Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Novembre 2015 (volume 16, numéro 7)
titre article
Emmanuel Reibel

Repenser l’étude des pratiques scéniques : l’exemple du Théâtre-Italien

Céline Frigau Manning, Chanteurs en scène. L’œil du spectateur au Théâtre‑Italien (1815‑1848), Paris : Honoré Champion, coll. « romantisme et modernités », 2015, 828 p., EAN 9782745325655.

1Cet essai était attendu : non seulement parce que plusieurs articles publiés par Céline Frigau Manning en avaient déjà dévoilé quelques fragments très prometteurs, mais parce que cette jeune chercheuse, maître de conférences en études théâtrales et italiennes à l’Université Paris 8, a longuement soigné la publication de ce qui fut sa thèse de doctorat. L’ouvrage constitue une véritable somme mais, construit comme une visite analytique des arcanes du Théâtre‑Italien, il se lit comme un roman. Prime donne, peintres‑décorateurs, choristes, journalistes et dilettanti ne cessent de s’y croiser dans un ballet très réglé : C. Frigau Manning conduit son lecteur à travers les coulisses, le mène dans les bureaux de l’administration où se négocient les contrats, lui fait traverser le foyer où bruissent les commentaires du public, l’invite à rencontrer régisseurs et machinistes pour visiter l’espace scénique, avant de lever le rideau sur le jeu des chanteurs — un jeu qui se révèle riche, en fin de compte, de toutes ses interactions avec les univers administratif, technique, économique ou médiatique.

Une approche neuve

2Il est difficile d’évoquer le Théâtre‑Italien sans mentionner le travail fondateur de Jean Mongrédien1, dont les huit volumes de documents et d’articles de presse constituent une extraordinaire mine de renseignements, non seulement sur l’histoire de ce théâtre, mais plus largement sur la vie culturelle des trois premières décennies du xixe siècle. Or le livre de C. Frigau Manning représente chronologiquement une formidable prolongation (puisqu’elle embrasse, elle, toute la période de la Monarchie de Juillet) et méthodologiquement un contrepoint passionnant aux travaux de Jean Mongrédien.

3Par son ampleur, son essai constitue une quasi‑histoire du Théâtre‑Italien entre 1815 et 1848, non sous l’angle événementiel ou chronologique mais sous l’angle, synthétique, des pratiques théâtrales. Les 566 pages de texte sont suivies d’annexes très complètes qui vont faire de ce livre un usuel : une chronologie synthétique des opéras représentés du 1er janvier 1815 au 23 décembre 1848 ; un répertoire des chanteurs du Théâtre‑Italien ; deux listes alphabétiques, enfin, des compositeurs et des librettistes.

4Comme l’indique le jeu de miroir renversé constitué par le titre et le sous‑titre, l’objet de cet essai est celui d’une relation, celle qui régit les chanteurs et les spectateurs du Théâtre‑Italien, celle, donc, de l’œil et du geste. Le postulat de départ, très stimulant, est le suivant : ce que font les chanteurs en scène ne saurait se résumer à une série de gestes ou de postures que l’on pourrait reconstituer au vu d’éléments purement littéraires ou dramaturgiques ; le comportement des chanteurs, sur le plateau du Théâtre‑Italien, relève au contraire de « pratiques scéniques » indissociables du public, de l’institution, de l’intégralité de ses acteurs et de ses enjeux :

Si l’on a voulu comprendre des regards pour identifier des gestes, ce n’est pas à défaut, mais par nécessité. Manière de jouer, manière de voir et manière de dire étant indissolublement liées, les pratiques scéniques des chanteurs ne pouvaient avoir de sens qu’en relation avec l’horizon d’attente de leur public. (p. 557)

