Acta fabula
ISSN 2115-8037

2003
Automne 2003 (volume 4, numéro 2)
titre article
Jean-Paul Engélibert

Le récit du secret

Arielle Meyer, Le Spectacle du secret. Marivaux, Gautier, Barbey d’Aurevilly, Stendhal et Zola, Genève, Droz, 2003, 261 p., EAN 9782600008402.

1De nombreux travaux littéraires ont porté sur le secret, que celui-ci soit le trésor jalousement gardé d’un personnage ou le motif dissimulé d’un tapis, mais peu d’entre eux ont cherché à définir rigoureusement leur objet et à l’étudier d’un point de vue structural. Aussi l’originalité et l’intérêt du travail d’Arielle Meyer tiennent-ils à la précision avec laquelle ce livre cerne son « secret » pour en observer le fonctionnement textuel dans les récits de fiction. Qu’est-ce qu’un secret et comment en faire le pivot d’une narration ? Comment, en particulier, le roman français du xixe siècle a-t-il thématisé et représenté le secret ?

2En s’intéressant à des romans et à des nouvelles dont l’un des personnages principaux possède un secret – et en limitant son champ à la sexualité : travestissement en vue de cacher son véritable sexe ou dissimulation de sa sexualité – A. Meyer remarque que, pour garder son secret, il doit « faire comme » s’il n’en avait pas. D’où le paradoxe qui donne lieu à l’enquête : le roman doit lever le voile pour porter à la connaissance du lecteur, sinon le contenu du secret, du moins son existence. Deux solutions se présentent alors, que l’auteur examine par le biais du personnage : soit celui-ci se dissimule derrière une fausse identité (mode de « l’illusion »), soit il affiche son secret pour n’en taire que le contenu (mode de « l’ostentation »). Dans un cas comme dans l’autre, la mécanique du secret est théâtrale : le détenteur du secret joue un rôle ou montre qu’il cache quelque chose. Le modèle de ce jeu se trouve dans le théâtre de Marivaux, où la comédie repose sur la révélation, retardée jusqu’au dénouement, d’un secret. Le roman du xixe siècle, qui trouvera un autre modèle du secret chez Shakespeare, pourra jouer des artifices du théâtre pour trouver sa propre voie dans la représentation du secret, de sa constitution et de son dévoilement. L’exemple privilégié d’A. Meyer est Mademoiselle de Maupin, qui thématise ce fonctionnement en faisant jouer à son héroïne déguisée en homme le rôle de Rosalinde dans Comme il vous plaira.

3L’auteur entre alors dans un parallèle éclairant entre « l’illusion baroque » – qui a besoin du secret, mais qui ne cache aucune vérité intime – et « l’intériorité romantique » où la nécessité de préserver le secret sur le soi (l’identité sexuelle ou la sexualité) exige l’illusion. Hypothèse historique où Marivaux tient lieu d’intermédiaire, entre procédés baroques et romanesque bourgeois. A. Meyer consacre moins de pages aux autres écrivains que son sous-titre mentionne. Stendhal est brièvement convoqué pour Armance, « roman de l’interprétation » qui « thématise l’opacité des signes à déchiffrer » et ainsi rompt avec le modèle marivaudien de la complicité du narrateur avec le lecteur/spectateur. Les Diaboliques font l’objet d’une étude plus détaillée, dans laquelle est examinée la manière dont les nouvelles de Barbey « répercutent » dans leur structure le fonctionnement du secret. Plus subtilement que Gautier, et en s’écartant davantage du modèle théâtral, Barbey recourt tout de même à des procédés similaires dès lors qu’il place un secret à l’origine de la fiction. Le livre se termine sur un chapitre, sans doute moins nécessaire, consacré à Zola, où le naturalisme est envisagé comme un « projet de dévoilement » lié à une « esthétique de l’anti-secret » : le roman naturaliste veut tout dire et, logiquement, élimine tous les secrets.

4Cette étude, qui se réclame de l’École de Genève (le livre est issu d’une thèse soutenue à l’université de Genève) et cite abondamment Jean Rousset, est sérieuse, bien documentée et est écrite avec clarté. Elle met au jour d’une manière originale le fonctionnement narratif du secret. Le modèle théâtral qu’elle met en évidence mérite certainement d’être testé sur un corpus plus large afin d’être vérifié. Il reste que, s’agissant d’un travail dont l’ambition est théorique, on s’interroge sur le choix exclusif de romans du xixe siècle pour conduire la démonstration. L’auteur le justifie par la nécessité de restreindre l’objet à une littérature « mimétique », étant donné son projet de décrire « la transposition littéraire d’un processus réel ». Mais quel est ce « processus réel » ? Le modèle du récit du secret peut-il se trouver à la fois dans la réalité et dans le théâtre ? L’arrangement d’une intrigue autour d’un secret a-t-il besoin d’imiter la « réalité » ? Comment établir la réalité du secret sans recourir à un récit ? N’y a-t-il pas déjà mise en scène dans les discours savants des spécialistes du « secret dans le monde » qu’invoque A. Meyer : les psychanalystes ? Étendre l’enquête à d’autres littératures, prétendant moins au mimétisme, et à d’autres périodes, où le code réaliste revêt d’autres formes, permettrait sans doute de poser la question autrement : de faire moins dépendre la constitution littéraire du secret de l’idée qu’il existe dans le monde des secrets qui ne seraient pas déjà faits de mots et d’intrigues.