Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Janvier 2016 (volume 17, numéro 1)
titre article
Romain Bionda

Le futurisme antérieur. Réflexions sur l’historiographie du futurisme

Giovanni Lista, Le Futurisme. Textes et manifestes (1909-1944), Ceyzérieu : Champ Vallon, coll. « Les classiques », 2015, 2206 p., EAN 9791026700104 & Giovanni Lista, Qu’est-ce que le futurisme ? suivi de Dictionnaire des futuristes, Paris : Gallimard, coll. « Folio essai », 2015, 1163 p., EAN 9782070450800.

Aboutir au commencement

1L’anthologie des textes théoriques du futurisme (de plus de 2200 pages) livrée cette année par Giovanni Lista1 est le fruit de décennies de recherches qui prennent leurs racines dans les révoltes de mai 1968 auxquelles le chercheur a participé en Italie. À la manière d’une boucle, elle correspond au projet éditorial imaginé par G. Lista au début de son parcours d’historien, projet sans cesse contrarié jusqu’à aujourd’hui par la jalousie des droits d’auteur de F.T. Marinetti, désormais caducs2. Voilà donc de quoi en réjouir plus d’un !

2La présente anthologie est destinée à devenir un ouvrage (et un outil) de référence pour les chercheurs. Le livre — à l’intérieur duquel la navigation est grandement facilitée par un index des noms propres, une chronologie et une table des matières — met de l’ordre dans les textes théoriques du futurisme, nombreux, épars, disponibles en d’innombrables versions3, et donne à lire des textes indisponibles en français, voire inédits4. L’histoire éditoriale de chaque texte est présentée par une notice5.

Les textes et manifestes ont été réunis dans leur totalité, en traduisant ceux publiés en italien, mais en reproposant également ceux directement rédigés et publiés en français. Aujourd’hui dispersés dans des bibliothèques, des archives et des collections privées, […] les tracts originaux, […] ont été retrouvés et réunis […]. Leur datation exacte a été établie au mois, voire au jour même de leur parution, notamment grâce aux comptes rendus qui en accusaient réception dans les journaux de l’époque. (FTM, p. 73)

3Certaines réactions de contemporains sont également publiées (de Margaret Wynne Nevinson à Antonio Gramsci), qui permettent de prendre la mesure de la réception du futurisme en Europe. Il va sans dire que ce très large corpus de textes est en mesure de remotiver de nombreuses recherches.

4Chaque année de l’anthologie (qui respecte la chronologie des publications) est commentée par un court texte de G. Lista ; ensemble, ces présentations complètent l’exceptionnelle introduction au volume (FTM, p. 7-82) qui « résume, en quelques paragraphes, certains aspects parmi les plus importants du mouvement futuriste » (FTM,p. 10). Le projet de ces « quelques paragraphes » paraît dès lors aussi démesuré que le reste, surtout lorsque l’on sait que Qu’est-ce que le futurisme ?6, manuel que G. Lista a fait publier tout récemment7, compte quelque 1163 pages. On lira donc dans cette introduction à l’anthologie de 2015 le résumé informé et clair des patientes recherches menées pendant plus de quarante ans par l’auteur. G. Lista passe en revue la plupart de ses grandes hypothèses et découvertes : le futurisme comme « révolution » (p. 7), « idéologie du futur » (p. 7), « Artécratie » (p. 9), « premier mouvement […] ayant connu une dimension planétaire » (p. 10-11) et comme participant à la construction de « l’identité de la nouvelle Italie » (p. 12). On y trouvera de précieuses lignes sur le futurisme comme « antitradition » (p. 17), « art-action » (p. 19), « ivresse dionysiaque » (p. 23), « poétique des poétiques » (p. 29) ou encore « pensée prométhéenne de l’homme » (p. 30). Les dimensions et thématiques importantes du futurisme — machine, vitesse, expérience du temps et de l’espace, intuition, « séparation entre sujet et objet » (p. 37), mouvement comme « kynesis et dynamis » (p. 39), etc. — sont traitées, telles qu’elles se présentent dans les différents arts investis par les futuristes. G. Lista contextualise ensuite la dimension politique du futurisme et propose des clefs de lecture pour comprendre la pensée de Marinetti. Il parcourt également l’histoire du futurisme italien et termine par évoquer sa fortuna critica (p. 69-75). Étant donné l’apport incontestable de ce livre, exceptionnel par son ampleur éditoriale et en ce sens décisif pour les travaux à venir, je ne m’étendrai pas ni sur le propos de son introduction — d’une rare qualité, et qui perdrait à être résumée –, ni sur les pistes qu’ouvrent les textes qu’il réunit — innombrables, et que je ne prétends pas recenser toutes.

