Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Novembre 2015 (volume 16, numéro 7)
titre article
Alexis Buffet

Vladimir Pozner ou le romanesque du réel

Europe : « Vladimir Pozner / Danielle Sallenave », n° 1017-1018, janvier-février 2014, 396 p., EAN 9782351500613.

1Il y a quatre-vingt dix ans, Vladimir Pozner, écrivain français d’origine russe, communiste et juif, faisait une entrée remarquée en littérature avec un ouvrage d’une grande audace formelle : Tolstoï est mort, biographie de montage. C’était là la première pierre importante d’une œuvre bourlingueuse, fondamentalement engagée, mais aussi formellement exigeante, toujours en quête de renouvellement. Aucun ouvrage n’avait encore été consacré à son œuvre. Europe, revue à laquelle Pozner collabora dans l’entre-deux-guerres, lui dédie un numéro qui vient réparer un monumental oubli et laisse entrevoir l’extrême richesse et la diversité d’une œuvre importante et méconnue traversée par les grandes questions politiques du xxe siècle (communisme, antifascisme, colonialisme…) et littéraires (crise de la fiction, renouvellement du roman par le reportage, le cinéma, la photographie…).

2Tout au long de ces cent quatre-vingt-dix pages, composées d’articles inédits, de préfaces « historiques », de conférences prononcées à l’occasion des Journées Pozner – organisées en 2005 à la Maison des Écrivains à l’initiative de l’association des amis de Vladimir Pozner1 –, mais aussi de textes de Pozner lui-même (articles, conférences, extraits de correspondances, nouvelles…) apparaissent les multiples facettes d’un auteur polygraphe, romancier salué par les plus grands (Louis Aragon, Blaise Cendrars, André Breton, Joseph Kessel, Dashiell Hammett, Erskine Caldwell, Maxime Gorki, Victor Chklovski, Heinrich Mann, Jorge Semprun…), mais aussi théoricien innovant, plus jeune membre du groupe des Frères Sérapion, traducteur et passeur de la littérature russe, poète humoristique, scénariste courtisé à Hollywood et en Europe, journaliste, militant antifasciste et anticolonialiste, mémorialiste… Cette œuvre foisonnante a été occultée, bien à tort, par son engagement communiste. Disons-le d’emblée, l’oblitération de Pozner de l’histoire littéraire du xxe siècle reposait sur un fâcheux malentendu. Ce dossier le lève de manière incontestable et, espérons-le, une fois pour toutes.

Le parti pris du monde

3Le dossier s’ouvre sur quelques pages de Jean-Baptiste Para qui mettent en relief l’originalité de Pozner, « auteur qui semble déborder la plupart des cadres établis » (p. 5). Soucieux de ne pas tremper dans le « cirque littéraire » tout en demeurant aux « avant-postes de la littérature du xxe siècle », il est « écrivain jusqu’aux bouts des ongles », rappel liminaire qui n’est pas qu’une précaution rhétorique, mais une utile mise en garde, tant on conserve de lui l’image d’un homme en prise avec l’actualité et la politique internationales : de la Russie soviétique à l’Espagne franquiste, en passant par la France coloniale, les États-Unis anticommunistes et l’Allemagne nazie. « Vladimir Pozner a bourlingué dans le siècle » (p. 3), selon l’heureuse formule du critique, mais il a aussi fait preuve « d’une constante aptitude au renouvellement » (p. 5).

