féminin mais aussi masculin (p. 279-412). En effet, elle concentre les inquiétudes de l’homme en concrétisant à sa façon les changements économiques ou politiques du siècle (irruption du capitalisme et de la société de consommation, démocratisation, uniformisation des conditions, arrivisme) quand elle n’incarne pas ses angoisses existentielles d’ennui, de déchéance et de mort. Unissant deux êtres par le prisme du monnayage afin de masquer leur profonde solitude, elle est à la fois proche et lointaine et s’apparente étonnamment, en ce sens, à l’artiste dont elle revêt le même potentiel séducteur et subversif puisqu’elle est elle aussi, en son domaine, une vendeuse d’illusion dont l’activité repose sur une marchandisation du corps à défaut de l’esprit3. Elle permet d’illustrer une esthétique nouvelle, celle bien sûr du naturalisme et sa peinture des misères de la condition féminine4, mais plus généralement aussi celle d’un nouveau type de personnage marqué par la dépossession, l’absence et le néant. Ouvrant le questionnement sur l’identité, incarnant l’expression du vide, la prostituée est de ces figures qui inaugurent lointainement la future crise de représentation du personnage littéraire et contribuent, de façon moderne, à remettre en cause la matière même du roman.

Un sujet inépuisable

7Les raisons de louer cet important travail sont nombreuses, et l’on doit mettre en avant la qualité de sa rédaction, la lecture fluide, plaisante, toujours très claire que celle-ci permet sans se cantonner à des généralités mais en offrant des remarques de détail ainsi qu’un appareil critique fourni et varié. Des filles sans joie est un livre susceptible de s’adresser à un large lectorat pour peu que celui-ci ait connaissance des romans qui servent de support à l’étude. Néanmoins, la réelle valeur du travail de M. Rousseau-Minier est de montrer que, sur ce thème de la prostitution dans la littérature du xixe siècle, tout n’a pas encore été dit malgré l’abondante bibliographie dont on dispose. En résulte un ouvrage original en même temps que maîtrisé dans le choix des orientations données à l’analyse comme dans le déroulement de son écriture.

8Le livre s’efforce de porter un autre regard sur le sujet par son approche doublement comparatiste. L’examen des œuvres est en effet pluridisciplinaire, la littérature s’éclairant à l’aune de l’histoire — médicale, morale, sociologique —, tant les enjeux de la prostitution font se mêler les disciplines et tant le corpus retenu, celui du naturalisme, s’est voulu proche de la réalité. Par exemple, les romanciers de la prostitution privilégient certains aspects, en passent d’autres sous silence quand l’historien ou le médecin ont, eux, une vision différente. Alors que ces derniers sont dominés par la lecture de Parent-Duchâtelet et tendent à un interminable débat réglementariste, voire émancipateur, la fiction, elle, s’intéresse moins à l’état de prostituée qu’à l’entrée dans cet état et y voit une marque de pathologie, s’avérant ainsi plus proche des considérations d’un Lombroso par exemple5.

9Surtout c’est le rapprochement de trois sphères culturelles étrangères qui structure l’ouvrage et lui confère une originalité certaine6. Le roman dostoïevskien apporte une spiritualité différente sur la femme déchue et apparaît bien souvent comme un trait d’union entre une littérature idéaliste et une autre où l’idéalisme de la condition de fille n’a justement pas place7. Avec le roman français, c’est la formation et le triomphe du naturalisme parallèles à l’épanouissement du roman de fille qui sont mis en avant. Dans le monde hispanique enfin se pose la question du retentissement du naturalisme et de son adaptation à la société de chaque pays, où l’on découvre que ceux que l’on pourrait être tenté de présenter comme de pâles épigones sont parfois plus audacieux et plus précis dans leur traitement de la prostitution8. C’est donc une dynamique géographique et temporelle qui sous-tend cette approche, chaque écrivain influençant un autre quand il y a eu lecture de son œuvre, les thèmes se prolongeant sinon par d’autres moyens. Dans ces conditions, c’est aussi une évolution européenne que le livre prétend indirectement présenter. Les trois domaines sont également exploités et leur examen permet de mettre en évidence leurs points communs comme leurs spécificités.

10L’approche envisagée n’était certes pas aisée du fait de l’ampleur de la documentation disponible sur des auteurs abondamment étudiés et sur lesquels il est difficile à la fois de synthétiser l’ensemble de la critique et d’apporter des compléments. L’ouvrage parvient toutefois à maîtriser cette masse de renseignements et à en donner une vision d’ensemble où il peut sortir de son strict sujet pour mieux le relier à l’évolution générale du naturalisme, voire de la littérature. Les éléments que l’on croit connaître parce qu’ils portent sur des œuvres célèbres en viennent à être renversés non sans surprise. Ainsi, le repositionnement général de Nana est appréciable, qu’on a souvent tendance à considérer comme la source d’autres œuvres alors qu’elle emprunte beaucoup à ses prédécesseurs, y compris les petits naturalistes qui évoluaient dans le giron de Zola9. De la même manière la caricature qui en a souvent été faite — à l’instar de l’écriture zolienne en règle générale — ne tient pas face à la critique qui rappelle au contraire les multiples subtilités du roman.

