Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Avril-mai 2016 (volume 17, numéro 3)
titre article
Anaïs Oléron

Un silence qui en dit long

Ce que le récit ne dit pas. Récits du secret, récits de l’insoluble, sous la direction de Claire Colin & Claire Cornillon, Tours : Presses Universitaires François Rabelais, coll. « Perspectives littéraires », 2015, 256 p., EAN 9782869063983.

1Ce que le récit ne dit pas. Récits du secret, récits de l’insoluble : un certain mystère entoure le titre de ces actes d’une journée d’étude internationale, qui s’est tenue à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 en juin 2010. Que le lecteur exerce la fonction de critique littéraire ou qu’il soit un simple amateur de récits, il aura plutôt tendance à s’intéresser à ce que disent les textes. L’analyse du spécialiste comme le plaisir immersif du passionné se fondent en effet tout d’abord sur de l’existant. En l’occurrence, s’il s’agit d’un texte narratif, le lecteur entreprendra de dégager l’histoire rapportée, soit une succession d’événements organisés autour de certaines relations de causalité et de succession, aboutissant à une transformation de la situation initiale (ici selon une définition formaliste). Gérard Genette1 nous invite à concevoir le récit comme le texte narratif lui-même. Produit de la narration, le récit représenterait (si l’on veut bien s’en tenir à cette métaphore linguistique) le signifiant (somme concrète de mots et de choix discursifs), donnant accès au signifié : à ce qui est raconté, c’est-à-dire à l’histoire. Cette dernière, n’étant pas ancrée dans un medium spécifique (linguistique ou cinématographique par exemple), peut sans difficulté être résumée et adaptée. Histoire et récit ne coïncident donc pas pleinement. La première peut très bien se déployer au-delà du texte, de ce qui est dit comme de ce qui n’est pas dit. L’explication de ce phénomène découle certainement de l’imagination du lecteur, imagination toutefois canalisée par le texte.

2L’attention au non-dit, que nous invite à prêter le recueil, ne rendrait-elle pas compte d’un phénomène ordinaire : celui de la lecture ? S’en tenir à la lettre d’un texte, c’est-à-dire à sa compréhension, est une chose nécessaire. Mais lire consiste aussi à dépasser les apparences et à restituer les enjeux moins manifestes (dans la mesure où ils requièrent une lecture attentive, approfondie et rétrospective) d’une production artistique. Ce serait la différence entre « dire » (qui révèle de l’explicite) et « exprimer » (qui découle d’un implicite). Interpréter un texte revient à en exprimer les potentialités qui, selon les lecteurs, ne seront pas toutes perçues avec autant d’intensité. Mais ne généralisons pas. Le sous-titre du recueil distingue deux catégories : les récits du secret d’une part, les récits de l’insoluble d’autre part. Ce sont donc à des objets bien précis que se consacre l’étude. Outre l’enjeu principal qui consiste à définir et à repérer le non-dit (cela pourrait en effet relever du paradoxe puisque le texte dit – ou laisse percevoir – qu’il omet certaines choses), la confrontation des articles invite à se demander dans quelle mesure ce phénomène correspondrait à un procédé d’écriture, auquel gagnerait à s’intéresser la poétique textuelle. Si procédé récurrent il y a, il s’agit également d’en déceler les raisons d’être et d’en délimiter la portée heuristique : à quoi nous donne accès le non-dit ?