4C’est à Olivier Apert qu’il revient d’avoir trouvé l’heureux adjectif de « cosmopolitique » (p. 133) pour qualifier l’écrivain et d’énumérer quelques unes de ses relations, « au hasard, Gorki, Chostakovitch, Chaplin, Oppenheimer, Brecht, Soupault, Malraux, Léger, Picasso, Simone Signoret, etc. » Il faudrait ajouter au moins deux noms, et non des moindres, à cette liste : ceux d’Aragon et d’Elsa, auxquels Pozner a consacré un volume de souvenirs posthume passionnant2. Des extraits de ses correspondances, très hétérogènes, et dont une petite partie n’a pour intérêt que d’attester les relations amicales de l’auteur avec d’autres personnalités, ont été joints au dossier et permettent de se rendre compte des interactions nombreuses et variées que Pozner entretenait avec le monde artistique par-delà les frontières, en Allemagne, aux États-Unis, mais aussi en Russie soviétique. La correspondance avec Cendrars, présentée par Claude Leroy, représente un cas particulier qui permet de saisir la genèse de l’ouvrage Le Mors aux dents, commandé par l’auteur de Moravagine à Pozner. Mais c’est par son dénouement que cette correspondance interpelle, puisqu’elle s’achève avec une apparente désinvolture de Cendrars qui dissimule mal les causes réelles de la rupture : son anticommunisme.

5Au-delà de cet échantillon de ses amitiés, l’accent est mis sur son action militante, comme, par exemple, dans l’article de Wolfgang Klein qui explore les relations de l’écrivain avec les antifascistes allemands. Pozner, qui participe à Commune, revue de l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (A.É.A.R.), dès 1933, avant de devenir membre du comité de rédaction, puis de céder la place à Aragon qui reste l’unique secrétaire de rédaction en 19353, a en effet multiplié les attaches avec les antifascistes d’outre-Rhin, tels que Maximilian Scheer, Sándor Radó, Gustav Regler, Heinrich Mann, Arnold Zweig, et bien sûr, de manière plus intensive avec Bertolt Brecht et Anna Seghers, tous deux amis intimes de l’auteur du Mors aux dents.

6L’article très documenté de Bernard Eisenschitz permet, quant à lui, de revenir sur la période américaine de Pozner, attestant de sa carrière mouvementée de scénariste hollywoodien, avec son lot de succès et de frustrations. Choix paradoxal, ainsi que le souligne le critique, dans la mesure où c’est probablement sa production européenne qui s’avère la plus féconde, grâce à ses collaborations avec Louis Daquin (notamment Le Point du jour). Toutefois, son séjour à Hollywood lui permet de collaborer avec Bertolt Brecht, Salka Viertel (scénariste qui avait la confiance de Greta Garbo) ou Joris Ivens. Sa carrière hollywoodienne culmine au moment même où « son activité militante domine » (p. 123) : en 1947, alors que l’anticommunisme bat son plein et que Pozner « contribue à des échanges réguliers entre syndicats américains et français » (p. 123), son histoire originale pour The Dark Mirror de Robert Siodmak (« le premier succès de 1946 pour Universal ») est parmi les cinq nominées aux Oscars. Au-delà de ces éléments d’histoire du cinéma, B. Eisenschitz lance d’intéressantes pistes de réflexion sur la parenté entre le « style de ses scénarios » et « son écriture de romancier » (p. 123) dont Le Point du jour doit permettre de rendre compte. Le travail de scénariste de Pozner, son goût du cinéma « pensant », ne sont pas étrangers, on va le voir, à ses tentatives pour renouveler la fiction narrative.

Aux avant-postes de la littérature

7Car en tant qu’écrivain, Pozner n’aura cessé d’innover. Pierre-Jean Rémy, dans une préface à des Œuvres de Pozner déjà ancienne4 mais qui garde toute son actualité, offre une intéressante synthèse sur quelques-uns des romans les plus célèbres de l’auteur. Il dresse notamment plusieurs parallèles entre les recherches de Pozner et celles du Nouveau Roman, de l’unanimisme de Jules Romains (rapprochement plus contestable) ou du simultanéisme de John Dos Passos (parallèle qui se justifie davantage) (p. 9), avant de comparer Pozner au Malraux des Conquérants et de La Condition humaine (p. 10). Une telle profusion d’associations risque de brouiller les pistes, d’autant plus que Pozner est moins un continuateur qu’un innovateur, mais elle révèle le souci constant de renouvellement, de modernité.

