Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Août-septembre 2016 (volume 17, numéro 4)
titre article
Anne Gourio

Épreuve & épiphanie : destinée du visage au XXe siècle

Marie-Annick Gervais-Zaninger, Au regard des visages II. De Proust à Bonnefoy, Paris : Hermann, coll. « Savoir lettres », 2016, 366 p., EAN 9782705688479.

1Confrontée aux désastres du xxe siècle, à la destitution radicale de la face humaine, que peut la littérature ? L’expression du visage peut-elle encore subsister ? Comment l’œuvre littéraire s’emploie-t-elle à questionner les formes de sa présence, à interroger les conditions fragiles de son déchiffrement et de son écriture ? De quelle forme de « résistance » témoigne-t-elle ce faisant ? Telles sont les questions d’où s’élance la somme en deux volets que Marie-Annick Gervais-Zaninger consacre au motif du visage dans la littérature du xxe siècle : aux savoirs contemporains ayant pris le visage pour objet (sciences humaines, médecine, philosophie, esthétique) et à leur dialogue avec la littérature, explorés dans le premier volume (Au regard des visages. Essai sur la littérature française du xxe siècle, Hermann, 2011) fait suite cet ensemble de huit monographies, prolongement substantiel de la réflexion théorique et application vive de ses ferments conceptuels. C’est à la fois à la mise à l’épreuve et à la confirmation des pistes du premier essai que s’attachent ces huit études attentives au déploiement spécifique des œuvres, à leurs résonances autobiographiques et à leur épaisseur intertextuelle.

2Entendant cerner la spécificité du visage au xxe siècle, M.‑A. Gervais-Zaninger ouvre un large empan temporel, des premières années du siècle à la littérature contemporaine, tout en choisissant de convoquer tous les genres – dans des proportions certes inégales : son ouvrage n’est donc pas une simple galerie de visages de Marcel Proust à Yves Bonnefoy ; il est d’abord une réflexion sur les moyens par lesquels l’art romanesque (Proust, Simon, Perec et partiellement Beckett), l’autobiographie et ses variations (Leiris, Duras), le genre théâtral (Beckett) et l’écriture poétique (Michaux, Bonnefoy) se saisissent du visage et en rendent l’expression encore possible. L’ouvrage peut alors se lire selon deux trajets possibles. La suite de chapitres obéit d’abord à une logique générique, et entend lui donner sens : l’art romanesque et l’écriture de soi explorent un « temps long » (p. 330) et ses effets sur le visage, métonymie de la personne, tandis que le genre poétique vers lequel s’achemine l’ouvrage dans ses deux derniers chapitres déploie le visage selon la catégorie de l’instant, autant que de l’« espace » (p. 330), et met à nu sa « puissance d’épiphanie » (p. 330). Cette évolution générique en amène alors une seconde, plus fondamentale : l’ouvrage observe le mouvement d’une défiguration progressive (visage mis en fuite, soumis à l’épreuve d’autrui, ravagé et finalement annulé, de Proust à Beckett), avant d’aborder sa fragile renaissance chez Michaux et Bonnefoy. C’est alors, bien au-delà de la réflexion sur le statut du sujet dans une littérature du xxe siècle ayant fait son deuil de l’auteur, la question d’une subsistance de l’humanité que cet ouvrage soulève décisivement, « cette humanité dont la littérature contemporaine n’a cessé, contre vents et marées de l’histoire, de l’absurde ou du néant, d’opiniâtrement poursuivre la quête » (p. 15).

