Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Avril-mai 2016 (volume 17, numéro 3)
titre article
Pierre-Élie Pichot

Le remède est dans le mal

Alexander Roose, La Curiosité de Montaigne, « Regardez dans vous, reconnoissez vous, tenez vous à vous », Paris : Honoré Champion, coll. « Bibliothèque littéraire de la Renaissance », 2015, 192 p., EAN 9782745327413.

1L’ambition d’Alexander Roose n’est pas d’établir une monographie organisée ou exhaustive sur la curiosité en tant que notion philosophique dans Les Essais. Il se borne, dans un ouvrage concis, à apporter des commentaires et des mises en perspective à propos de l’usage par Montaigne de sa propre curiosité. À ce titre, A. Roose propose de très nombreux rapprochements avec les démarches d’autres humanistes, naturalistes ou philosophes, conduits à faire montre de curiosité scientifique : ici Thomas More, là Bonaventure des Périers. Les pages 125 à 135 sont consacrées à une comparaison suivie des Essais de Montaigne et de l’autobiographique De Vita propria de Jérôme Cardan, dans leurs rapports à Platon, à Sénèque, à Plutarque surtout. La curiosité de Montaigne, et non dans Montaigne, donc : il s’agit moins dans cet ouvrage d’établir une monographie thématique que d’esquisser un usage montaignien de la curiosité, un portrait de Montaigne curieux. C’est à travers une anecdote farcesque, et non par les sentences moralistes sur la curiosité, qu’A. Roose aborde le problème dans les Essais : l’anecdote de

la garse Milesienne qui, voyant le philosophe Thales s’amuser continuellement à la contemplation de la voute celeste et tenir tousjours les yeux eslevez contremont, luy mit en son passage quelque chose à le faire broncher, pour l’advertir qu’il seroit temps d’amuser son pensement aux choses qui estoient dans les nues, quand il auroit prouveu à celles qui estoient à ses pieds. (II, 12, p. 9)

2Le faux pas de Thalès, et le sourire de Montaigne, vont dans le sens d’une condamnation de la « curiosité », au sens du premier xvie siècle, le sens que lui donnait La Nef des folz au chapitre « De la curiosité » : le vice qui pousse à connaître ce qui ne nous concerne pas. Mais quoique les dictionnaires étymologiques attribuent à l’adjectif « curieux », jusqu’au xviie siècle, le sens latin de curiosus, « soucieux » (voire « indiscret »)1, A. Roose fait le pari, à notre avis légitime, que la « curiosité » chez Montaigne, dès les premières éditions des Essais, est plus riche en paradoxes, « traversée des inhibitions de l’Antiquité et des tressaillements de la Modernité » (p. 10).

3Néanmoins, et en cela consiste à notre avis le principal défaut de l’ouvrage, l’absence d’un travail de définition de ce qu’étudie A. Roose à travers le terme de « curiosité » ne permet pas de saisir clairement les glissements de sens qu’il voudrait mettre en avant. Les deux premiers chapitres, par exemple, rattachent à la notion de curiosité l’attrait pour le monstrueux, sur la seule foi d’une définition de Saint Augustin dans Les Confessions (X, 35, définition citée p. 32), qui ne fait pourtant plus autorité parmi les lexicologues. Ce défaut de définition est parfois pallié par des périphrases explicatives, mais conduit aussi à l’anachronisme, lorsqu’A. Roose étudie la « curiosité scientifique » (l’expression, pourtant inconnue de Montaigne, apparaît dès la p. 36). La curiosité avait pourtant déjà fait l’objet d’une très importante élaboration théorique dans la critique seiziémiste2, parce qu’elle s’inscrit dans des conflits de valeurs fondamentaux.

Se soigner d’un « mal naturel3 », la curiosité

4Être au fait des tentatives critiques pour cerner la notion de curiosité permettra au lecteur de mieux profiter des analyses d’A. Roose. Comme l’indiquent Françoise Charpentier, Jean Céard et Gisèle Mathieu‑Castellani dans le préliminaire à l’ouvrage La Curiosité à la Renaissance, en termes lexicologiques, le sens le plus représentatif de « curiosité » serait « activité mentale, avec toutes ses implications et ramifications (vers la controverse philosophique, vers la recherche scientifique) » ; mais dans les faits, son énoncé est « rarement neutre » au xvie siècle4. Il suppose soit une condamnation (c’est le plus fréquent), soit un éloge paradoxal tel qu’on en trouve dans Les Observations de quelques singularitez de Pierre Belon, soit encore un distinguo entre pia et impia curiositas, comme chez Érasme.