8Finalement, ce sont trois autres contributions qui se chargent d’explorer en partie ces intuitions et de resituer les innovations romanesques de Pozner aux avant-postes de la littérature du xxe siècle. La première (« Vladimir Pozner et la question du roman ») est due à la plume d’Henri Godard qui précise les points de rencontre entre les questionnements formels de Malraux et ceux de Pozner, tous deux étant particulièrement sensibles dans les années trente à « une crise de la fiction » et cherchant « les voies d’un renouvellement du roman » (p. 26), notamment à travers les ressources du reportage, « genre de narration qui est lui-même une marque de modernité » (p. 27). Godard oppose, après Malraux, l’« art de l’ellipse » (« absence de liaison » qui caractérise la pratique du reportage) (p. 28) à celui de la « métaphore » (« clé du roman traditionnel » qui tend à faire « dans l’imagination du lecteur un seul monde plus intelligible que le monde réel »). Le choix de la discontinuité fait par Malraux et Pozner, dont l’art du « montage » répond au même souci de ne pas colmater artificiellement les brèches du réel, a donc « au-delà de la technique romanesque, des implications existentielles ». Si les deux écrivains sont fascinés par le reportage et tentent d’en tirer partie dans leurs romans, ils en viennent également tous deux à en signifier les limites. Tandis que Malraux souligne « la force virtuelle du reportage », Pozner, de son côté, note que le romancier « ne peut matériellement pas se borner au rôle de reporter » et que « s’il veut être vrai, il doit recréer la vie au lieu de la photographier » (p. 29). Mais la modernité de Pozner réside peut-être davantage dans le fait qu’il a compris le caractère ô combien fructueux du questionnement inverse dès la parution de Tolstoï est mort en 1935, richesse qui dépend moins de l’influence possible du reportage sur la littérature, que de la possibilité de créer « un “effet roman” en dehors de la fiction d’une histoire inventée » (p. 29). L’analyse de la création d’un « temps nouveau, proprement romanesque » (p. 31) dans Tolstoï est mort, biographie de montage, vient fournir une preuve tout à fait convaincante qu’un tel effet est possible.

9On peut rapprocher la lecture d’H. Godard d’un autre ouvrage de Pozner, Les États-désunis (paru en 1938), dont Jorge Semprun livre, avec finesse et pas mal d’intuition, certaines clefs de lecture dans sa conférence « Inventaire du monde, invention du roman », comme lorsqu’il évoque l’histoire de Scotty, mineur de la Vallée de la mort qui a fait fortune. Ce récit de quelques lignes, rapporté « au milieu de la description d’une bataille syndicale, dans une typographie un peu différente, et avec des marges différentes » (p. 23) fait naître sous les yeux du lecteur un personnage de roman : « Pas dans le sens d’un personnage inventé, mais dans le sens du roman de la réalité. De l’inventaire de ce monde à l’invention du personnage de roman. » (ibid.) Égrenant quelques exemples, Semprun conclut :

Comme ça, on pourrait passer des heures entières à trouver les moments où ça devient, où ça peut devenir du roman. C’est-à-dire où ça peut être une invention au lieu d’être simplement un inventaire. (ibid.)

10Pareilles formules ne manquent pas de faire penser à la frontière mince qui sépare alors roman et reportage, mais aussi roman et documentaire (au sens cinématographique du terme). On ne peut que songer aux propos de Claude Roy qui résumait le rapport de Pozner au réel à propos du Lieu du Supplice : « Pozner est de ces écrivains qui pensent que la réalité a beaucoup plus de talent que nous. Il faut ajouter que pour atteindre cette réalité-là, il faut aussi beaucoup de talent » (p. 155).