5À partir des choix opérés par G. Lista, je voudrais plutôt proposer une réflexion plus libre sur l’historiographie du futurisme, puisque son anthologie ambitionne justement de se distinguer sur ce plan : « Ce livre, le premier recueil complet jamais tenté en Italie, en France ou aux USA, est sans précédent dans l’historiographie internationale du futurisme. » (FTM,p. 73) Précisément : de quel futurisme écrit-on l’histoire ? Moins que de relever ce qui « pose problème » dans les deux derniers livres de l’historien, il s’agit de réfléchir à ce qui « pose question » dans les ouvrages des chercheurs en général qui se confrontent au futurisme8, c’est-à-dire à « la quadrature du cercle dans l’histoire des avant-gardes du xxe siècle » (QF, p. 866), et d’identifier des lieux possibles de discussion.

Le futurisme, les futurismes

6De Fondation et Manifeste du futurisme (1909) à l’Hommage funèbre à Marinetti (1944) prononcé par Luigi Russolo, l’anthologie déroule une chronologie qui, lue patiemment, met à mal la périodisation entre un « premier » et un « second » futurisme9, avec comme ligne de partage la Première Guerre mondiale10. G. Lista préfère parler de « phases » – les années 1910-20 seraient celles du « dynamisme plastique », 1920-30 celles de « l’art mécanique », 1930-40 celles de « l’aéropeinture » (FTM,p. 79) — et insiste :

La seule césure valable, écrivais-je déjà en 1985, concerne la renonciation de Marinetti à toute action politique, à l’orée des années vingt, alors qu’il réalise que son utopie des « artistes au pouvoir », projet spécifique de son futurisme, est vouée à l’échec. (FTM,p. 78 ; je souligne)11

7Entendu. Mais comment faut-il comprendre le possessif souligné ci-dessus ?

8Comme le montre G. Lista, la

conception du « mouvement futuriste » [de Marinetti] est de type associatif. Il s’agit seulement de favoriser et de mobiliser les énergies de la jeunesse italienne, ce qui fait que le terme « futurisme », préservé et défendu en tant que marque de validité expérimentale, peut recouvrir différents contenus selon les personnalités individuelles, les groupes, les villes et les régions d’Italie. (FTM,p. 33)

9Lista parle à ce sujet de « multiplicité dialectique », qualifiant le futurisme de « mouvement à dimension multiple » (FTM, p. 33), « somme de plusieurs tendances opérationnelles, voire de différents groupes autonomes […] que [l’]infatigable activisme [de Marinetti] a réussi à structurer en un ensemble unique » (QF, p. 124). Nous serions donc fondés à isoler, parmi cette « multiplicité » ou cette « somme » futuriste12, le « futurisme marinettien13 », voire les futurismes de Marinetti : de l’avis du chercheur, l’abandon14 par le futur académicien du « mythe politique de l’art-action » et de la « volonté de détruire le système institutionnel de l’art » (FTM,p. 78) « inaugure officiellement le post-futurisme » (FTM, p. 56) (sauf erreur, on doit l’invention du terme à G. Lista15).