5En l’absence de sources abondantes concernant les décors ou les costumes historiques de ce Théâtre, et face à une période où la figure du metteur en scène n’a pas encore émergé, cette approche novatrice renverse l’apparente maigreur du sujet en un écheveau de questionnements particulièrement complexes qui peut être démêlé à partir d’une multitude de sources. Y a‑t‑il une façon « italienne » de concevoir le rapport à la scène ? En quoi le jeu des chanteurs est‑il dépendant de la hiérarchie très forte qui règne entre les différents artistes du Théâtre ? Tient‑il compte de l’horizon d’attente du public, se joue‑t‑il des stéréotypes ? De quelle nature est la relation du chanteur à son rôle ? Autant d’interrogations, non exhaustives, qu’éclaire un dialogue constant entre documents d’archives (comptabilité, recettes, contrats, livrets de scène), sources imprimées (mémoires, manuels, traités, articles de presse — certains textes en langue italienne étant ici pour la première fois traduits en langue française) et sources iconographiques (portraits, costumes, lithographies de décors) ; ces dernières sont présentées pour partie dans un cahier d’illustrations analysées avec une minutie parfois digne de l’enquête policière !

Une série d’enquêtes

6La première partie permet d’inscrire l’éloquence muette du jeu des chanteurs dans un large contexte intellectuel, qui éclaire les fondements culturels de la relation au geste, alors en pleine mutation : loin des passions universelles peintes par la gestuelle baroque, le jeu de cette période implique une profondeur révélée par l’expressivité et la sensibilité de l’acteur. Si les chanteurs du Théâtre‑Italien continuent à étudier sculptures et peintures pour façonner leur rôle, leur art dialogue également avec la pantomime et la danse pour s’autonomiser, la finalité ultime étant de trouver une « vérité » de jeu, non dans le sens d’un réalisme scénique, mais d’un « naturel » reposant à la fois sur la clarté du geste et sur son effet tant scénique que moral. C. Frigau Manning tempère cette réflexion théorique en constatant que « l’idéal de l’acteur‑chanteur se fonde moins alors sur des préceptes à adopter que sur des artistes exemplaires » (p. 138).

7C’est aux chanteurs qu’est justement consacrée la deuxième partie, qui dévoile notamment les trois grands profils sociologiques dominants : les figli d’arte, issus de familles d’artistes, les dilettanti, issus de la noblesse mais faisant le choix d’une vie roturière, les « apprentis » enfin, qui étudient le chant comme un métier. C.Frigau Manning montre le poids des déterminismes sociaux sur les carrières, même si l’accent mis sur les dispositions vocales gomme partiellement cette réalité. Elle s’intéresse encore aux auditions, aux contrats et à tout ce qui détermine in fine le jeu : en effet, avant même qu’ils n’entrent en scène, les chanteurs sont porteurs d’un « capital symbolique fait d’opinions reçues et de pratiques effectives, les représentants d’une école dite italienne, laquelle se définit à l’extérieur de la péninsule avec ses spécificités vocales mais aussi scéniques » (p. 174). On retiendra ce concept de « capital scénique » avec lequel se présente le chanteur au moment de son engagement, et qui doit être rentabilisé pour continuer à façonner son « image médiatique ».

8Le public est justement le personnage principal de la troisième partie. Une fois éclaircie la sociologie de ces spectateurs (des habitués essentiellement, composés d’aristocrates et de fashionables louant leur loge à l’année), C. Frigau Manning évoque la communication affective qui les lie aux chanteurs et qui est alors décrite, en termes scientifiques, comme « électrique » ou comme « énergie » circulant entre la salle et la scène. Elle montre surtout la part prise par les spectateurs à l’illusion théâtrale : cette dernière

tient d’abord à une exigence visuelle d’équilibre entre l’acteur et le personnage, entre l’image physique et l’image morale, par des manières, des gestes, une silhouette. Il ne s’agit donc pas seulement de beauté : même déformé par l’effort que suppose le chant, le corps doit se porter garant du vraisemblable, qui ne se mesure pas par l’imitation du réel, mais par un degré de cohérence interne. (p. 562)

9On voit alors certains chanteurs tantôt répondre aux attentes du public, tantôt les décevoir (lorsqu’ils deviennent des automates ou machines à vocalises), tantôt encore les déjouer, à la façon de Marietta Alboni qui renouvelle les pratiques scéniques en tirant parti de son physique disgracieux, ou de Maria Malibran répondant à la plasticité du jeu de la Pasta par un dynamisme, un mouvement et une esthétique de la surprise très iconoclastes.