11De son côté, l’écrivain Laurent Binet fait du Mors aux dents, paru en 1937, un « méta-roman » (p. 35) – précurseur en cela du Nouveau Roman comme semble le suggérer le titre de l’article : « Écriture d’une aventure, aventure d’une écriture : les deux mon général ». La première partie de l’ouvrage met en scène Pozner lui-même, parti en quête des informations sur son héros, le sinistre baron Von Ungern, connu aussi sous le nom du Baron sanglant, qui combattit au sein des armées blanches durant la guerre civile russe, et dont C. Leroy souligne par ailleurs la parenté avec le personnage de Moravagine (p. 41). L. Binet montre que le renouvellement formel n’est pour Pozner jamais gratuit, mais qu’il s’agit toujours de tirer du réel le maximum de son potentiel romanesque. Analysant plus particulièrement le fonctionnement des enchâssements dans le récit à travers le jeu des citations, L. Binet remarque qu’« il ne s’agit pas seulement d’étaler sa maîtrise : chaque niveau de mise en abyme apport[ant] au récit une couche supplémentaire d’imaginaire » (p. 36).

Un théoricien du montage

12Pozner apparaît donc comme un innovateur qui fait bouger les frontières du roman, de la fiction, du témoignage, du documentaire… À cet égard, l’idée est bonne d’avoir intégré dans ce dossier certains textes de Pozner lui-même, et plus particulièrement l’article fondamental qui théorise pour la première fois en France, en 1931, dans la revue Europe justement, la technique du montage : « À l’ombre des grands hommes ». Pozner y reproche aux biographes de céder à l’intuition, de combler les lacunes inhérentes à la documentation par l’imagination : « il lui faut décrire jusqu’à ces terribles journées où rien ne se passe » (p. 62), ironise-t-il. Aussi formule-t-il ce reproche particulier « de soumettre des faits réels aux conventions d’un art qui repose sur l’imagination », en l’occurrence le roman (p. 62). Pozner théorise alors le « montage littéraire (montage étant emprunté au vocabulaire cinématographique) » comme « un genre particulier » (p. 62), « un documentaire d’un genre spécial » (p. 62). Or, on sait que le terme « documentaire », comme celui de « montage », est directement issu du cinéma. Ces emprunts lexicaux ne sont évidemment pas gratuits et reflètent la relation étroite qui unit la pratique du « montage littéraire » à celle du septième art :

La composition par développement progressif est remplacée par la juxtaposition de fragments. […] L’auteur d’un « montage » doit s’inspirer des principes du cinéma. Il procède par opposition et parallélisme. Les citations se suivent, tantôt brèves, tantôt assez longues, se corroborent et se contredisent tout en se complétant mutuellement et éclairent une figure humaine de tous les côtés. Car tout est dans la variété des angles de prises de vue. (p. 62-63)

13Ce dernier principe est réitéré plus loin lorsque Pozner déconseille de citer plusieurs extraits d’un même document à la suite, non pour éviter la monotonie, « mais parce que les lois du genre exigent qu’à tout moment le héros soit éclairé simultanément par de nombreux et divers foyers de lumière » (p. 64). Ce simultanéisme, avant de renvoyer aux œuvres de Dos Passos qui seront sacralisées dans les années trente par la critique française – Jean-Paul Sartre en tête5 –, suggère davantage la parenté avec les avant-gardes russes, contrairement à ce que laisse accroire notre regard peut-être trop occidentalisé sur l’histoire de la littérature. On aurait pu craindre qu’il cède alors au mirage de l’objectivité, mais ce n’est pas le cas, la subjectivité du biographe résidant dans le choix des éléments à mettre en lumière. Quelle différence alors entre un biographe traditionnel et l’auteur d’un « montage » ? La réponse mérite d’être citée tant elle éclaire la modernité du projet :

Pour celui-là le problème est surtout d’ordre psychologique, pour celui-ci, il relève du domaine du style. L’un transpose et commente, l’autre compile et montre : s’il y a un mystère qu’aucun document n’aide à percer, il n’en forge pas la clé, s’il y a une légende il l’ajoute à la vérité. (p. 64)

14« Ce choc de documents humains » permet

de juger simultanément le témoin et son témoignage. Nous faisons notre choix, nous formons une image du héros. Chacun de nous croit à la vérité de la sienne. N’importe. Nous avons jugé par nous-mêmes. (p. 65)