10L’histoire du futurisme déborde par ailleurs largement la trajectoire futuriste (et « post-futuriste ») de Marinetti16, ainsi que les frontières nationales de l’Italie d’alors, même si le mot « futurisme » n’est pas adopté partout17 :

Et il en va de même pour les différentes manifestations de l’esprit futuriste au niveau planétaire, du vorticisme anglais au formalisme polonais, du futurisme portugais au stridentisme mexicain, mouvement tous nés à la suite des manifestes envoyés par Marinetti, même s’ils tiennent à afficher leur singularité et la spécificité de leurs recherches. Exactement comme cela se produit en Italie, où le choix d’une autonomie face à Marinetti, voire tout simplement la volonté de se démarquer de ses idées, notamment politiques, ont été à l’origine du cérébrisme, de l’imaginisme, de l’éternisme, du nouvisme, du libérisme, de l’adampétonisme, des groupes des Audacieux et des Nouvelles Tendances, etc. Le mouvement futuriste lui-même, réuni autour de Marinetti, évolue par étapes en enrichissant continuellement ses idées théoriques et ses champs de recherche. (FTM, p. 35)

11C’est en effet moins le futurisme (et les « manifestations de [son] esprit ») qui paraît homogène que le « mouvement futuriste » marinettien18. Dès lors, osons : dans l’épineuse question de son historiographie, au lieu de périodisation, peut-être pourrait-on reconnaître au « futurisme » le droit au pluriel, même à l’intérieur des frontières nationales — malgré le caractère vertébral qu’a joué le « futurisme marinettien » dans le développement du futurisme en Italie ?G. Lista paraît toutefois tenir à utiliser le singulier pour qualifier le futurisme dans son ensemble (ou : dans son ensemble en Italie ?). Il lit dans le futurisme « une cohérence de fond déterminant la spécificité d’un axe de recherche : ce qui, en définitive, impulse tout le projet futuriste, c’est la volonté d’une véritable remise à zéro de l’art et de ses langages, au nom de la modernité » (FTM, p. 34). Mais c’est en même temps l’un des points communs qu’Anne Tomiche reconnaît aux « mouvements » qu’elle étudie dans La Naissance des avant-gardes occidentales 1909-1922 (futurismes italiens et russes, vorticisme, dadaïsme). G. Lista défend l’idée d’unité d’un futurisme qui « n’est pas une école de peinture ou un courant littéraire, [mais] une vision du monde et une attitude de l’esprit » (FTM, p. 7)19. Pour son dernier livre, l’historienreprend d’ailleurs à Marinetti le titre d’un tract de 1919 (Qu’est-ce que le futurisme ? Notions élémentaires), dans lequel le futuriste définit son mouvement « comme style de vie » (QF, p. 766), « dans la vie », « en politique » (FTM, p. 1123) et « en art » (FTM, p. 1224). On arguera volontiers que l’histoire de « cette vision du monde » et de cette « attitude de l’esprit » nécessite une réflexion approfondie sur l’articulation entre individu et collectif, ainsi que sur le rôle joué par les frontières nationales dans le « continent polymorphe illimité » (FTM, p. 10) du futurisme20.

12Se posent ici les questions de l’échelle épistémique à laquelle on désire travailler21 et de la manière dont l’on mobilise celles qu’on a a priori délaissées. La trajectoire du « futurisme marinettien » traverse plusieurs histoires : entre autres celle notamment transnationale liée aux idéologies, aux imaginaires et aux formes, et celle notamment nationale liée aux conditions socio-économiques, juridiques et politiques — mais ce n’est pas ce seul futurisme que l’anthologie donne à lire. Faire l’histoire du futurisme marinettien, du futurisme en Italie, du futurisme en Europe, du futurisme comme « vision du monde » et « attitude de l’esprit », ou encore étudier les « manifestations de l’esprit futuriste » (FTM, p. 35 ; je souligne) à petite ou grande échelle — comment reconnaître alors avec certitude les apparitions de ce fantôme ? —, ce n’est pas écrire la même histoire. Il semble que G. Lista veuille les embrasser toutes dans son introduction — ce dont témoigne le singulier défini du groupe nominal « le futurisme ». Mais si « le futurisme » est tous ces futurismes, comment l’écrire ? Le parcours des quelque 2200 pages de l’anthologie donne le vertige : où et quand « le futurisme » est-il ?