10La quatrième partie montre comment le jeu des chanteurs s’articule avec les contraintes du plateau, et comment il s’insère dans le tableau délimité par le cadre de scène et la toile peinte. C. Frigau Manning étudie notamment l’art du peintre‑décorateur Domenico Ferri, qui facilite par exemple la présence scénique des chanteurs en supprimant la profondeur de champ dans ses toiles, et la façon dont les chanteurs, en scène, sont en permanente interaction avec les éléments matériels du plateau : ceux‑ci constituent tantôt des faire‑valoir, tantôt des menaces susceptibles de perturber le déroulé des représentations, tantôt même de potentiels rivaux au moment des effets spectaculaires !

11La dernière partie resserre les fils en montrant comment les chanteurs interagissent avec l’espace scénique, avec leurs partenaires de jeu, avec leur personnage enfin. On comprend que le jeu ne dépend pas seulement d’une réflexion sur le livret et le personnage, mais du positionnement du chanteur dans la hiérarchie de la troupe. En cela, la prima donna est mise en lumière même lorsqu’elle ne chante pas, les autres personnages (même le rôle‑titre d’Otello, par exemple !) pouvant constituer autant de faire‑valoir. Les documents et témoignages explorés démontrent ainsi que

le jeu de l’acteur‑chanteur ne se conçoit pas dans un continuum interprétatif, mais dans l’alternance de moments‑clés et de moments creux, dans un principe de contrastes dynamiques scéniques et non seulement musicaux, liés par la focalisation extrême de l’attention sur les grandi attori. (p. 478)

12Dans ce « chiaroscuro scénique », selon les termes de C. Frigau Manning, et face à un espace organisé « en fonction de la hiérarchie des emplois », la prima donna « donne souvent l’impression d’être seule sur le plateau et d’y régner seule, mais portée par la présence d’autres acteurs » (p. 482). Elle doit se laisser posséder par son rôle, en alliant maîtrise de soi et passion : comme le montre l’analyse du jeu de la Malibran, « il n’y a donc pas envahissement de l’acteur par le personnage, mais ostension de l’envahissement » (p. 554), celle‑ci réclamant de surcroît le consentement du public pour qu’ait lieu l’illusion théâtrale.

Perspectives méthodologiques

13« Opéra, plaisir des yeux ; Théâtre‑Italien, délice des oreilles » : cet essai révèle finalement les limites du poncif en montrant comment ce dernier s’est construit, par le biais d’un certain nombre de stéréotypes relayés par la presse (on chanterait « comme un Italien » mais on jouerait « comme un Français, seul le répertoire buffa trouvant scéniquement grâce aux yeux des détracteurs de ce théâtre). C’est que le Théâtre‑Italien n’est pas seulement une scène réelle, matérielle, mais qu’il constitue également une scène symbolique. Aussi le jeu des chanteurs ne renvoie‑t‑il pas uniquement à une série de principes théâtraux et pragmatiques mais surtout à « une opération collective, reposant sur des règles esthétiques et sociales élaborées conjointement par les spectateurs, théoriciens et acteurs, et sur l’assentiment d’un public donné » (p. 556).

14Semblable démonstration appelait une méthode particulièrement inventive qui pourra servir de modèle pour de futurs travaux sur les pratiques scéniques. Car C. Frigau Manning a pris le parti de relier tout ce que bien souvent on isole : processus de création et processus de réception, théorie et pratique, scène et salle, etc. Cette méthode fuit toute forme de verticalité, au sens où elle n’est ni normée, ni autoritaire, ni téléologique, ni même chronologique (la période retenue est considérée a priori comme un bloc homogène sans signe d’évolution fondamentale), elle repose davantage sur une forme d’horizontalité, dans la mesure où elle met en lumière un jeu de constructions sociales par l’étude de relations, « par petites touches, par faisceaux et noyaux démultipliés de sens », ainsi que l’auto‑analyse l’auteur elle‑même, « par décentrements, par digressions parfois » (p. 560).