15Cette liberté du lecteur, l’écrivain n’aura de cesse de la réaffirmer tout au long de son œuvre, et il est significatif que J.‑B. Para ait senti le besoin de s’en faire l’écho dans son texte d’introduction, par l’intermédiaire d’une citation de l’écrivain lui-même :

J’évite d’interpréter, de prêcher et d’instruire, faisant confiance au lecteur pour comprendre, grâce à mon témoignage et à son expérience, le monde où nous vivons, lui et moi, en commun. (p. 5)

16La méthode sera la même dans Les États-désunis en 1938, « portrait cubiste de l’Amérique6 », pour reprendre une formule de Daniel Pozner.

« Chacun son tambour »

17C’est ainsi, par la part inaliénable qu’il réserve au lecteur, que l’art de Pozner échappe au dogmatisme, et que ses romans ne sont pas de stériles romans à thèse. Car si l’engagement communiste de Pozner constitue une sorte d’invariant, il ne se sera pas plié servilement aux directives, il aura été une des rares voix réclamant la plus grande liberté pour l’artiste. Plusieurs textes viennent illustrer cet autre invariant que résume parfaitement le titre d’une conférence consacrée aux frères Sérapion, dont Pozner a fait partie : « Chacun son tambour ». « Il y avait parmi nous, rappelle-t-il, des romantiques et des futuristes, des bolcheviks et des hommes n’appartenant à aucun parti » (p. 79).

18Dans « La lettre de Gorki », Pozner nous donne à voir, suivant son art du contrepied ironique, un Gorki non politique. Il explique sa volonté de faire paraître cette lettre du grand écrivain russe

à l’occasion du centenaire de sa naissance qui a suscité le moulage d’une série de plâtres, tous pareils, tous conformes à ce qu’ils sont censés prouver, et corroborés par un choix de citations et de certains silences. Moi, je ne fais que traduire. (p. 67)

19Or cette lettre, qui enjoint Vladimir à « se former un certain point de vue personnel, une attitude personnelle » – c’est d’ailleurs pour cela que Gorki l’introduit auprès des frères Sérapion – s’achève sur ces termes :

Si je n’ai pas répondu à votre lettre, ce n’est pas par négligence, et nullement par méfiance à votre égard, mais parce que la politique et son contenu me dégoûtent. C’est une chose sale, mensongère, sordide. (p. 68)

20Ce rejet de la représentation monolithique et la revendication de la supériorité de l’art, « vérité première » (p. 61) ainsi que l’affirme ailleurs Pozner lui-même, sur la politique, se retrouve dès le début de son œuvre, en tant que « passeur de la “littérature soviétique” en France », d’après Michel Aucouturier : « […] le goût, les options esthétiques de Vladimir Pozner se caractérisent par la prédominance du facteur esthétique sur le facteur idéologique » (p. 58). Ce choix le situe donc clairement dans la mouvance du « modernisme russe, en opposition à la tradition de la littérature engagée ». Ses jugements sur Gorki, qu’il admire énormément par ailleurs, sont à cet égard significatifs. Pozner n’hésite pas en effet à affirmer du Gorki des années 1904-1909 :

À cette époque-là, Gorki compose des romans avec des schémas d’action et des mannequins parlants, c’est du marxisme romancé, il n’y a pas jusqu’aux descriptions de la nature qui ne prennent un caractère tendancieux. (p. 58)

21Le regard qu’il porte sur l’œuvre de Maïakovski est semblable : s’il admire l’œuvre « prérévolutionnaire » du poète, il est beaucoup plus réservé sur l’« art utilitaire qui serait subordonné non plus aux idées mais aux nécessités de l’État » (p. 58) auquel Maïakovski s’adonne au lendemain de la Révolution. De manière générale, pour M. Aucouturier, ce qui domine chez Pozner, c’est bien « l’accentuation du côté ludique de la création littéraire et esthétique » (p. 59). Dans son incontournable étude, Le Roman insupportable, Jean-Pierre Morel soulignait déjà le non conformisme de Pozner, rappelant que L’Humanité ne s’y était alors pas trompé, puisque le quotidien communiste s’était bien gardé de parler de son panorama de la littérature russe7