5Le caractère péjoratif du substantif curiosité constitue une longue tradition littéraire que Montaigne n’ignore pas. André Labhardt en a fait la généalogie, remontant d’une part au procès de Socrate, accusé de « zèle excessif à l’étude » de ce qui est sous la terre et dans le ciel (périérgadzétai zètôn, Apol. 19b), et d’autre part au traité De la curiosité de Plutarque, condamnant la polypragmosynè comme « défaut qui n’est exempt d’envie, ni de méchanceté » (515D)5.

6Comme le montre A. Roose, Montaigne ne méconnaît, ni même ne combat, la condamnation traditionnelle de la curiosité : « La gloire et la curiosité sont les deux fléaux de nostre âme », ce précepte se trouve dès la première mouture des Essais(I, 27, cité p. 10). Il définit ailleurs la curiosité comme « cette passion avide et gourmande de nouvelles » (II, 4, cité p. 23). Mais c’est particulièrement dans le traité de Plutarque qu’A. Roose voit une clef pour comprendre la curiosité pour les monstres et les prodiges, emblématique de toute la Renaissance. Le raisonnement est convaincant, et constitue heureusement un fil d’Ariane de l’ouvrage. Plutarque ne s’arrête pas à condamner la curiosité, ce sentiment qui pousse à connaître ce qui est nouveau et ce qui est laid ; il en propose trois remèdes : l’étude de soi, de la nature et de l’Histoire. Trois remèdes que le lecteur d’A. Roose trouvera à l’œuvre dans Les Essais, devenu livre thérapeutique pour se guérir du mal de la curiosité. L’étude de soi en particulier permet de contenir un de ses effet les plus pervers : l’esprit curieux se « jette desreiglé » comme un « cheval eschappé » sur tout ce qui l’entoure (p. 26). « Le refus de la dispersion est le point de départ et l’objectif permanent des Essais » (p. 27).

7Lorsque Montaigne répertorie les « chimères et monstres fantasques » qui ont retenu la curiosité d’auteurs antiques et modernes, il s’agit donc pour lui d’étudier sa propre curiosité et de la brider par des discours réflexifs. A. Roose démontre que l’accumulation de curiosités doit aboutir à remettre en question l’émerveillement devant les miracles de la nature et de l’histoire humaine, en démontrant, par une succession d’exemples, que les miracles sont quotidiens. Au risque aussi d’une « inquiétante étrangeté du quotidien » : « l’étrange n’est plus à l’étranger et l’extraordinaire participe de l’ordinaire » (p. 43).

Pourquoi trouver du nouveau

8Une part importante de l’ouvrage traite du dialogue entre Les Essais et les récits de voyages qui abordent le nouveau monde et ses particularités. Ici encore, le lien entre ces lectures et la notion de curiosité aurait pu être étayé. On aurait pu rappeler que la critique a souvent rapproché voyages et curiosité dans les ouvrages de la Renaissance, faisant du premier la métaphore du second6. La Curiosité de Montaigne préfère s’appuyer sur des études de sciences sociales, qui tiennent ce lien pour acquis, plutôt que sur des études littéraires, qui l’interrogent. Carlo Ginsburg, Natalie Zemon Davis, Hannah Arendt sont mobilisés pour éclairer la crise paradigmatique des grandes découvertes, dont Frank Lestringant ou Frédéric Tinguely7 auraient peut‑être mieux permis d’aborder la dimension textuelle.

9Le parti‑pris transdisciplinaire nous a cependant paru quelquefois éclairant. A. Roose a trouvé dans les travaux de Carlo Ginzburg sur la Renaissance une mise en relief de cette recherche de l’étrangeté (ou estrangement) du quotidien. À la page 55, il résume l’étude de Ginzburg, Le Fromage et les Vers. L’Univers d’un meunier du xvie siècle8, qui s’intéressait aux effets de la lecture des récits de voyage sur un meunier contemporain de Montaigne, Menocchio, avouant à l’Inquisition que la description de cultures et d’habitus très différents du sien l’avaient amené à un certain relativisme religieux. Le rapprochement du mea culpa de ce meunier avec bien des chapitres des Essais, où la lecture des récits de voyage venus du Nouveau Monde se fait sentir, permet de comprendre en quoi le scepticisme de Montaigne est plus subtil et finalement plus humble. Là encore, A. Roose nous convainc lorsqu’il rapproche la démarche de Montaigne et les conseils de Plutarque pour se défaire de la curiosité. Montaigne tente de dépasser la diversité merveilleuse des peuples du nouveau monde par les traits communs de l’humanité : « le récit sur ces peuplades permet de pallier le vertige de la variation et de la diversité en dévoilant l’homme dans sa quintessence, dans sa naïve et pure nudité. » (p. 68‑69).