Visages vestiges

3Les chapitres consacrés au roman et à l’écriture de soi introduisent d’abord une phénoménologiedes visages soumis aux effets du temps : l’écriture de M.‑A. Gervais-Zaninger épouse ici, dans son approche attentive des textes, la vie sensible des visages divers que les textes romanesques déploient dans leur épaisseur et leur densité d’existence. Mouvants, émouvants, vibrants, ces visages multiples sortent de la lanterne magique de Combray, se modelant et remodelant incessamment sur la perspective du sujet percevant, ses affects et son degré d’émotivité. Le « vaste paysage sans cesse changeant » (p. 22) qu’est le visage d’Albertine, la figure une et multiple, modelée par la lumière, de la « petite bande de Balbec » inaugurent en cela, montre l’auteur, un tout nouveau mode d’approche du visage, qui marquera l’ensemble de la littérature du xxe siècle : moins somme de traits fixes qu’ensemble de perspectives en redéfinition constante, le visage est bel et bien entré dans le temps. Le premier chapitre, consacré à Proust, concentre alors dans sa propre évolution toute la destinée du visage au xxe siècle, et condense en cela le trajet d’ensemble de l’ouvrage : s’attachant au fil de ses pages, qui suivent les volumes de La Recherche, au travail d’érosion du temps, il se clôt sur l’étude du célèbre « bal de têtes », où se dissipent les restes de la passion fascinée pour le visage de la duchesse de Guermantes. Cette phénoménologie des visages se poursuit alors dans les chapitres sur Simon, Leiris, Beckett, les effets du temps vécu se conjuguant à ceux de l’Histoire, qui viennent les amplifier. C’est ainsi que les visages « inexpressifs » (p. 57) peuplant les romans de Claude Simon sont judicieusement rapportés aux effets de la Débâcle de 1940 (La Route des Flandres), événement fondant l’ensemble de l’œuvre : l’anonymat des soldats en déroute se prolonge jusque sur les visages indifférenciés de tous ces personnages envahis par « leur lignée familiale » (p. 65), se perdant dans une Histoire prise par le démon de la compulsion de répétition. Cette tendance à la défiguration atteint alors son point extrême chez le personnage beckettien : M.‑A. Gervais-Zaninger y suit les aspects, les formes, les manifestations tangibles d’une destruction acharnée de l’identité. Celle-ci aboutit à l’épreuve de voix sans corps (Cette fois) ou de visages se cachant, à l’image de Hamm, sous un « grand mouchoir taché de sang » (Fin de partie). Au terme de ce premier mouvement du livre, le visage ne subsiste plus que sous forme de vestige, tandis que l’humanité se réduit bel et bien à la « galerie de crevés1 » des œuvres de Beckett.

4La dimension phénoménologique de l’ouvrage n’est toutefois que le préambule à une herméneutiqueet unearchéologie des visages, qui tendent à contrebalancer cette tendance à la défiguration. Non seulement M.‑A Gervais-Zaninger s’emploie, dans la continuité des auteurs qu’elle étudie, à faire parler les visages, à en déchiffrer le « grimoire de signes » (p. 17), mais elle entend remonter à l’origine du trouble identitaire en convoquant les ressources de la psychanalyse. Le grain de beauté insaisissable d’Albertine, la cicatrice zébrant la lèvre des personnages de Perec, les traits disgracieux sous lesquels Leiris se dépeint avec complaisance dans les deux autoportraits encadrant L’Âge d’Homme déclenchent d’abord tout un travail de lecture de soi et des autres, où se presse le désir d’interpréter et de lever un sens. Or l’auteur montre que cette quête des signes, qui atteint déjà son apogée sur les visages désirés des personnages proustiens, bute systématiquement sur une impossibilité : le déchiffrement ainsi voué à l’échec, le visage choisit alors de se dissimuler sous un masque – motif qui envahit littéralement toute la littérature du xxe siècle – ou de se perdre dans une vertigineuse « Galerie des glaces » (p. 58) – l’expérience du miroir débouchant toujours, chez Simon, Leiris ou Duras, sur l’épreuve de la non-reconnaissance. Pour autant, le miroir ne reste pas muet car, on l’aura compris, c’est bien du « stade du miroir » qu’il est question avec tant de constance dans l’ensemble de ces œuvres. Revenant vers la définition qu’en a donnée Lacan, M.‑A. Gervais-Zaninger s’attache à la carence douloureuse entravant la construction du sujet chez Leiris, Perec, Beckett, Duras. L’enquête se fait psychanalyse, la passion des visages butant ici sur l’énigme d’un visage perdu, lien secret tissant entre eux les huit chapitres de l’ouvrage.