22Cette défiance à l’égard des mots d’ordre en art et du dogmatisme en littérature se lit encore dans telle citation de Pozner sur la biographie, qui est un appel à la liberté créatrice :

Que demain on revienne au culte du héros ou que les théories marxistes prévalent, et la présentation des biographies changera inévitablement. Où est la vérité là-dedans ? (p. 61)

23Ainsi de nombreuses citations, disséminées de ci de là, laissent-elles entrevoir un Pozner inattendu que l’histoire littéraire a eu tendance à occulter – de la même manière qu’elle aura finalement eu tendance à caricaturer la complexité de l’œuvre de Gorki, la réduisant trop souvent à sa posture d’écrivain prolétarien proche du pouvoir.

24Il ne faudrait toutefois pas faire de Pozner un électron libre. Son militantisme communiste n’est pas toujours dénué d’orthodoxie. L’éclairage indispensable qu’apporte Valérie Pozner sur la conférence « Chacun son tambour » illustre parfaitement l’ambivalence de la posture du militant, entre liberté de ton discrètement subversive, et respect du « politiquement correct » (p. 87). Cette conférence se situe ainsi « entre les zones d’ombre de la période stalinienne et la lumière vive d’une histoire des lettres soviétiques qui n’adviendra qu’au moment de la Pérestroïka » (p. 91). Il n’en demeure pas moins un formidable mémorialiste qui donne envie au lecteur de découvrir plus avant les œuvres de Mikhaïl Zochtchenko ou de Vsévolod Ivanov, parmi d’autres.

« Dévoué » mais pas « dévot »

25Au-delà des articles ou des conférences, c’est bel et bien son œuvre littéraire qui témoigne de la liberté irréductible de l’artiste, à l’instar du recueil de récits Le Lieu du supplice, finement analysé par Catherine Brun, et qui vaudra à Pozner d’être plastiqué par l’OAS en 1962. Son livre paraît en 1959 chez Julliard, alors que jusque-là son œuvre était éditée par les éditions communistes des Éditeurs français réunis. C’est que la ligne officielle du PCF n’est alors pas de réclamer l’indépendance de l’Algérie comme le fait Pozner. Rappelons que le scénario qu’il écrit en 1954pour le cinéma avec Roger Vailland, Bel-ami, réalisé par Louis Daquin, est censuré par le gouvernement car il y est fait écho à l’occupation française en Afrique du Nord. C. Brun rappelle le souci de l’auteur d’échapper au didactisme par une « écriture du constat dénonciatif […] qui pose sans trouble apparent des états de faits inadmissibles et laisse implicitement la charge au lecteur d’en tirer les conclusions » (p. 157). Surtout, ces récits valent par la réflexion inédite qu’ils proposent sur « une identité algérienne qu’il ne s’agit pas de conquérir mais dont il convient que tous retrouvent la mémoire » (p. 154). Par sa présence effacée, son refus de l’« emphase » et du « pathos », dont on peut préciser qu’ils étaient déjà des caractéristiques notables des États-désunis, Pozner fait, selon la formule de la critique, « le pari des faits » (p. 155). C’est l’une des raisons pour lesquelles Pozner évite les lourdeurs du récit à thèse. La deuxième, peut-être la plus essentielle, C. Brun la souligne plus loin : « C’est au commun que s’attache Pozner, de plain-pied avec le quotidien, à portée de lecteur, humain – très humain » (p. 156).

26Une courte nouvelle sur la Deuxième Guerre mondiale, « Les mots ne peuvent », jointe au dossier, donnera un petit aperçu de ce regard à hauteur d’homme, de cette tendresse amère qui alimente les récits de Pozner, de son économie de moyens aussi.

