Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Septembre-octobre 2015 (volume 16, numéro 6)
titre article
Tania Collani

Les avant-gardes européennes, une histoire faite de paradoxes & d’idéologies

Paradoxes de l’avant-garde. La modernité artistique à l’épreuve de sa nationalisation, sous la direction de Thomas Hunkeler, Paris : Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2014, 327 p., EAN 9782812431951.

1Thomas Hunkeler, Professeur à l’Université de Fribourg et Président de l’Association Suisse de Littérature Générale et Comparée, publie sous sa direction, en 2014, le présent volume d’actes, issus du colloque Paradoxes de l’avant-garde européenne, qui s’est tenu à l’Université de Fribourg du 16 au 18 mars 2011. Cet ouvrage se propose essentiellement de repositionner dans l’histoire la pluralité des points de vue de et sur l’avant-garde, en passant par une approche critique qui se veut comparatiste : « L’une des tâches essentielles de la critique, aujourd’hui, est donc, assez paradoxalement, de remettre ces souvenirs – et ces histoires – en perspective : autrement dit, de les historiciser. » (p. 10) Par conséquent, pour mieux nous adapter méthodologiquement aux exigences de ces études et du volume dans sa totalité, nous avons décidé de parcourir les 300 pages des Paradoxes de l’avant-garde dans une perspective thématique, en essayant de dégager, tour à tour, les différentes tensions et contradictions des mouvements d’avant-garde traités.

L’avant-garde, ou l’âge des paradoxes

2La nature paradoxale de l’avant-garde est un concept désormais largement accepté par les spécialistes de la littérature de la modernité du début du xxe siècle. Que l’on se réfère à l’ouvrage fondamental d’Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité, où l’on donnait déjà une liste des contradictions fondant l’esprit de la modernité : « […] la superstition du nouveau, la religion du futur, la manie théoricienne, l’appel à la culture de masse et la passion du reniement1. » L’introduction de Th. Hunkeler insiste sur la question du paradoxe de l’avant-garde et sur ses « gestes de rupture » (p. 7), en soulignant les tensions et les prises de distance par rapport auxquelles se forme l’esprit de nombreux mouvements artistiques et littéraires du début du xxe siècle – à ce propos sont évoquées à juste titre les notions d’« antimodernes » d’A. Compagnon2 et d’« arrière-gardes » de William Marx3.

3En reprenant les mots d’Hugo Kersten en 1913 (« Nous fondons une revue. Elle doit être d’une grande jeunesse et d’une audace incroyable », p. 24), Wolfgang Asholt, dans son article d’ouverture « Dada de Zurich à Paris », s’appuie sur un « sixième paradoxe de l’avant-garde4 », c’est-à-dire la jeunesse, qui semble être une constante de ces mouvements statuant d’eux-mêmes leur caractère transitoire, profondément lié à leur état-civil. Peu importe la couleur politique dans laquelle ces groupes s’engagent ; la jeunesse reste une valeur transversale et toujours revendiquée par les cénacles avant-gardistes. Même dans le cercle suisse autour de la revue La Voie latine, nous assistons à une radicalisation d’une rhétorique européenne, teintée de nationalisme, comme le souligne Alain Clavien dans son article « Les “Helvétistes”, entre avant-garde et réaction » :

Deuxième élément de posture : la prétention à représenter la jeunesse. Les helvétistes utilisent souvent, avec gourmandise, l’extension « notre génération ». Manière d’insister sur la coupure nette entre la génération d’aujourd’hui et celle qui la précède, sur le goût des jeunes hommes de moins de trente ans pour l’action, l’ordre, la discipline, la tradition, la nation. (p. 311-312)

4Être jeunes représente, pour l’étiquette d’avant-gardiste, une sorte de caution et de condition sine qua non pour garantir l’élan vers la nouveauté ; il s’agit d’un état d’énergie nécessaire pour accomplir les révolutions et les contre-révolutions (ou réactions), et les régimes autoritaires européens durant l’entre-deux-guerres comprendront parfaitement l’enjeu de la mobilisation et de l’endoctrinement massif de la jeunesse. Dans son article « Barrès et les princes de la nouvelle jeunesse. Les vertus avant-gardistes d’un cadavre », Denis Pernot étudie cette sorte de paradoxe qui fait de l’auteur du Roman de l’énergie nationale une figure de proue pour la jeunesse, tout en étant déjà classé, de son vivant, comme un écrivain du xixe siècle :