5Esquissé chez Simon, le thème familial prend une ampleur et une importance considérables chez Perec et Duras. Toute l’œuvre de Perec tourne ainsi autour de ce « motif tapi dans mon tapis2 », celui du visage absent des parents déclenchant en réaction le désir compulsif de se dissimuler sous des masques. L’ouvrage s’attarde sur l’image dernière de la mère, scène cardinale, séminale, plus imaginée que réellement vécue, sur le quai de la Gare de Lyon d’où s’éloigne le train qui emmènera l’enfant en zone libre. Si l’on sait que Perec cherchera à restituer éperdument l’histoire vécue de son enfance dévastée par « l’Histoire avec sa grande hache3 », l’ouvrage analyse avec finesse le lien qu’entretiennent souterrainement le dérèglement du « jeu de la bobine » freudien (ce fort-da permettant à l’enfant de s’accoutumer progressivement à la disparition de la figure maternelle) et le recours systématique à la contrainte, ce « rituel protecteur de la règle » (p. 103) manifeste dans la pulsion classificatrice traversant tous les écrits de Perec. L’approche psychanalytique prend une autre tournure chez Duras. Le « stade du miroir » est lui aussi fortement problématique, la carence de l’amour maternel – dont l’œuvre de Duras ne cessera de décliner les effets dévastateurs – se doublant du regard entravé, celui que l’écrivain n’aura jamais pu porter sur l’enfant mort-né en 1942. C’est dès lors, analyse M.‑A. Gervais-Zaninger, la pulsion scopique, obsessionnelle dans l’ensemble de l’œuvre durassienne, qui s’enracine en ce double point d’origine traumatique. La dynamique « défaillante » (p. 196) des regards chez Duras, l’échange toujours problématique, miné par la triangulation et le voyeurisme, conduisent finalement au « paradoxe d’une construction de soi qui ne s’étaye sur rien d’autre qu’un visage détruit » (p. 207).

6Sur ces bases, l’ouvrage poursuit enfin une réflexion d’ordre esthétique, en interrogeant les fonctions et enjeux de l’écriture quant à la restitution du visage de soi et des autres. Il s’attache à suivre par exemple les manifestations stylistiques des visages en fuite (la progression par retouches constantes de la phrase proustienne, ses « arrêts sur images successifs», p. 46) ou encore celles des visages inaccessibles de Claude Simon (le glissement du référent vers l’absence, son statut « fantomatique », p. 85).

7Mais l’ouvrage consacre l’essentiel de ses analyses à la fonction compensatoire, réparatrice et reconstructrice de l’acte d’écrire – non sans entrer en écho avec les analyses de Didier Anzieu auxquelles, du reste, étaient consacrées quelques pages du premier volume. Simon et Perec se rejoignent ainsi dans la confiance accordée aux pouvoirs de la forme, que celle-ci relève de la « cristallisation » (p. 95) chez le premier ou de l’entreprise classificatrice chez le second. En cela, l’écriture remplit ici le rôle d’un tissu « cicatriciel » (p. 95), qui comble l’interstice du manque. La forme peut même dévoiler son pouvoir énergétique, ainsi chez Beckett, où la « force vitale du contenant » vient compenser « l’exténuation tragique du contenu » (p. 189). M.‑A. Gervais-Zaninger dégage alors le rôle que remplit sur ce point la fiction. Loin de se présenter comme une échappatoire, la fiction est le moyen paradoxal permettant à l’auteur de regagner son propre visage : les personnages romanesques se révèlent des « doubles textuels » (p. 91), et l’entreprise de figuration vient dès lors combler directement la défiguration subie par le sujet d’écriture. C’est donc, à rebours des idées préconçues sur l’authenticité et l’immédiateté, vers un éloge des ressources de la médiation et de l’artifice que la réflexion de l’auteur s’achemine. Chez Perec par exemple, la « copie » est toujours préférée à « l’original » (p. 130), et le détour par les références littéraires et picturales (Wilde, Arcimboldo) se met au service de la quête identitaire. On l’aura compris, une continuité se dégage peu à peu des chapitres sur le roman et sur l’autobiographie. Chez Leiris, que la pulsion autobiographique aura occupé sur plus de trente ans, on retrouve ainsi cette oscillation entre la « désintégration » (p. 161) masochiste de soi et le désir compensatoire de « briller par la mise en forme esthétique » (p. 147) : écrire est pour lui, selon la belle expression de M.‑A. Gervais-Zaninger, « vêtir le corps de mots » (p. 161) et en cela gagner un « corps symbolique » (p. 161). Dès lors, Leiris promeut lui aussi une écriture du simulacre, qui aboutit non à la restitution d’un hypothétique visage d’origine (visée postulée par le pacte autobiographique), mais à un étrange « visage-prothèse » (p. 162), où triomphe l’éloge de l’artifice. Duras choisit quant à elle, dans une perspective proche, l’exhibition d’un « visage-image » (p. 206) à travers la médiatisation de sa propre personne. L’ouvrage s’attarde sur cette particularité de l’auteur de L’Amant en la mettant en perspective : l’« érection d’une figure publique de soi » s’offrirait comme une réponse – mais bien fragile – au « démantèlement psychique » (p. 208).