Le futurisme : nom masculin ?

13Le futurisme de l’anthologie ne se résume donc pas au seul nom de Marinetti, même si, pour cette même anthologie, Marinetti signe l’acte de naissance du futurisme (au singulier) en 1909, et son décès en 1944 signe la fin du « mouvement ». Les textes retenus par G. Lista sont d’ailleurs principalement de la main de ceux qui ont côtoyé Marinetti de près ou de loin — d’abord en France, puis en Italie. A. Tomiche le rappelle :

Autoproclamés, ces mouvements revendiquent une dynamique collective, structurée (même quand ils récusent l’idée de structure) autour d’un chef sous la forme de « clubs d’hommes », organisée par des actions voire des productions présentées comme collectives — ce qui n’empêche ni que l’action puisse être pensée, voire menée, par un seul, le chef, qui parle et agit au nom d’un « nous » (c’est souvent le cas de Marinetti pour le futurisme italien) ni que la parole puisse être prise par un « je », mais dans le cadre d’une action collective ou d’un projet qui remettent en question la singularité et l’unicité du sujet (les dadaïstes disent souvent « je » dans leurs manifestes mais remettent radicalement en question, en particulier par leur pratique des collaborations, la singularité du sujet créateur). (p. 211)

14En effet, dans l’anthologie de G. Lista la pluralité des voix autour de Marinetti est manifeste. Les voix dissidentes ou marginales y trouvent leur place, par exemple celles qui traitent des questions féminines (Valentine de Saint-Point et Mina Loy, notamment) et de la morale sexuelle (Italo Tavolato)22. Bref : l’anthologie de G. Lista facilite l’accès aux voix (au pluriel) du futurisme.

15Mais qu’en est-il des voix sur le futurisme ?

Les études sur le futurisme, sur ses théories et son histoire, ont produit une bibliographie qui, quoique d’inégale valeur quant aux capacités d’approfondissement et d’analyse, est tellement vaste que toute lecture exhaustive se révèle impossible. La recherche sur le sujet n’est pourtant pas terminée […]. (FTM, p. 10)

16Malgré (ou à cause de ?) ce foisonnement de la recherche, G. Lista ne cite pas la critique récente : il mentionne quelques rares noms23, mais ne donne ni référence précise, ni bibliographie24. Ce n’est certes pas forcément le but premier d’une introduction à une anthologie que de dialoguer avec les collègues, mais l’ouvrage affiche un but : « rééquilibrer le débat » (FTM, p. 72) — les modalités exactes du déséquilibre étant supposées connues du lecteur, puisque G. Lista ne les discute pas. Au détour de quelques phrases, l’auteur corrige certains critiques qu’il anonymise, les accusant de pratiquer « une lecture déviée, systématiquement axée sur le politique, tel un véritable réflexe conditionné » (FTM, p. 71) : ainsi de l’interprétation apparemment fautive commise par « une conservatrice du MoMA » au sujet « du personnage en tunique blanche qui apparaît à cheval » sur Hiéroglyphe dynamique du Bal Tabarin de Gino Severini. « Bien d’autres exemples de ce genre peuvent être cités » (FTM, p. 71), déclare G. Lista, avant d’en citer en effet quelques-uns, visant « deux grandes expositions au Centre Pompidou » de 2008 (FTM, p. 71) ou « des universitaires américains » (FTM, p. 72). Par ailleurs, comme nous l’avons vu précédemment, l’introduction prend parfois vigoureusement position : sur la question de la périodisation, par exemple. L’historien livre en effet trois diagrammes (desquels sont absents les futuristes autres qu’italiens, à l’exception notable de Gino Severini, installé à Paris, mais né en Toscane25) dans lesquels il assume une « vision » et des « choix d’exégète ». Les diagrammes

montre[nt] l’articulation des idées théoriques et créatrices qui se sont développées, en trois phases, à l’intérieur du mouvement futuriste tout au long de son évolution, de 1909 à 1944. C’est là une vision qui, nourrie de mes recherches approfondies sur le sujet, résume aussi mes choix d’exégète. (FTM, p. 78 ; je souligne)