Différentes manières de ne pas dire

3Écartons tout d’abord ce que l’idée de manque ou de défaillance pourrait avoir de négatif. Après tout, un écrivain doté d’une mauvaise technique aurait probablement tendance à produire un récit mal ficelé, au grand dépit du lecteur qui constaterait la présence (pour le coup) de contradictions internes, d’oublis ou de raccourcis paresseux. Les textes dont traitent les articles du recueil regorgent de contradictions et d’omissions, tout à fait susceptibles de frustrer le lecteur dans ses attentes (là est même souvent l’objectif). Mais ces éléments appellent à être replacés dans une poétique : il s’agit d’outils de création. Mettre en regard les différentes contributions permet aisément de se rendre compte que toutes les œuvres n’entretiennent pas le même rapport au non-dit. La principale différence vient de ce que certaines masquent au départ certaines informations qu’elles finissent par dévoiler alors que d’autres ne fournissent pas de réponses stables et satisfaisantes. Nous retrouvons ici la dichotomie inscrite dans le sous-titre entre les récits du secret (ce dernier visant à être découvert) et les récits de l’insoluble. Le premier article du recueil, rédigé par Aurélie Palud (Université Rennes 2), relève par exemple de la première catégorie : Jacob, le personnage central de A prayer for the Dying de Stewart O’Nan (récit mené à la deuxième personne du singulier, une technique qui oscille entre l’adresse au lecteur et le monologue intérieur du protagoniste) se révèle tourmenté par les épisodes traumatisants qu’il a vécus en tant que soldat pendant la guerre de Sécession américaine. Notamment hanté par une scène de cannibalisme, Jacob exerce avec ferveur et rigidité sa mission de pasteur d’une petite ville. Mais le portrait positif que le lecteur conçoit du personnage s’étiole face à l’épreuve. Une épidémie de diphtérie confronte en effet de nouveau Jacob à la mort, particulièrement à celle de ses proches. Or l’attitude passive du pasteur (qui contraint par exemple ceux qu’il aime à rester sur place pour subir jusqu’au bout le fléau envoyé par Dieu), son insensibilité et son déni finissent par mettre au jour le trouble de la situation ainsi que la mauvaise foi du personnage. Dans pareil type de récit, comme le montre A. Palud, l’essentiel est masqué sans être tu. Au lieu d’adopter une posture surplombante, le narrateur épouse les pensées de Jacob. Le texte livre toutefois au lecteur les moyens de comprendre le comportement du personnage. C’est là une affaire de vigilance à l’égard d’indices certes non balisés (A. Palud montre qu’un lecteur inattentif pourrait passer à côté), mais bien présents.

4Adoptant quant à lui pour terrain d’exploration l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet, Giovanni Parenzan (Université de Bergame) s’attache à démasquer la portée fondatrice du traumatisme dans la pratique d’écriture du Nouveau Romancier. Une fois repéré ce que masque le récit, obsessions et omissions s’imposent au lecteur, au point de faire office de clé de compréhension des textes (ainsi le meurtre probablement commis par Mathias dans Le Voyeur ou le regard inquisiteur du mari dans La Jalousie). Là encore, le non-dit occupe une place paradoxale. Peut-être ce type de configuration mériterait-il que le lecteur effectue une plus nette démarcation entre la narration (l’acte narratif producteur) et le récit en tant que tel ? En effet, puisque ce qui n’est pas dit explicitement se trouve tout de même exprimé et donné à entendre au sein du texte (sans que le lecteur ait le sentiment de lui faire violence), il faut apparemment considérer le rétablissement des lignes de sens comme un mécanisme intrinsèque, programmé par l’œuvre. On pourrait par exemple envisager que le narrateur, en tant que maître du récit, mène le lecteur à sa guise de telle sorte que les choix narratifs effectués (omissions, ellipses, art de l’implicite, déploiement d’isotopies suggestives, fragmentation chronologique, retour des mêmes scènes refoulées, etc.) soient trompeurs sans pourtant mettre en cause la plénitude du récit, c’est-à-dire sa capacité à faire sens.

