Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Octobre 2016 (volume 17, numéro 5)
titre article
Jean-François Duclos

Petits meurtres entre amis

Anthony Mangeon, Crimes d’auteur. De l’influence, du plagiat et de l’assassinat en littérature. Paris : Éditions Hermann, coll. « Fictions pensantes », 2016, 193 p., EAN 9782705691899.

1Qui peut bien être l’auteur de ce quatrain : « C’est un champ de pénombre où passe une venelle / Adressant vaguement aux herbes des secrets / D’amour : où le secret de la chimère belle / Boit : c’est un joyeux soleil qui parle de regret ». Au jeu du diagnostic littéraire, on hésitera à raison entre un Baudelaire plagiant par anticipation « Le dormeur du val » ou un Rimbaud qui aurait eu l’occasion de se pénétrer des Fleurs du mal pour en exploiter leur substance lexicale. Un tel modèle de neutralisation auctoriale, fruit du programme mis en place par l’ALAMO, branche informatique de l’OULIPO, figure dans l’ouvrage qu’Anthony Mangeon (p. 119) consacre à l’influence littéraire. Bien que relevant de l’intervention d’un tiers, cet exemple est précieux. Dans quel autre cas la présence de deux auteurs s’équilibre-t-elle en effet de manière si parfaite que le pouvoir de citation de l’un se manifeste au même moment, et à part égale, par une sourde hantise de l’œuvre de l’autre1 ?

2Crimes d’auteur fait la démonstration qu’en matière de littérature « signée », un texte ne se situe jamais sur un tel point d’équilibre et vient toujours s’insérer dans un spectre plus large et surtout plus mouvant. Pour Harold Bloom, tout écrivain (surtout depuis le Romantisme) est soumis à une « angoisse d’influence », mélange d’inféodation et de rivalité vis-à-vis de ses pairs, morts ou vivants, alors que Laurent Dubreuil, s’agissant des littératures émergentes, et en particulier de littérature francophone, qualifie une telle tentation mimétique de « possession ». A. Mangeon postule que lorsque ces tensions « deviennent trop insupportables ou écrasantes, s’enclenche une autre phase », qui se manifeste, dans bien des cas, par un désir de violence (p. 183). Or, annonce-t-il au seuil de son étude, quel méfait suprême un écrivain est-il susceptible de commettre vis-à-vis de ses pairs ? « Le plagiat, pour sûr » (4ème de couverture).

3Il ne s’agit pourtant pas de s’intéresser à un champ de pratique déjà largement couvert par la critique contemporaine. Circulant dans un corpus de textes et de films beaucoup plus varié qu’il n’y paraît à première vue, les lecteurs sont plutôt invités à s’intéresser à des plagiats fictifs. Dans les travaux de fiction relevant des avant-gardes ou s’insérant dans le champ des littératures émergeantes, du roman policier ou du roman de campus, il arrive qu’un vol de fiction ait lieu, qui vient cristalliser ce trouble des écrivains « dès qu’ils entrent dans une relation de gémellité » (p. 25). Que se passe-t-il alors ? Il n’est de moyen plus efficace pour masquer son forfait de plagiaire que le meurtre de son auteur — à moins, bien sûr, que ce ne soit l’auteur spolié qui en vienne à se venger de façon définitive. En tout cas, ce ne sont pas les envies d’assassinat qui manquent pour transformer la figure de l’écrivain en « bourreau pervers de ses rivaux » (4ème de couverture). A. Mangeon fait donc le pari que ces histoires de fictions volées qui se finissent mal se comportent comme des « fictions pensantes2 » qui, « par leurs mises en mots et en intrigues, produisent une féconde autoréflexivité » (p. 17).