11L’étude n’exclut pas un « plaisir des microlectures » enthousiasmantes auquel cède M. Rousseau-Minier, comme elle l’annonce dès son introduction (p. 25). Ainsi, p. 263, l’analyse du motif du gouffre chez Nana est remarquable jusqu’au rappel des creux et trous de son visage lorsqu’elle finit par mourir de la petite vérole. De même, p. 300-301, les pistes d’interprétation de l’onomastique de la courtisane, de son surnom de « Mouche d’or » ainsi que du prénom de son fils Louiset sont particulièrement bienvenues pour expliciter le lien entre cette figure du pouvoir érotique féminin et l’imagerie impériale dans laquelle elle s’inscrit.

12On pourrait bien sûr émettre non pas des réserves, mais des suggestions pour compléter cette lecture. Le corpus peut apparaître parfois légèrement restreint tant le sujet est foisonnant. Comment embrasser dans son intégralité la problématique de la prostitution chez Zola sans évoquer plus amplement un roman comme La Confession de Claude10 où, dans des résonances autobiographiques, un étudiant miséreux tente précisément d’arracher une lorette à son état mais n’y parvient pas, si bien que son entreprise malheureuse illustre la fin de toute illusion idéaliste à ce sujet ? Voire, analyser le scénario de nouvelle érotique resté à l’état de brouillon qui, s’il ne fait explicitement référence à la prostitution, demeure ce que Zola a imaginé de plus cru pour exprimer la sexualité11 ? De la même manière, dans la mesure où l’étude n’hésite pas à relier les romans retenus à d’autres œuvres hors corpus, un auteur comme Dubut de Laforest aurait pu être intégré, même de loin, pour compléter la vision d’ensemble proposée12 ; des renvois plus fréquents à l’illustration — on pense notamment aux caricatures de Nana — auraient également permis d’étayer l’argumentation développée. Mais les bornes initiales ont été dès l’introduction justifiées et elles étaient sans doute nécessaires pour garder la maîtrise d’un sujet aussi vaste ; il est vrai qu’ajouter des exemples qui n’auraient fait que diversifier l’étude aurait allongé ce travail déjà largement détaillé sans l’approfondir tant il est d’une richesse, d’une efficacité et d’un équilibre certains.

13Un thème en revanche, notamment en ce qui concerne Nana, aurait mérité à notre sens un développement plus appuyé à l’évocation des catastrophes que cause ou accompagne la prostituée, parce qu’il s’agit certes de nos propres recherches13 et parce que cela aurait offert un prolongement intéressant à l’étude de la prostituée. Celle-ci étant une figure de l’entre-deux à la marge de la société — classée dans le monde à part zolien —, elle incarne à son tour le thème du monstrueux caché sous des atours séduisants, ce que M. Rousseau-Minier rappelle en mentionnant notamment les métaphores bibliques appliquées à la fille de Gervaise. Partant, en lien avec l’étymologie traditionnel du monstrueux14, la prostituée est ce qui est montré et surtout ce qui montre par un rapport métonymique entre le corps humain et le corps social ; son apparition comme sa disparition sont aussi ce qui avertit d’événements à venir. À ce titre, la fin de Nana, coïncidant avec la fin de l’Empire, dit quelque chose de la fin d’un monde, le romancier retrouvant ici un canevas ancestral. La prostituée symbolisant le devenir de cette société qui l’aime et qui la hait revisite, de façon adaptée, l’ancienne divination. Si elle annonce le monde moderne par l’annihilation du personnage qu’elle représente, elle garde aussi un lien avec une littérature et plus généralement une lecture du monde atemporelles.


14L’ouvrage de Marjorie Rousseau-Minier est ainsi d’une indéniable qualité par la précision et l’ampleur de ses recherches. Il permet à la fois de conforter des vues et d’adopter un nouveau regard passionnant, en comparant des auteurs et des approches, en variant les lectures, en formulant des hypothèses originales et en offrant une synthèse thématique en même temps que périodique. Il s’adresse à qui voudrait approfondir ce sujet de la prostituée dans le second xixe siècle, mais aussi à qui voudrait mieux comprendre un des thèmes récurrents et représentatifs de la littérature naturaliste et sa nouvelle esthétique, à qui voudrait enfin avoir la preuve de la cohérence d’une littérature non plus nationale, mais transnationale européenne qui s’alimente des ouvrages au-delà des frontières tout en gardant ses spécificités culturelles.