5À l’inverse, il est des textes qui laissent sciemment le lecteur dans la perplexité et ne livrent pas suffisamment matière à stabiliser le sens. C’est par exemple ce qu’analyse Claire Colin en s’appuyant sur deux nouvelles, « The Train » de Raymond Carver et « Il Piccolo Gatsby » d’Antonio Tabucchi, qui ont chacune pour particularité d’entretenir un fort lien intertextuel avec un autre récit bref, en l’occurrence « The Five-Forty-Eight » de John Cheever pour Carver et The Great Gatsby de John Scott Fitzgerald pour Tabucchi. Malgré le clin d’œil littéraire, les nouvelles étudiées brouillent la référence, par le biais d’une saturation de signes. À trop montrer, on finit par occulter : le récit demeure alors en lui-même une énigme. La nouvelle de Tabucchi, qui se présente comme une adresse du narrateur à son épouse, propose des hypothèses mais ne laisse pas les moyens au lecteur de saisir clairement les motifs qui ont conduit le narrateur à s’enfuir et à séquestrer, voire à tuer, sa propre fille. Un texte comme « Il Piccolo Gatsby » est donc conçu pour résister au lecteur. La meilleure manière de l’aborder est ainsi peut-être de ne pas s’obstiner à résorber l’indécidabilité qu’il organise.

6Tout opératoire qu’elle se présente, la démarcation entre les récits du secret et les récits de l’insoluble ne permet pas de rendre compte de toutes les œuvres, ce qu’atteste le travail de Nadja Djuric (Université Paris 3), portant sur le troisième et dernier roman de la trilogie familiale de Danilo Kiš : Sablier. La tension centrale de l’article procède de la nature paradoxale du roman choisi, qui propose au lecteur, en marge du récit, une clé d’interprétation sous la forme d’une lettre authentique du père de Danilo Kiš, mais demeure, malgré ce principe organisateur, marqué par la discontinuité. Dans le cas de figure étudié par Nadja Djuric, une lecture rétrospective (enrichie des éléments apportés par la lettre finale) permet en un sens de combler certains blancs du texte. L’effort d’élucidation mené par le lecteur se heurte toutefois à la poétique de Danilo Kiš, qui privilégie manifestement l’ambivalence et l’hétérogénéité. Dans cette situation, le non-dit ne débouche ni sur la révélation d’un secret, par exemple de nature familiale ou traumatique, ni sur une indétermination généralisée. Il s’apparente plutôt à une manière de concevoir le monde. Par souci d’authenticité, un écrivain peut en effet refuser de rattacher son activité d’écriture à un idéal de transparence. Les contributeurs du recueil montrent en effet que le non-dit tend souvent à être pleinement intégré au pacte de lecture. À partir de quel seuil le phénomène devient-il alors perceptible ?

Contours & normes

7L’objet du recueil ne doit pas occulter une réalité de composition : aucune œuvre de fiction n’est bien sûr en mesure de fournir au lecteur l’ensemble des données lui permettant de visualiser dans le moindre détail l’univers élaboré par l’auteur. Les théoriciens de la réception et de la lecture, notamment Wolfgang Iser2 et Umberto Eco3, ont mis en évidence la nature lacunaire des textes, dont le bon fonctionnement suppose une contribution active du lecteur. Contrairement au medium cinématographique, qui donne forcément à voir quelque chose, un texte suscite des images mentales en convoquant certains schèmes acquis de représentation. Pas besoin de décrire le mécanisme de la marche pour signifier qu’un personnage se déplace à l’aide de ses jambes ! À ces blancs fonctionnels s’ajoutent les oublis volontaires de l’auteur, qui accorde généralement au lecteur une certaine marge de manœuvre pour compléter à sa guise, dans un acte d’immersion et d’imagination, les données non essentielles au déroulement de l’histoire. Les blancs dont il est ici question concernent donc bien la compréhension générale de l’œuvre. Tout est alors affaire de seuil. Le non-dit ne constitue pas une difficulté en soi dans la mesure où il est inhérent à la communication humaine. Toute prise de parole suppose une sélection mais dans certains contextes, en l’occurrence en fonction des normes instaurées au sein des œuvres, les choix narratifs effectués ont visiblement été conçus pour contrecarrer les attentes du lecteur et attirer son attention sur le récit en train de se faire.