8Phénoménologie, herméneutique, psychanalyse, esthétique, ces angles d’approche divers mettent en lumière le paradoxe autour duquel le visage poursuit sa destinée dans les œuvres romanesques et autobiographiques ici étudiées : subissant les ravages du temps et d’autrui, entamé par la perte de l’origine, mais aussi soumis à la standardisation marchande, le visage relève pourtant le défi de s’écrire tout en s’effaçant, ou peut-être d’écrire son propre effacement, ne subsistant dès lors que sous une forme hybride, essentiellement fantomatique.

Clairs-obscurs du visage

9Le genre poétique est à l’origine, explique M.‑A. Gervais-Zaninger, de son enquête sur le visage au xxe siècle ; il est aussi, comprend-on, à la source du projet de réévaluation du visage qui occupe l’auteur. Car c’est à la poésie que reviendrait le pouvoir, non de refigurer le visage (en réaction à la défiguration dominant le siècle), mais de le faire advenir dans sa pleine et fragile présence. L’étude s’infléchit alors, en privilégiant à présent les dimensions ontologique et éthique des œuvres poétiques étudiées, non sans maintenir les orientations phénoménologiques, herméneutiques, psychanalytiques et esthétiques jusqu’alors convoquées. Sans doute ces deux chapitres sont-ils ceux qui font le plus fortement résonner l’influence de la philosophie de Lévinas, dont le premier volume de M.‑A. Gervais-Zaninger avait rappelé l’importance (lutte contre une tradition métaphysique ayant méconnu l’« extériorité » de l’Autre et refondation de l’éthique à partir du visage). Les visages traversant les œuvres de Michaux et Bonnefoy – dont il resterait peut-être à montrer qu’ils sont représentatifs de l’ensemble du genre poétique au xxe siècle – laissent ici affleurer un double mouvement de renversement (à l’intérieur même de l’œuvre de Michaux, et de Michaux à Bonnefoy), qui conduit significativement à une véritable renaissance du motif.

10Déclinant dans un chapitre très substantiel les visages foisonnants de l’œuvre de Michaux (des récits de voyages réels aux voyages imaginaires, des poèmes aux textes mescaliniens et à l’œuvre graphique), M.‑A. Gervais-Zaninger remonte d’abord à une source unique : la hantise de toute fixation identitaire, comme de toute représentation admise, manifeste dans une prégnante « phobie des visages » (p. 239). Entraînant les visages dans le mouvement d’un incessant « passage » et d’une métamorphose compulsive – dont les fragiles « Meidosems » concentrent le pouvoir paradoxal –, cette phobie éclate dans les relations destructrices qu’engagent les visages « meurtriers » entre eux. Portées à leur apogée dans l’œuvre mescalinienne, les pulsions agressives mettent ainsi au jour la catastrophe des relations intersubjectives chez Michaux. Tel est le point de départ de l’étude sur Michaux, tel est aussi le discours critique dominant qui lui est consacré. Toutefois, l’étude choisit de prendre ensuite une autre tournure : à partir de quelques scènes émaillant récits de voyage et textes mescaliniens, et du magnifique texte de Passages consacré aux « Visages de jeunes filles», l’auteur montre que le visage peut aussi se faire l’expérience de ce qui, miraculeusement, « remplit » cette fois le sujet regardant plus qu’il ne le « détruit » (p. 255), de ce qui « en-visage » plus qu’il ne « dé-visage » (p. 255) : regard relevant de l’offrande, en un instant épiphanique annulant les faces défigurées et ravagées du reste de l’œuvre. Tout l’intérêt de ces quelques passages étudiés tient au paradoxe qu’ils tendent à cerner, celui d’un visage qui, étonnamment, renaît tout en échappant à l’individualité. Le visage indifférencié des « jeunes filles », dont les traits ne sont pas encore fixés, constitue cette promesse qui, prenant à rebours les frontières du sujet, porte toute l’utopie de Michaux. C’est alors autour de quelques expériences de compassion (qui échappent le plus souvent au dolorisme en se faisant celle d’une joie partagée), où le visage d’autrui affleure dans sa nudité essentielle, que se bâtirait le souci éthique de l’œuvre de Michaux. Il resterait toutefois à démontrer que ces expériences « comblantes » sont le propre du genre poétique. Cette hypothèse reste en suspens chez Michaux, elle est en revanche au cœur de l’étude sur Bonnefoy.