Le crime était presque parfait

4Parmi les dizaines de textes et de films examinés avec l’opiniâtreté du détective littéraire, Le Docker noir fournit un premier exemple éclairant. Ce roman de Sembene Ousmane, publié en 1956, raconte l’histoire de Diaw Falla, jeune docker sénégalais travaillant au port de Marseille. Falla confie le manuscrit de son premier roman une écrivaine reconnue qui, au lieu de l’aider à lui trouver un éditeur, publie l’ouvrage sous son propre nom. Lors d’une scène où il vient lui demander des explications, Falla tue accidentellement son plagiaire. Arrêté puis accusé de viol et d’assassinat, deux crimes pour lesquels il est condamné, Falla doit aussi répondre au forfait d’avoir déshonoré les lettres françaises en mettant en cause la probité intellectuelle de sa victime. Qu’il ait été capable de réciter par cœur les dernière page de son Négrier Sirius lors de son procès conforte la justice dans l’idée qu’elle se fait des capacités intellectuelles d’un Africain en mal de notoriété littéraire : sa créativité est nulle et sa mémoire surdéveloppée.

5La charge de Sembene est on ne peut plus claire : « Par le vol de sa propriété intellectuelle, Diaw Falla est spolié de son droit à la parole sur le monde noir, tandis que la littérature française s’en attribue l’apanage exclusif » (p. 47). L’auteur de Xala soulève donc « un certain nombre d’enjeux essentiels dans les rapports entre France et Afrique, ou entre littérature française et littérature francophone » (p. 46), à une époque où la France se définit encore comme puissance coloniale. Falla est ainsi réduit au double statut de « nègre » : une fois en tant qu’écrivain africain condamné à être perçu, dans le meilleur des cas, aux marges de la littérature de langue française, et une autre fois en tant qu’écrivain fantôme dont le destin métaphorique est de ne pouvoir jouir pleinement de la propriété de son œuvre (p. 47).

6Le Docker noir révèle une forme d’ambiguïté fascinante en raison des emprunts et des influences dont il semble lui-même être le fruit. Sembene a sans doute lu le récit du Jamaïcain Claude McKay, comme lui docker étranger à Marseille. Traduit et publié en français vingt-cinq ans avant Le Docker noir, Banjo établit pour le lecteur d’aujourd’hui un jeu d’écho pertinent mais somme toute banal. L’écho intertextuel augmente en équivoque à la lecture parallèle de certains passages de Native Son (roman de l’Américain Richard Wright) et de la nouvelle « Fog » du franco-américain John Matheus. Il semblerait que de simples résonnances inconscientes, les différents emprunts effectués par Sembene à ces deux œuvres (la critique en a révélé plusieurs autres) prennent la forme d’un détournement beaucoup plus intentionnel. Le Docker noir, roman mettant pour la première fois en scène un écrivain noir victime d’un vol d’œuvre littéraire (44) serait-il alors le résultat au moins partiel d’un plagiat (p. 49) ?Dans l’affirmative, outre qu’elle donnerait sa pleine valeur à l’ironie du sort, l’intrigue mise en place se trouverait contredite par les moyens utilisés pour la faire émerger. Il ne s’agit pourtant pas pour Mangeon de se lancer dans un second procès pour vol et assassinat d’œuvre (le dossier qu’il cite est déjà bien nourri) mais plutôt de « privilégier l’étude des effets de sens » produits par de tels détournements.

7L’un de ces effets réside dans le fait que le soupçon de plagiat concerne les seuls extraits du roman de Fatta (Le Négrier Sirius)que Sembene donne à lire dans Le Docker noir. Un second effet de sens repose dans la postérité même de ce roman. Le Crime de la rue des notables de la Togolaise Akoua Ekué, publié en 1989, conte les mésaventures d’un auteur spolié devenu lui aussi assassin de son plagiaire, mais à qui la justice reconnaît la propriété de son œuvre, ce qui lui permet de bénéficier de circonstances atténuantes et surtout de recouvrer son statut d’auteur. Si Ekué a pu reprendre à son compte l’intrigue du roman de Sembene, c’est que trente ans après sa publication, celui-ci a acquis le statut d’œuvre classique. L’analyse d’A. Mangeon illustre donc comment, lorsque un roman s’établit dans un répertoire canonique de références, il devient l’objet d’une hantise admirative plutôt que d’emprunts indélicats et moralement douteux ; sa renommée autorise son usage en toute transparence. Il donne le la. Le procès en originalité (ou manque d’inspiration) ne  peut dès lors plus être le même.