8Nous écrivons « lecteur » même si deux contributions, portant chacune sur des œuvres cinématographiques, nous invitent à décentrer notre regard peut-être encore trop littéraire. Claire Cornillon (Université Paris 3) nous aide à mieux cerner la fascinante complexité de trois films de Christopher Nolan : Memento, The Prestige et Inception. Julien Guieu (Université Paris 3) s’intéresse quant à lui à un genre naissant parfois qualifié de « policier métaphysique », mais aussi de « policier postmoderne » ou de « policier ontologique ». Sous cette appellation gagneraient à être regroupés un ensemble de films reprenant pour les détourner les principaux codes du genre policier : par exemple Virgin Suicides de Sofia Coppola, Mulholland Drive de David Lynch, ou encore Broken Flowers de Jim Jarmusch.

9Mises en relation avec les autres articles, ces deux contributions posent notamment la question du point de vue et de la subjectivité narrative. Évidemment, dans le cadre d’une œuvre cinématographique, seule la présence d’une voix-off autorise à recourir sans ambiguïté au terme de narration4. La caméra permet en revanche sans difficulté d’adopter la perspective d’un personnage, que le spectateur perçoive ou non directement à travers ses yeux. Il peut en tout cas aisément être question de focalisation interne au cinéma, les outils terminologiques que propose la narratologie se prêtant d’une certaine manière à toutes les formes de récit. Ainsi, Cl. Cornillon montre très bien en quoi les multiples déclinaisons de l’incertitude et du mystère, dans les films de Chr. Nolan, procèdent de l’adéquation entre une manière de filmer et le souci de restituer une donnée d’ordre psychologique : les obsessions qui tourmentent les personnages. Le récit épouse en effet leurs ressassements, jusqu’à mener le spectateur sur de fausses pistes. Comme le constate Claire Cornillon, les images elles-mêmes deviennent alors trompeuses, de sorte que le non-dit est moins affaire de narration (ou alors au sens figuré du mot) que de saturation visuelle. Alors que le spectateur a traditionnellement tendance à se fier à ce qui lui est présenté, il lui faut ici se montrer sur ses gardes. Autant il est facile de concevoir que l’on puisse dire une chose fausse, autant il faut bien admettre la capacité du medium cinématographique à explorer, en les plaçant sur le même plan, différentes versions d’une même histoire. L’art du scénariste se révèle ainsi illusion, d’autant que dans la lignée des récits de l’insoluble les films de Chr. Nolan n’offrent pas de vérité surplombante au spectateur. La fin est volontairement laissée ouverte.

10Il en va de même dans l’article que propose J. Guieu, mais lui fonde encore davantage son propos sur l’idée de normes sous-jacentes à renverser puisque les films auxquels il s’intéresse tendent ostensiblement à dépasser les codes du genre policier sur lesquels ils s’établissent. L’enjeu est de filmer différemment pour raconter différemment (toujours au sens faible de raconter car il est surtout question de montrer). Ainsi, se multiplient les indices opaques (difficiles voire impossibles à interpréter), superflus ou ostentatoires. Le tout est là encore de mener le spectateur sur de fausses pistes, pour mieux lui faire prendre conscience de la nature construite de ses attentes. En quelque sorte, c’est donc à des récits très bavards que nous confronte ce recueil de contributions : des récits qui ne cessent de parler d’eux-mêmes en se dénonçant comme fiction. Nous commençons à mieux cerner les enjeux du procédé.