15La démonstration procède alors par l’articulation d’éclairantes études de cas qui contribuent à construire progressivement le tout comme on relie les différentes pièces d’un puzzle. Ces études sont menées non en fonction de l’actuelle notoriété des chanteurs ou des œuvres examinées, mais selon leur degré de représentativité ou selon leur richesse intrinsèque. On se réjouit ainsi de voir la Clari de Halévy, opéra dans lequel la Malibran exhibe d’étonnantes pantoufles jaunes rehaussées de bas rouges, non moins bien servie que l’Otello de Rossini, les échecs (Mosè in Egitto par exemple) autant commentés que les succès, les voix des choristes indisciplinés autant écoutées que celle d’Angelica Catalani, la cantatrice qui eut le privilège d’administrer le Théâtre‑Italien.

16Si les études sur le jeu des acteurs lyriques sont en plein développement (on pense au récent travail de Rémy Campos et d’Aurélien Poidevin sur l’Opéra de Paris2), C. Frigau Manning fraye une voie bien éloignée de toute tentation archéologique : elle ne souhaite pas « restituer une réalité passée dont il ne reste que des traces muettes ou incomplètes, mais en saisir la pluralité à travers les regards et les discours portés sur elle » (p. 26‑27). L’intention n’est ni patrimoniale, ni nostalgique, mais heuristique. Cet essai propose donc une alternative aux travaux en quête d’une forme d’« authenticité » univoque du spectacle vivant. Pour preuve, les régulières interrogations, au cours de l’enquête, portant sur la légitimité de documents techniques comme les dessins préparatoires des costumes ou des décors: ceux‑ci suffisent‑ils à rendre compte du spectacle ? Ne marquent‑ils pas qu’une étape dans le processus de création ? Est‑il judicieux d’opposer des documents « authentiques » — précédant le spectacle — et documents sujets à caution car succédant à ce dernier (les lithographies publiées dans la presse, par exemple, pouvant refléter une vision idéalisée de la scène ou des chanteurs) ? C. Frigau Manning évite tout dogmatisme en prônant, empiriquement, le croisement des sources et la prudence afin de dégager des orientations générales ; mais réconcilier ainsi les sources antérieures et postérieures au spectacle ne fait que découler du postulat selon lequel le Théâtre‑Italien est à la fois une scène physique et une scène symbolique.

17Voilà pourquoi C. Frigau Manning évite constamment et consciemment le piège qui consisterait à séparer, dans tous les propos qui se tiennent sur le Théâtre‑Italien, le bon grain de l’ivraie, comme s’il s’agissait de faire la part entre vérité et fiction. Est‑il bien sûr, par exemple, que le public soit à ce point une assemblée de dévots révérant le bel canto ? « Que le public des Italiens soit ou non un véritable chœur de fidèles compte sans doute autant, si ce n’est moins, que le fait qu’il paraisse tel, répond C. Frigau Manning. Non seulement cette image que le public donne et se donne de lui‑même se fonde sur des réalités, mais en s’auto‑représentant ainsi, il détermine de plus en plus le champ de ses attentes et de ses possibilités » (p. 270). De la même façon, lorsqu’il s’agit de comprendre de quelle façon l’acteur‑chanteur se laisse posséder par son rôle, les points de vue des spectateurs demeurent des sources précieuses même s’ils embellissent ou déforment peut‑être la réalité : la dimension psychologique du jeu importe finalement moins que sa dimension sociale, et dans ces conditions « il ne s’agit plus de discerner le vrai du faux, mais de déceler, dans le vrai comme dans le faux, des réseaux de significations démultipliées » (p. 531).


***

18Cette relation dialectique qui sous‑tend fermement l’ensemble de l’ouvrage est servie par une approche transdisciplinaire qui ne ménage aucune solution de continuité entre les études théâtrales, l’histoire culturelle, la sociologie historique et l’histoire des représentations. Chanteurs en scène interpelle chacune de ces disciplines. Si la musique est délibérément absente du champ d’investigation, nul doute que le recitativo ou l’aria, les concertati ou les finale, les sinfonie orchestrales ou les cadences vocales impliquent également des relations spécifiques à la scène : la musicologie devra donc tirer parti des conclusions de cet essai pour repenser les formes et la dramaturgie de l’opéra italien du premier xixe siècle, au vu des pratiques scéniques qu’elles contribuent elles aussi à susciter.