Le facteur sonne toujours deux fois

8De tels récits d’œuvres plagiées et d’écrivains volés ont ceci de particulier qu’ils enclenchent une série de « jeux de miroirs et de réversibilités narratives » (p. 181). Ils intègrent les contradictions de l’influence comme « effet transitif qui pousse lui-même à la création » (p. 183) tout en mettant en scène les conditions d’un échange (licite ou illicite) qui nourrit parfois jusqu’à la contradiction leur intrigue. Ils créent une forme d’écosystème où prime — ou finit par primer — la métafiction. Il se peut alors, comme l’a abondamment illustré Genette dans son Palimpsestes, que le mimétisme de rivalité touche parfois à la parodie. L’intérêt des lecteurs s’en trouve décuplé s’ils parviennent à distinguer d’eux-mêmes ces strates et ces traces d’œuvres tierces déposées de manière intentionnelle ou inconsciente dans le texte qu’ils sont sous les yeux. Or la littérature francophone offre de nombreux cas où la question de l’œuvre plagiée sert d’exemple aux contraintes que tout corpus en voie de constitution doit affronter. Elle pense et se pensant réfléchit aux conditions de son intrusion dans le champ mondialisé des lettres.

9En examinant des récits qui mettent « en abyme leur relation à d’autres écrivains, ou plus généralement la relation de l’écrivain francophone à l’écrivain français » (p. 67), des auteurs comme Henri Lopes, Maryse Condé ou Patrick Chamoiseau, qui intègrent tous la problématique de l’auteur plagié, démontrent que « la rivalité mimétique fonctionne souvent comme moteur de la création littéraire ». Dans ce domaine, l’œuvre d’Alain Mabanckou est exemplaire. En empruntant des centaines de titres au corpus culturel mondial pour les intégrer dans ses propres textes, l’auteur franco-congolais vivant aux États-Unis semble se jouer du proverbe bien trop de fois répété que dans les sociétés orales, la mort d’un vieillard équivaut à l’incendie d’une bibliothèque. Chacun de ses livres renvoie à un réseau de références faisant de chaque récit qui nait une véritable petite encyclopédie. Mabanckou substitue, souvent avec humour, au « Civil Right by copyright » la devise « “Copyright by copycat” » (p. 77).

10Crime d’auteur ne se concentre pas seulement sur la littérature francophone. L’ouvrage explore en grande part la littérature du début du Vingtième siècle incarnée par Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Louis Aragon et Pierre Reverdy, où la question de l’auteur comme créateur destructeur d’un ordre ancien vient se confronter à des jeux d’influence parfois (symboliquement au moins) violents. Si la question du plagiat se trouve immédiatement disqualifiée par l’écriture, comme c’est le cas, par exemple, dans Le poète assassiné, celle du crime d’auteur n’est, en effet, jamais définitivement écartée. « En s’autonomisant comme un champ propre », analyse A. Mangeon, « la littérature est à son tour devenue un espace social traversé de désirs, de croyances, de rivalités, de luttes ». Les écrivains « aussi brillant fussent-ils, ne sont point exempts de petites bassesses, d’obscures tentations, de secrètes pulsions criminelles ou de grandioses crises de violence » (41). Crimes d’auteur consacre une part importante de son étude à cette avant-garde de l’entre-deux guerre pour qui chaque texte porte en lieu le signe d’une exécution.