De l’intérêt qu’il peut y avoir à ne pas dire certaines choses

11Le point commun de toutes les œuvres exploitées par les contributeurs du recueil est la place cruciale qu’elles accordent à leur réception. Dans tous les cas se dessine le portrait d’un lecteur actif, critique et attentif, dont le rôle va être de reconstituer les divers indices disséminés au sein du texte, ou du moins d’entreprendre de le faire avant de déclarer forfait (échec en quelque sorte programmé au sein du texte). « Ce que le récit ne dit pas » n’a de sens que par rapport à ce que l’on s’attendrait à ce qu’il dise ou au regard d’une situation ambiguë derrière laquelle le lecteur décèle une part de non-dit. La figure de l’enquêteur ainsi que le motif du puzzle aux pièces éparses apparaissent dans maints articles, attestant de leur aptitude à métaphoriser le phénomène. Face à un récit incomplet ou trompeur prévaut apparemment une forme de distanciation, le lecteur ne se prenant pas au jeu de l’immersion. Cette affirmation est toutefois à nuancer car derrière la figure de l’enquêteur transparaît un modèle de lecteur captivé par le récit, avide d’en séparer les fils emmêlés et d’en dénicher le schème organisateur. Si distanciation il y a, elle ne freine pas véritablement l’immersion et n’entrave pas le plaisir de lecture, bien au contraire.

12Un autre aspect important est la part que les récits du non-dit accordent à l’exploration psychique des personnages auxquels ils recourent. Nous avons tous à l’esprit le modèle du narrateur omniscient, connaissant tout de chaque personnage et maître absolu de l’information. Ce type de narration correspondrait à une forme de transparence du récit puisque si le narrateur (et derrière lui l’auteur) le veut bien, aucun aspect important ne sera laissé dans l’ombre. Le lecteur est alors en mesure d’accorder son entière confiance (de toute façon il n’a pas le choix) à la voix qui prend en charge le récit. En revanche, les récits qui tiennent à jouer sur le manque et sur la non fiabilité ont davantage tendance à recourir à des narrateurs s’exprimant à la première personne ou à utiliser le procédé de la focalisation interne pour créer un effet de subjectivité et ainsi confronter le lecteur / spectateur aux méandres psychiques d’un être de fiction. Cette tendance est perceptible dans nombre des articles, notamment dans les contributions d’A. Palud et d’Anne Sennhauser (Université Paris 3). Cette dernière s’intéresse au déplacement de la tension narrative dans l’œuvre de Tanguy Viel. Elle montre en effet comment l’intrigue attendue, calquée sur le modèle des romans de la Série noire (assassinat, escroquerie, braquage et autres malversations), se trouve dévoyée au profit de l’intérêt croissant que prend la figure du narrateur. L’auteur travaille ainsi la psychologie du personnage qui prend en charge le récit, tout en adoptant une certaine distance amusée et critique vis-à-vis des clichés de genre. Les recettes du polar et du roman d’action aboutissent à quelque chose d’autre, ce qui recentre l’attention du lecteur sur l’acte même de raconter. Obsessions, hésitations, modulations du propos : cacher certains éléments se révèle une excellente manière d’explorer mauvaise foi, déni et traumatismes. Tel est souvent le projet qui sous-tend le recours au procédé du non-dit.

13D’où l’idée que, si les récits du secret et de l’insoluble sont si présents dans la littérature contemporaine, c’est aussi en raison de la relation que nous entretenons désormais à l’égard du monde. Impossible de nier aujourd’hui la part que nous sommes tentés d’accorder à l’inconscient dans la construction d’une personnalité, impossible de fermer les yeux face à l’indicible que représente l’action terroriste, impossible de faire comme si certaines réalités comme la guerre ou l’exploitation humaine étaient aisées à aborder, impossible de faire comme si les choses allaient de soi. La littérature de notre temps redevient (si elle a vraiment cessé de l’être) transitive, au sens où elle prend volontiers en charge un discours sur le monde5. Le non-dit vise donc parfois à exprimer l’essentiel, d’autant que la violence voilée dans un premier temps éclate avec plus de force une fois perçue.