17La « vision » et « les choix » de l’historien auraient gagnés à être plus explicitement mis en perspective avec ceux des autres chercheurs et chercheuses26. C’est à ce prix, me semble-t-il, que des non spécialistes — étudier le futurisme suppose de très nombreuses compétences, autant sur le plan disciplinaire que linguistique : toutes et tous les « spécialistes » sont alors vite susceptibles de devenir des « non spécialistes » — pourront s’approprier les données d’un « débat » qui, certaines fois, n’a pas lieu. Or précisément : que faire lorsque l’on voudrait traiter d’objets — comme « le futurisme » (dans toutes ses dimensions) — qui échappent presque nécessairement au spécialiste : faut-il se risquer à les aborder en généraliste, parce que l’on ne peut pas tout lire, la recherche étant largement spécialisée, pléthorique et internationalisée ?, ou faut-il se résoudre à les examiner en spécialiste, quitte à renoncer longtemps à l’étude globale de ces gigantesques objets semblables au « continent polymorphe illimité » (FTM, p. 10) que constitue le futurisme ? G. Lista pose le diagnostic à ma place : « Le futurisme de Marinetti, c’est la quadrature du cercle dans l’histoire des avant-gardes du xxe siècle » (QF, p. 866)

Le futurisme antérieur

18L’introduction au volume se termine sur une liste de questions :

Il est temps d’aborder […] l’étude des idées politiques du futurisme un siècle après sa naissance comme un mouvement révolutionnaire animé par des poètes et des artistes. […] Ce recueil permet en effet d’étudier la question maintes fois posée sur les origines et les déviations dans la trajectoire des choix idéologiques qui ont façonné et lourdement marqué l’histoire du xxe siècle. La politique de Staline était-elle déjà dans les idées de Lénine ? Les conceptions de ce dernier étaient-elles déjà chez Marx ? Comment se fait-il que les promesses d’un monde meilleur n’aient abouti qu’à la souffrance et aux atrocités, voire à la négation même de l’humain ? Ainsi, que faut-il penser du fait que Marinetti ait terminé son parcours aux côtés de Mussolini ? Peut-on en déduire que le fascisme était déjà en germe dans les débuts du futurisme ? Et comment analyser alors les positions des dadaïstes, des surréalistes et des constructivistes qui ont souvent suivi les mêmes choix, voire adopté exactement les mêmes idées que les futuristes ? Comment définir et circonscrire les traits spécifiques qui ont fait l’unité profonde de cette culture des avant-gardes qui a imprégné tout le xxe siècle ? Aujourd’hui que la page est tournée, que nous vivons dans une époque qui a assimilé la fin des idéologies révolutionnaires et des mythologies du progrès technologique, l’actualité même nous impose de dresser un bilan de ces idées qui ont bâti et accompagné l’époque triomphante de la modernité. » (FTM, p. 74-75 ; je souligne)

19Quoi qu’il en soit, G. Lista semble reconnaître dans l’étude du futurisme et de ses liens avec le régime fasciste une « actualité », facilitée aujourd’hui par l’entrée des œuvres de Marinetti dans le domaine public. Mais il est difficile de savoir précisément à quelle « actualité » G. Lista fait référence, « la page [étant] tournée ». Les « idéologies révolutionnaires » et les « mythologies du progrès technologique » sont-elles vraiment derrière nous ? Ne serions-nous pas fondés à lire dans les êtres cybernétiques de lointains petits-cousins de Gazourmah, et dans le transhumanisme la formalisation lointaine de rêveries marinettiennes ? En fait, bien que sans doute pertinentes d’une manière ou d’une autre, les deux mises en perspective que je viens de proposer27 sont le fait de lectures anticipatrices a priori bannies des recherches strictement historiennes.