11Déjà très présente dans le premier volume, l’œuvre de Bonnefoy constitue ici le point d’aboutissement du trajet critique, qui conduit in fine à l’identification entre expérience du visage et expérience de l’Être. M.‑A. Gervais-Zaninger replace judicieusement la question du visage au cœur du questionnement de Bonnefoy sur la présence et l’image : car si le visage peut se faire l’expérience de « l’indéfait » et de « l’absolu » (p. 289) de la présence, il est toujours menacé par le risque d’une idéalisation qui cèderait aux sirènes de l’image. On comprend alors le sens du trajet de l’œuvre de Bonnefoy, que le travail de l’auteur critique met clairement en lumière. Il a fallu d’abord ravager le visage de Douve, en une exaltation destructrice et un érotisme noir destinés à ce que la figure se fasse infigurable ; il a fallu, dans Hier régnant désert, « Ruiner sa face nue qui monte dans le marbre » et pousser les visages à s’engager dans une lutte qui en entame les contours. Mais l’auteur s’achemine pourtant dans les années 1970 vers un apaisement et une luminosité neuve : l’œuvre poétique fait une place à l’émouvante empreinte du visage d’enfance, qui sert ici de modèle à un « voir-le-plus-simple » (p. 309) qui soit ; Bonnefoy s’attarde par ailleurs sur l’intensité lumineuse se dégageant du regard, en une reprise poétique de l’intuition plotinienne. L’un et l’autre signent bel et bien l’aboutissement d’un trajet initiatique qui entend fixer sur le visage toute une ontologie existentielle. Celle-ci, pour Bonnefoy, reste toutefois profondément attachée à la finitude des êtres, là où seul se loge leur infini. Le visage demeure le lieu où affleure la vulnérabilité de chacun, cette fragilité dans la reconnaissance de laquelle seule peut s’envisager la relation à autrui. C’est bien dans un clair-obscur, mêlant « l’infracassable noyau de nuit4 » d’éros et la luminosité de la compassion que le visage chez Bonnefoy entend se tenir. On comprend alors que se joue, aussi fondamentalement, la question des conditions de possibilité de sa représentation.

Voies d’une réinvention

12L’ouvrage de M.‑A. Gervais-Zaninger soulève un questionnement essentiel, qui constitue selon nous son apport principal et rejoint les problématiques centrales du l’art moderne : comment le xxe siècle littéraire préserve-t-il l’expression du visage tout en échappant aux vieilles lunes qu’une longue tradition de représentation de la face humaine (ou divine) a colportées ? La question se dédouble : il s’agit tout à la fois d’inventer les moyens de restituer un visage désormais fragilisé, aux contours mouvants et flottants, et de se positionner par rapport à l’héritage (histoire du sujet, idéalisation religieuse, question de la figuration et de la représentation…). Étudiée à la fin de chaque chapitre monographique, la manière dont chaque auteur a joué avec l’image de son propre visage pourrait servir de marchepied à l’investigation. Se dérobant (Michaux, Simon, Beckett) ou s’exhibant au contraire (Duras), le visage de ces auteurs se donne bel et bien comme insaisissable et inappropriable. « Secret comme une pierre » (Beckett, p. 97), il ne cède parfois qu’une image volontairement distanciée : celle de la « main vieillissante tenant le stylo arrêté sur une phrase en suspens » livrée par Claude Simon dans le frontispice d’Orion aveugle. L’invention de ces voies/voix par lesquelles naît un visage en creux conduit alors le plus souvent à un entrelacs fécond de la littérature et des autres arts : le visage est bien cela qui appelle l’œuvre vers un dehors.