[…] le maître choisit au lendemain du conflit de rompre le contact avec d’anciens lecteurs, qui le rejettent et qu’il rejette du côté des arrière-gardes, pour entrer en relation avec les princes d’une nouvelle jeunesse, avec les représentants d’une avant-garde, auxquels il souhaite « apparaître […] dans tout l’attrait et tout le relief de sa personnalité » et dont il espère, attitude paradoxale, qu’ils obligent à tenir ses écrits pour un moment du patrimoine littéraire français, un élément moteur de sa tradition, et qu’ils les introduisent dans le xxe siècle. (p. 270)

5Et que dire de la tirade de Pierre Drieu la Rochelle, que Fabien Dubosson cite à partir de Mesure de la France (1922) et dans laquelle Drieu fait coïncider l’envie de renouveau national avec l’impératif de la jeunesse ? Le jeune âge se conjugue désormais indissolublement avec l’esprit de « génération » (dans le sens de l’action d’engendrer, mais également de l’ensemble des personnes qui vivent à la même époque ou qui ont le même âge) et de « régénération » :

Je suis jeune. Nous sommes jeunes, mes camarades et moi. Et notre jeunesse n’est pas une vaine formalité avant d’arriver bientôt à une demi-vieillesse qui, pour certains, peut faire le principal de leur carrière. Pouvons-nous croire que tout, autour de nous, ne participe pas de cette jeunesse ? cette nation qui est la nôtre ? Mais oui, les âges d’une nation se succèdent à la manière des saisons. Voici que revient la jeunesse de la France. Ici et là, tour à tour, le corps de l’Humanité se renouvelle. (p. 295)

6C’est peut-être cette appréciation bipartisane pour la jeunesse qui permet à des figures, a posteriori difficilement conciliables comme André Breton et Drieu la Rochelle, de se rencontrer pour un moment, au cours de leur évolution artistique et littéraire : « Une promesse de renouveau […]. Il semble même préférer leur antipatriotisme aux idéologies périmées des nationalistes d’alors, qui “sont des paresseux, des faiblards, des sourds, des hypocrites” », écrit Dubosson à propos de Drieu, ayant choisi (provisoirement ?) le camp de l’internationalisme de Dada (p. 295). La religion de la jeunesse devient l’élément de synthèse entre des credo fort distants.

Tradition & anti-tradition

7A. Compagnon écrivait en 1990 : « La tradition moderne va d’une impasse à l’autre, elle se trahit elle-même et elle trahit la véritable modernité, qui est le laissé-pour-compte de cette tradition moderne5. » Il est évident que lorsqu’on se pose l’objectif d’historiciser les avant-gardes, on s’interroge sur la question du positionnement de ces groupes par rapport à une présupposée tradition ; mais également sur la structure de ces mouvements, visant à créer une école et une tradition, autour d’un manifeste composé par des préceptes susceptibles d’être acceptés par les signataires et les adhérents. Que l’on pense à toute la rhétorique autour de l’anti- et du contre- répandue chez les membres de l’avant-garde : « L’Antitradition futuriste » (1913) d’Apollinaire ; ou la conférence de Tzara « Le Surréalisme et l’après-guerre » (1947) Tzara, citée également par Asholt dans son article :

Dans la partie historique où il constate dans le développement de la littérature française « deux traditions, l’une révolutionnaire idéologiquement, l’autre révolutionnaire poétiquement », il situe Dada (comme le Surréalisme) complètement dans cette tradition française. (p. 33-34).

8Serge Milan intitule sa monographie sur le mouvement de Marinetti L’Anti-philosophie du futurisme (2009), en marquant une fois de plus cette rupture opérée par l’avant-garde vis-à-vis de la « syphilis passéiste6 ».