10Au sujet de la curiosité pour le Nouveau Monde, la méthode comparatiste d’A. Roose, qui parfois semble s’éloigner beaucoup des Essais pour en rapporter peu d’éclaircissements9, nous semble intéressante et justifiée. Les Essais sont en effet la chambre d’enregistrement d’un changement d’attitude des cosmographes depuis les années 1570. Montaigne écrit à une époque où « l’engouement collectif pour les monstres diminue » (p. 83)10. André Thevet, qui, en 1558, rapporte toutes les légendes héritées de la géographie ancienne au point d’inventer un type d’amazone encore non répertorié (Singularitez de la France antartique), donne ces femmes farouches et d’autres mythes pour une « belle fable » et « chose vaine » en 1575 (p. 71). Montaigne aussi cherche à humilier sa curiosité comme une « chose vaine », mais par la méthode inverse, en démontrant que la nature est pleine de prodiges : « là où Montaigne intègre les monstres à la nature, Thevet les considère dans leur différence, et leur a‑normalité » (p. 72).

La bête & le curieux

11Dans les dernières pages de son ouvrage, A. Roose rejoint avec profit les « animal studies11 », le courant critique qui prend acte de « la fin de l’exception humaine » (Jean‑Marie Schaeffer), pour trouver chez Montaigne un observateur curieux du monde animal, dont les remarques esquissent une remise en cause de la hiérarchie aristotélicienne entre les espèces (p. 140). Dans Les Essais, les exemples animaliers sont souvent extraits de Plutarque, et servent de points de repère pour comprendre et apprécier la propre humanité de l’écrivain. Montaigne compare ainsi, comme Pic de la Mirandole, les hommes avec des « Chaméléons », toujours changeants, mais il va plus loin dans la précision naturaliste. Pour la zoologie de la Renaissance, le caméléon est un animal quasi mythique dont les Anciens rapportent qu’il ne se nourrit que de vent. Montaigne rapproche ce « vent » de la vanité qui fait enfler les hommes curieux.

12Il nous a donc semblé concluant de voir dans la curiosité un élément indispensable pour définir l’humanité et l’animalité. Mieux vaut se nourrir de vent, comme le caméléon, qu’accumuler un savoir inane, comme le plus savant des hommes : Montaigne se montre à la fois en deçà et au delà du plaidoyer de Pythagore dans Les Métamorphoses. Pythagore voulait une « égalité » entre hommes et bêtes, mais Montaigne voit surtout une supériorité des bêtes dans tous les domaines, parce qu’elles sont exempts de curiosité. Les bêtes ne s’attachent qu’à ce qui les concerne : « Si l’homme se démarque de l’animal, ce n’est pas par le rire, puisque Lactance nous apprend que les bêtes en sont capables (II, 12, 458A), mais bien par le vice de la curiosité (II, 12, 498A) » (p. 159). Pythagore en tirait des conclusions éthiques radicales, mais Montaigne s’accommode de devoir aux bêtes une simple « benignité ».


***

13Alexander Roose le rappelle en conclusion, la curiosité est d’emblée discréditée dans son ambition de permettre une nouvelle connaissance du monde : Montaigne reste sceptique et dans une posture d’humilité face aux mystères de la Création (p. 167‑168). « Cela ne signifie pas qu’il faille jeter l’éponge. Le sceptique suspend son jugement, mais ne renonce pas à la libido sciendi » (p. 169). La curiosité, que Starobinski avait définie en 1999 comme l’émotion critique fondamentale12, est à la fois un mal et son remède (comme l’a maintenant démontré La Curiosité de Montaigne) ; c’est aussi l’aiguillon par lequel Montaigne mène son lecteur à ses conclusions déroutantes et nuancées (comme seule la lecture de Montaigne peut en donner la preuve).