14Sur fond d’intertexte œdipien, le psychologue et psychanalyste Thierry Jandrok engage ainsi une réflexion sur le sens de l’existence en convoquant l’exemple de deux romans américains : d’une part Terminus, les étoiles [The Stars, my Destination] de Alfred Bester, qui met en scène un héros soumis à son insu à une destinée de violence, d’autre part Replay de Ken Grimwood, dans lequel le personnage expérimente plusieurs vies à des époques différentes. Les analyses de Th. Jandrok nous rappellent que le non-dit est aussi une expérience quotidienne, de nature anthropologique : nous pensons agir librement tout en subissant nos vies, nous cherchons à construire du sens mais nous ne parvenons pas toujours à interpréter les signes qui nous entourent. Il faut parfois les yeux des autres pour nous aider à mettre des mots sur le réel, enjeu d’autant plus difficile lorsque cette réalité est d’ordre traumatique. Louisa Kadari (Université Paris 3) affronte les tensions que génère le décalage entre le déchaînement des événements et les mécanismes naturels de défense (déni et refoulement) qui nous aident à y résister. Elle prend pour cela comme objet d’étude trois textes romanesques, dont le fil directeur est la représentation du terrorisme : À quoi rêvent les loups et L’Attentat de Yasmina Khadra, mais aussi Falling Man de Don DeLillo. Plusieurs points de vue sont envisagés, celui de la victime, celui des proches du terroriste, celui du meurtrier lui-même. Les observations de L. Kadari mettent finement en évidence les différentes valeurs du non-dit, qu’il s’agisse de suggérer l’horreur et la sidération, d’articuler les étapes narratives menant au geste inexplicable ou pour finir de sonder la raison d’être du passage à l’acte, que le récit ne saurait pleinement expliciter. Ni la recherche de causes ni le fait de raconter l’embrigadement ne résolvent en effet le problème du « pourquoi ? », dont la teneur échappe probablement au terroriste lui-même. Le refus de la transparence constitue aussi un gage d’authenticité. Il est des réalités – inconscientes ou fanatiques – sur lesquelles bute l’entreprise rationnelle. Par ailleurs, nombre de romanciers sont aujourd’hui conscients de l’exigence qui est la leur. Prendre en charge un récit suppose d’introduire une causalité, mais il n’est généralement plus question de saturer de sens un univers qui paraîtrait dès lors artificiel. La modernité littéraire est passée par là. En prétendant modestement rendre compte de formes alternatives de narration, le recueil d’articles invite à se demander dans quelle mesure le recours au non-dit serait, envisagé depuis un angle actuel, un trait largement constitutif de la littérature contemporaine.

L’univers des possibles ou l’art vertigineux de manier le récit

15Il est un écueil dont il faut se garder : celui qui consisterait à essentialiser une période, en ne jurant que par elle et en oubliant le reste. Les œuvres dont traitent les articles proposés appartiennent sans nul doute à une forme de modernité artistique qu’il n’est pas toujours aisé de définir et de borner dans le temps. Les écrivains qui s’y rattachent (Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Michel Butor, Claude Simon, Samuel Beckett, etc.) se réclament de précurseurs comme Gustave Flaubert, André Gide, Marcel Proust ou James Joyce, aux origines de la première modernité. Sur le continent américain, la modernité est ainsi pensée comme antérieure (dès le début du xxème siècle). William Faulkner, dont nous parle Nada Nader (Université Paris 3) dans sa contribution consacrée au roman Absalon, Absalon ! (qui paraît en 1936 aux États-Unis), est incontestablement un auteur de la modernité. Si l’on devait condenser cette dernière sous la forme d’un trait dominant, ressortirait certainement la portée réflexive des productions artistiques qui l’incarnent. Bien sûr, les écrivains ont depuis toujours eu conscience des matériaux qu’ils utilisent. Art et technique (« ars » en latin) ont partie liée et l’écriture découle d’un travail minutieux sur la langue. Dans ses débuts, l’art cinématographique découle quant à lui de l’essor d’une nouvelle technique. La spécificité des œuvres constitutives de la modernité est toutefois d’exhiber leurs mécanismes de production, de dévoiler l’illusion et de se dénoncer comme produits de fiction. Cet aspect se trouve parfaitement vérifié dans les travaux des contributeurs.