20G. Lista se permet pourtant à plusieurs reprises d’emprunter ce raisonnement – et je ne sais si je m’en réjouis ou non, tant je peux être intuitivement d’accord avec certaines propositions, tout en me méfiant des raccourcis qu’elles prennent. Une telle affirmation (la phrase est reprise presque telle quelle dans QF, p. 101) est effectivement séduisante :

L’homme conçu par le futurisme était déjà l’homme nouveau des nouveaux moyens de communication, du dynamisme des grandes villes trépidantes, l’homme des bouleversements sociaux, de la dimension universelle propre aux réseaux planétaires. (FTM, p. 7)

21De la même manière qu’il est possible d’établir un lien présentant une certaine pertinence entre les discours des futuristes sur le masculin et la virilité fasciste (G. Lista inviterait sans doute à la prudence, avec raison), puis de les rapprocher de Superman28 et, au terme d’une série d’étapes de plus en plus vagues posant de sérieuses questions méthodologiques, plus généralement des héros musculairement hypertrophiés d’Hollywood, voire des bodybuilders de nos salles de sport29 – de la même manière donc qu’il est possible d’établir un lien entre tout ce qui précède, il est très facile d’affirmer (mais moins de le prouver dans le détail) :

Le futurisme inaugure, alors que s’achève la première décennie, le siècle qui sera caractérisé par la « culture des avant-gardes ». En se voulant exemplairement révolutionnaire, il formule une idéologie globale de l’avant-garde portant en germe toutes les poétiques artistiques qui verront le jour au cours du siècle (FTM, p. 17 ; je souligne).

22G. Lista reprend cette phrase dans Qu’est-ce que le futurisme ? (p. 90), en modifiant toutefois « du siècle » en « des années ». Dans son dernier livre, l’historien est moins absolu dans l’évaluation de la dette du xxe siècle au futurisme — le mot « tout » est moins présent —, mais tout aussi explicite sur la capacité de hantise de « l’esprit du futurisme » : « En fait, ce qui se meurt [en 1944] est uniquement l’officialité du “mouvement futuriste”, autrement dit sa structure opérationnelle et son nom par trop compromis avec le régime fasciste. L’esprit du futurisme […] se perpétue en revanche » (QF, p. 897) notamment dans les œuvres de Lucio Fontana et d’autres — semble-t-il jusqu’à John Cage (QF,p. 923) et Zaha Hadid (QF, p. 927). Dans l’introduction à l’anthologie, G. Lista insiste :

[…] le futurisme a été le modèle de toutes les avant-gardes qui ont scandé la vie artistique et culturelle du xxe siècle : qu’il s’agisse du dadaïsme, du constructivisme ou du surréalisme. Par sa stratégie de remise en question perpétuelle des positions acquises et par son expérimentalisme orienté dans toutes les directions, il a été le modèle de toutes les recherches qui ont suivi. Il a anticipé maintes expériences de l’art moderne et contemporain, jusqu’à la performance et l’art conceptuel qu’il a largement pressenti comme pratique du manifeste comme art. Il a annexé au domaine de la création artistique les méthodes les plus modernes de la propagande publicitaire. […] Le futurisme a initié la culture de l’éphémère et du changement permanent dans laquelle nous vivons aujourd’hui même (FTM, p. 74 ; je souligne).

23Sur ces points, G. Lista a probablement raison — en un sens du moins. On mésestime la réception immédiate du futurisme (en tout cas en France) ainsi que la force de transformation que ses œuvres ont eue sur la création artistique européenne sur le long terme. Mais comment distinguer l’esprit futuriste du Zeitgeist dont il est le produit et/ou qu’il aurait contribué à engendrer? Plus concrètement : qui dirait d’un artiste comme Philippe Thomas qu’il doit plus aux futuristes qu’à Marcel Duchamp en ce qui concerne la pratique artistique « publicitaire » mise en œuvre avec son agence « readymades belong to everyone® » ? À moins que Duchamp ne soit lui-même qu’un suiveur du futurisme…