11Il est même des cas où le genre de crime qui nous concerne sorte de l’intrigue pour s’incarner dans le champ de la réception. Au jeu des suppositions d’auteurs (pour reprendre l’expression de Jean-François Jendillou3, spécialiste de ce domaine), « l’affaire Ajar » sert, ici aussi, d’exemple : Romain Gary, écrivant sous le pseudonyme d’Émile Ajar, confie à son neveu Paul Pavlowitch la tâche d’incarner son pseudonyme. La fiction pense, là encore, en trois temps. Au soupçon lorsque le monde littéraire prend progressivement conscience de la supercherie fait suite l’équivoque dans la lecture « à l’envers » des romans de Gary, « c’est-à-dire parfois à la lettre en prenant au mot (et non plus au figuré) » (p. 112). Puis, comme dans le cas de Sembene arrive le moment où la fiction s’empare de l’histoire de supercherie pour la remettre à jour selon d’autres modalités. Les films Faux et usage de faux (1990) de Laurent Heynemann et Tiré à part (1993) de Bernard Rapp s’inspirent de l’Affaire Ajar pour continuer d’interroger cette « double question des rapports entre réalité et fiction » ainsi que « la relation en miroir que l’auteur factice au véritable écrivain » (p. 161).

Fenêtre sur cour

12Que ces récits décrivant les déboires d’auteurs spoliés mettent à nu le pouvoir parfois trop puissant et angoissant de l’influence, ou qu’ils ironisent sur l’aveuglement du monde littéraire et éditorial à prendre une copie pour un original, A. Mangeon y décèle dans les deux cas « une même fascination pour le plagiat et la violence exercée pour et à l’encontre des écrivains » (41). Sommée de transmettre par reproduction et de se renouveler par opposition, la littérature assimile le vol d’œuvre et le crime d’auteur à des marques d’appropriation et d’autonomie. La mise en scène de romans plagiés dans les lettres francophones, soumises à l’injonction d’émerger dans un marché littéraire devenu global, contre et avec une tradition à laquelle elles doivent nécessairement se greffer, reproduit donc les contraintes auxquelles furent soumis, avant eux, nombre d’écrivains vis-à-vis de la tradition.

13Le chapitre consacré à Henri Lopes au miroir de Louis Aragon sert de point de jonction. A. Mangeon se propose de relire le Congolais comme une réécriture du Français dont il ne s’est jamais caché d’admirer l’œuvre et qui avait lui-même théorisé le thème de l’emprunt à autrui. Les points de contact entre ces deux auteurs, et en particulier entre Le Lys et le Flamboyant d’une part et La Mise à mort de l’autre, sont en effet nombreux. Pour Lopes comme pour son modèle, il s’agit de se servir « de livres comme de miroirs » (107) pour constituer une quête d’auteur. Comme Aragon, Lopes « expérimente et manifeste par là sa toute-puissance de créateur, qui peut toujours renaître à lui-même sous d’autres formes, y compris en se faisant meurtrier de ses propres créatures » (107). L’effet d’« influence transitive » qu’un tel leitmotiv met au jour « rejoue enfin l’acte fondateur de toute créativité littéraire ». Elle « emprunte, détourne, et transforme constamment la littérature antérieure, dans un double geste d’hommage et d’altercation » (183).


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14Les crimes d’auteurs que recense cet ouvrage ne forment donc pas un catalogue mais un réseau, dont l’examen attentif montre la primauté d’un droit universel à la « poursuite ». Poursuite dans le réexamen des formes et des expressions déjà mises en place par la littérature ; poursuite aussi dans le désir de reformuler à nouveaux frais, mais sans se cacher du modèle duquel il s’inspire, les affres de la création. Si l’hommage vire à l’emprunt, et le plagiat (réel ou imaginé) au meurtre (fictif, celui-là), c’est que toute influence intègre une part d’ambiguïté. L’ouvrage d’Anthony Mangeon, qui n’établit pas « de hiérarchie préalable entre les productions esthétiques » (p. 18), et intègre à son corpus nombre de récits et de films empruntés aux genres populaires, transforme une telle ambiguïté en terrain fertile à la réflexion concernant le statut de l’auteur et son droit à la fiction.