16Deux hypothèses sont possibles par conséquent : soit envisager le non-dit comme un trait représentatif de la modernité (voire de la post-modernité), soit considérer le recueil comme une invitation à étudier le phénomène dans la littérature en général. Faire coexister ces deux démarches aurait quelque chose de paradoxal, même si chacune dispose d’une certaine justesse. Le recueil penche vers la première option mais ne semble pas toujours en tirer toutes les conséquences. Modernité et post-modernité mériteraient par ailleurs une distinction plus systématique, mais c’est là une démarcation délicate. L’introduction proposée par Philippe Daros (Université Paris III) interroge ainsi l’héritage de la modernité tout en rappelant que le non-dit est intrinsèque à la communication humaine. Sans nul doute, des formes de non-dit existent depuis l’origine de la littérature. Mériteraient par exemple d’être analysés les variations du rythme narratif (ellipses et sommaire induisent en effet la présence de « blancs » dans la trame du récit) ainsi que les mécanismes de l’allusion (songeons au procédé de l’hypotypose au théâtre). La lecture du recueil Ce que le récit ne dit pas fournit donc aussi matière à prolonger la démarche engagée par les contributeurs. Un plus grand recul artistique, prenant davantage en considération l’histoire littéraire, ou encore une perspective théorique, enrichiraient certainement l’étude du phénomène.

17De la lecture des articles se dégage l’idée que le non-dit, à partir du moment où il relève de choix poétiques, participe d’une forme de méta-narrativité. Multiplier les pistes de lecture ou construire un parcours déceptif visent à légitimer le geste de fabulation inhérent à la création d’un ou de plusieurs univers fictionnels. Fabuler c’est raconter mais aussi divaguer pour le plaisir de se savoir démasqué. Or c’est ce que font les artistes convoqués par les participants au recueil. Les personnages de Faulkner, dans Absalon, Absalon !, inventent à mesure différentes versions d’une même histoire, par refus de la voir se figer sous une forme morte, les narrateurs des romans de Robbe-Grillet nous confrontent à la béance de leurs fantasmes, les protagonistes des films de Chr. Nolan ne parviennent plus bien à distinguer la fiction de la réalité. Tout cela revient à explorer les pouvoirs de la littérature et plus spécifiquement ceux de la fiction. Percutant, en ce sens, est l’article de Pierre Leroux (Université Paris 3), qui explique comment certains écrivains africains contemporains, en l’occurrence Dambuzo Marechera et Tchicaya U Tam’si, se trouvent pris dans des conflits idéologiques parce qu’on leur reproche de produire des romans trop ancrés dans la modernité. Associée au monde occidental et donc aux anciens colonisateurs, cette dernière est envisagée comme un piège par nombre d’écrivains africains, désireux de défendre leur statut et leur identité propre. Selon cette conception, puiser certaines techniques au sein de la littérature mondiale reviendrait à imiter l’Occident, sans s’affirmer comme le doit chaque auteur, en traçant sa voie personnelle. P. Leroux montre que c’est là tout le contraire pour les écrivains qu’il étudie et met en évidence la visée politique de leurs romans. Le non-dit exprime la violence, il laisse au lecteur suffisamment de place pour s’impliquer dans le roman, il cultive la polyphonie et la polysémie. L’inscription de l’artiste dans le monde ne le pousse plus tant aujourd’hui à poser des catégories et à construire des représentations rassurantes qu’à interroger des repères qui vacillent. En un sens, cela n’est pas absolument nouveau, mais une convergence d’éléments finit par faire symptôme. La lecture des contributions constitue donc aussi, à ce titre, une entrée dans la littérature contemporaine.