De la radicalisation du choix futuriste de donner une nouvelle orientation à l’art, le faisant passer du monde de la représentation idéale à celui de la réalité contingente dans son immanence physique, naîtront tous les gestes successifs des artistes qui jouent sur la performance, sur le happening, sur l’installation ou sur le ready-made […].
Aussi bien la provocation de Duchamp [avec l’urinoir], à la charnière entre futurisme, Arts Incohérents et Dada, que l’exaltation de la civilisation consumériste américaine, proposée par Warhol en exposant une copie conforme à l’objet original, ne peuvent réfuter leur dérivation du Manifeste de Fondation du Futurisme. Autrement dit, en extrayant de la réalité commune un objet utilitaire et en l’investissant soudain d’un statut esthétique inédit et déroutant, permettant de prendre conscience de la qualité emblématique d’un système idéologique en son entier, Marinetti a perçu et proclamé la fin de l’aura qui sera théorisée par Walter Benjamin vingt ans plus tard. (FTM, p. 15-16 ; je souligne)

24Bref : à en croire G. Lista, Marinetti est en plus d’un visionnaire (il est l’initiateur d’un mouvement qui « pressen[t] », FTM, p. 74) et d’un observateur fin (il « perç[oit] », FTM, p. 16), un plagieur par anticipation (on lit chez lui des auteurs qui ont publié ensuite). La preuve : « l’Artécratie marinettienne est une utopie politique que l’on retrouvera pendant la seconde moitié du xxe siècle, depuis la célèbre revendication de “l’imagination au pouvoir” des étudiants de Mai 68 jusqu’à “l’art pour tous” de Joseph Beuys. » (FTM, p. 53) Aurait-on sous-estimé la place de Marinetti dans l’histoire de l’art ?

25C’est donc cette histoire-ci, celle de la réception de Marinetti en Europe — et non pas seulement en Italie — qu’il faut écrire. Cela passe sans doute d’abord par des entreprises éditoriales du genre de cette anthologie. Mais il ne s’agit là que d’un jalon parmi d’autres — primordial, essentiel — de cette étude encore largement à entreprendre. Parallèlement, étudier la fortuna du futurisme aux xxe et xxiesiècles exige d’étudier aussi les dettes de Marinetti et des autres futuristes à Milan, Florence, Paris et ailleurs : en faisant tabula rasa de ce qui précède la publication du premier manifeste de 1909, les chercheurs courent le risque d’écrire non seulement des études sur le futurisme, mais encore des études futuristes30,reprenant implicitement à leur compte les affirmations de Marinetti quant au caractère originaire — total — du futurisme.

Écrire le futurisme ?

26Cette anthologie donne à penser, à la fois sur le futurisme comme « mouvement » (ou mouvements), comme « attitude de l’esprit » et comme « vision du monde », ainsi que sur l’écriture de ses histoires. Elle propose également une ouverture sur le lien que le futurisme entretient avec l’actualité.

27Malgré quelques coquilles31, imprécisions de détail32 et interprétations discutables des œuvres analysées33, l’anthologie offre des commentaires d’une qualité rare (sur les plans de l’information et de l’analyse). Le flou qui entoure certains choix historiographiques (voir supra : point 2), la confiance sans doute excessive dans les connaissances du lecteur concernant la littérature scientifique (voir supra : point 3) et la propension à verser dans le récit étiologique de la modernité (voir supra : point 4) sont des écueils dans lesquels il semble très difficile de ne pas tomber lorsqu’on entreprend d’écrire une histoire du futurisme : sont-ils inhérents à l’objet étudié ? Les pistes de réflexion proposées dans cet article sont des amorces qui invitent à la discussion — les problèmes identifiés sont peut-être insolubles, ou simplement faux. Quoiqu’il en soit, l’anthologie se distingue par l’ampleur exceptionnelle de son projet éditorial. On ne remerciera pas assez Giovanni Lista — à qui nous devons énormément pour la connaissance du futurisme — d’avoir eu la générosité de mener à bien un tel projet qui fera, sans aucun doute, date pour la recherche sur le futurisme en français.