13La relation entre l’absence du visage et la voix, ainsi, est au cœur des œuvres de Duras, Beckett mais aussi Perec, et constitue une des lignes principales courant dans le livre. Par le détour du cinéma ou de la représentation théâtrale, l’œuvre explore les moyens de faire entendre paradoxalement l’absence des visages. Chez Duras, Son Nom de Venise dans Calcutta désert reprend la bande-son d’India song mais en propose une bande-image « désertée de ses personnages » (p. 221), tandis que Le Navire Night joue lui aussi de ces visages qui, désirés, ne seront jamais offerts au spectateur, rappelant en cela l’interdit frappant le visage d’Eurydice. Ces voix sans visage de sujets fantomatiques ne sont pas, dès lors, sans rencontrer Signe particulier néant, scénario conçu par Perec à partir de La Disparition : le lipogramme, porteur du trauma de l’enfance, trouve ici son équivalent cinématographique dans l’éviction systématique des visages à l’écran. Quant aux dernières pièces de Beckett, elles font se lever des voix sans corps, « pur organe de profération abstrait de toute chair » (p. 185), le visage de l’acteur se réduisant à une misérable « trace mnésique » pour le spectateur.

14L’ouvrage explore par ailleurs, à travers les choix de Leiris, Michaux et Bonnefoy, les rapports entre écriture du visage et figuration graphique. L’œuvre picturale d’autrui peut d’abord servir de modèle à l’entreprise de désacralisation du visage que l’auteur engage à l’égard de lui-même, ainsi de Leiris qui cherche son double chez Francis Bacon. La mise à nu du visage s’y trouve radicalisée, la focalisation sur une bouche-sexe agressive servant de fil directeur à toute l’écriture leirisienne. On comprend alors que l’œuvre picturale devient surface de projection, sur laquelle advient la « part souterraine » (p. 268) du moi. Le visage fait littéralement surface, ainsi que l’expérimente lui-même Michaux dans sa propre démarche graphique. L’ouvrage s’attache à l’époque charnière que forme l’émergence du dessin chez Michaux, en réaction directe à la disparition tragique du visage de l’aimée : le dessin y devient scène graphique où tenter de renaître avec « la fraîcheur de vision de l’enfance » (p. 264). Le jaillissement de ces foisonnantes figures incertaines confirme sans doute le rejet de toute individuation, mais ce dernier fait aussi compulsivement ressurgir le sens de l’angoisse et ainsi le désir d’échapper à l’emprise du visage : chez Michaux le visage, écrit ou graphique, reste bien pris dans le tourbillon des « apparitions-disparitions ». Enfin, c’est l’œuvre de Bonnefoy qui, sans doute, porte à son apogée cette interrogation sur les conditions de possibilité d’une représentation du visage : comment atteindre « l’effigie de l’absolu » sans en trahir la « fugitive présence » (p. 319) ? Si le visage est bien « l’anti-concept » (p. 292) et « le réel-même5 », on saisit le rôle cardinal qu’il remplit dans le cheminement de Bonnefoy. À partir d’une réflexion sur le visage du Christ dans l’art roman – et le degré d’abstraction qu’en dépit de sa simplicité l’art chrétien maintient –, Bonnefoy tente d’inventer de nouveaux moyens d’exprimer l’incarnation d’un être particulier. L’œuvre s’achemine vers ce que M.‑A. Gervais-Zaninger nomme une « traversée de la figuration » (p. 317). Ce sont alors les miroirs brisés des Planches Courbes ou encore les débris de vieux clichés photographiques des poèmes de L’Heure présente qui pourraient servir de voie. C’est aussi le modèle des fragiles visages des dessins de Giacometti – sur lesquels le premier volume s’attardait davantage –, ou encore celui livré par les visages effacés et à demi enfouis des lithographies de Raoul Ubac en hommage à la Vénus de Paestum. Autant de pistes qui entament le tracé du dessin (ce qui dé-signe), et privilégient les formes vives d’une performativité créatrice – seule à même de rendre présent le « visage obscur et traversé » de Douve.


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15L’ouvrage de M.‑A. Gervais-Zaninger, ainsi, a choisi de prendre le parti du visage : contre une tendance nette du discours critique, mais aussi de la littérature du xxe siècle, à se complaire dans le ravage de la face humaine, elle met en lumière un autre versant du visage. Sans doute celui-ci forme-t-il l’un des aiguillons les plus stimulants de l’inventivité créatrice. Au regard des visages nous en convainc.