27Enfin, la plupart des contributions soulignent ce qui fait l’attrait de tant de récits de Pozner : sous le tragique du factuel, l’espoir jamais n’abdique. P.‑J. Rémy note par exemple : « Il nous crie la colère, la peur, la souffrance, la fuite ou même la haine, mais au nom de quelque chose qui s’appelle l’espoir » (p. 16). Ou encore : « Parce que la communion selon Pozner, c’est encore et toujours l’espoir » (p. 16). S’il est clair que cette notion revêt parfois chez Pozner une coloration révolutionnaire, l’espoir vaut le plus souvent pour lui-même, pour ce qu’il contient d’humain et de commun, de plus universel. De ce point de vue, ce sont les mots de J. Semprun qui semblent caractériser le mieux la posture de Pozner à l’égard de son engagement communiste : « dévoué », mais pas « dévot » (p. 25). Semprun rappelle alors qu’il avait proposé à Pozner une définition du bolchevik à laquelle celui-ci avait immédiatement souscrit : « La patience et l’ironie sont les vertus principales des bolcheviks. L’histoire a vu que ce n’est pas vrai, mais nous, on y tient toujours ! » Et plus tard, toujours communiste, envers et contre tout, en dépit du Rapport Khrouchtchev, mais aussi malgré son soutien au mouvement du Printemps de Prague, Pozner, dans un murmure douloureux, s’interroge : « Qu’aurions-nous décidé en découvrant que le plus grand crève-cœur, c’est nos plus grands amis qui allaient nous le faire éprouver ? » (p. 110) De rester communiste, probablement : au nom de l’espoir, « encore et toujours l’espoir ».


***

28Évidemment, ce premier ouvrage consacré à l’œuvre de Pozner ne peut que souffrir de quelques lacunes bien compréhensibles. Impossible d’épuiser l’œuvre et l’homme en un dossier, aussi stimulant soit-il. On peut ainsi regretter que les scénarios européens de Pozner n’aient fait l’objet d’aucune étude, de même que son ouvrage sans doute le plus fameux, Les États-désunis, récemment réédité. De la même manière, les rapports de Pozner avec le communisme auraient mérité d’être analysés dans leur complexité (rappelons qu’il a été exclu du Parti en 1936, après la mort de Gorki, avant d’être réintégré en 1945), ainsi que ses relations avec Aragon et Elsa, parmi bien d’autres. Ce sont là finalement moins des manquements que de formidables perspectives de recherche pour tous ceux qui s’intéressent à la rénovation du genre romanesque au xxe siècle, ainsi que pour ceux qui s’interrogent sur la notion de modernité, sur les rapports entre littérature et reportage, littérature et cinéma, ou encore sur les transferts culturels et la traduction… Signalons que le dossier se conclut par une présentation des archives de l’IMEC par Sandrine Samson, qui souligne l’extrême richesse du fonds patiemment constitué en collaboration avec André et Daniel Pozner.

29Finalement, le principal regret porte moins sur le dossier en tant que tel que sur le sort réservé à l’œuvre de Pozner par le monde éditorial. On est un peu surpris de lire que « la plupart de ses chefs d’œuvre sont néanmoins réédités » (p. 5). Propos fort contestable dans la mesure où il manque à l’appel sur les étagères des libraires au moins trois des textes les plus enthousiasmants de leur auteur : Deuil en 24 heures salué par Erskine Caldwell, Dashiell Hammett ou Heinrich Mann comme un chef d’œuvre, Espagne premier amour dont Aragon écrivait : « Le plus court des romans, ce qui pas plus pour un livre que pour un couteau ne l’empêche d’entrer d’un coup dans le cœur », et enfin ce qu’on peut considérer comme un scandale éditorial : Le Lieu du supplice. Signalons pour finir que le deuxième dossier, également captivant, est consacré à Danielle Sallenave, fervente lectrice de Pozner qui écrivait en 2009 à l’occasion de la réédition des États-désunis : « Une lecture indispensable aujourd’hui ! »