9Si le binôme tradition/anti-tradition n’a rien de novateur en soi, et prolonge de quelque manière la querelle des anciens et des modernes qui animait les intellectuels à partir du xviie siècle7, il est également vrai que dans ce début de xxe siècle les jeunes avant-gardistes ont derrière eux plusieurs traditions. Quelle était dès lors la tradition à combattre ? Était-ce celle du roman naturaliste, comme le voulait le surréalisme ? Ou bien celle du symbolisme décadent du clair de lune, comme le soutenaient les futuristes ? Les résolutions belliqueuses étaient-elles une tradition à désamorcer par un anarchisme philodadaïste, ou bien un geste juvénile et viril de la jeune génération vis-à-vis du conservatisme catholique, comme prétendaient les futuristes ? Qui étaient les vrais modernes : ceux qui se positionnaient du côté du régionalisme ou du cosmopolitisme ? Du nationalisme ou de l’internationalisme ? De strapaese ou de stracittà, pour décliner le binôme en clé italienne? Une partie du volume dirigé par Th. Hunkeler s’ouvre justement sur cette question : « Quelles traditions pour la modernité ? », en utilisant un pluriel très significatif.

10C’est peut-être en tenant compte de ces contre-pouvoirs que Roxana Vicovanu, contributrice également du volume Poétiques scientifiques dans les revues européennes de la modernité (1900-1940)8(2013), dans son article « Le difficile équilibre du “retour à l’ordre”, du “classicisme moderne” et de l’avant-garde. Le cas de L’Esprit nouveau » traite de « la manière dont l’internationalisme, le nationalisme et les références à la tradition cohabitent dans les pages de cette revue » (p. 237). L’idée de « classicisme » à l’intérieur de L’Esprit nouveau, dont le titre s’ouvre éloquemment à l’innovation, tient selon l’auteur « à l’attachement de ses principaux rédacteurs à une certaine tradition de l’art moderne, par excellence classique et, du moins dans le domaine de la peinture, française » (p. 243). Et il est vrai qu’en lisant la liste des concepts véhiculés par la revue, l’on se dirait dans une posture équilibrée et « puriste », bien loin du carcan futuriste : « raison, ordre, construction, économie, organisme et structure, mais aussi système, sélection, standard, clarté et conscience » (p. 243).

11Les deux articles d’Isabel Violante et de Fabien Dubosson mettent le couteau dans la plaie de la question idéologique sous-entendue, mais pas pour autant escomptée, par le clivage entre avant-gardes et arrière-gardes, en analysant deux auteurs très controversés : Ardengo Soffici et Pierre Drieu la Rochelle. Si I. Violante décline la contraposition entre internationalisme et nationalisme autour d’une étude thématique sur « Les gares cosmopolites d’Ardengo Soffici », elle n’omet pas de souligner la dimension idéologique et manifestaire prise par tout événement ressortissant de la vie civile quotidienne, presque en guise de prétexte – Soffici se sert de la polémique autour de la gare de Florence pour défendre une italianité qui s’oppose à toute autre réalité européenne : « Désormais Paris, avec cette anarchie et cette décadence, est passée à l’arrière-garde de l’esprit » (p. 265), écrit-il en 1922. Et F. Dubosson, dans son article « Pierre Drieu la Rochelle et le surréalisme. Un “avant-gardiste de droite” dans une “arrière-garde de gauche” ? », pointe du doigt une affinité paradoxale, quoique temporaire, entre « l’un des intellectuels français les plus compromis avec le fascisme » (p. 283) et le groupe guidé par Breton, tiraillé tout au plus entre des tendances trotskistes et philostaliniennes.

12Avec une approche cartésienne, il serait sûrement difficile de faire la part de choses, avec autant de positions, de personnalités, d’intérêts individuels et collectifs se rangeant volontairement derrière une étiquette de renouveau, sans avoir défini préalablement une tradition et un passé comme ennemi commun. Cette confusion (surtout pour le chercheur qui doit essayer d’interpréter cette histoire a posteriori) se reflète, au niveau programmatique, également sur le public : les avant-gardes étaient-elles hermétiques, snobs, tournées uniquement vers un public choisi de jeunes intellectuels, ou bien se tournaient-elles vers la masse, comme l’auraient souhaité les idéologies communiste, fasciste ou anarchiste qu’ils fréquentaient de manière plus ou moins discontinue ? Bruno Curatolo, directeur d’un monumental Dictionnaire des revues du xxe siècle (Honoré Champion, 2014), dans son article « Promotion et réception des avant-gardes dans Europe » pose justement la question « de la part de la promotion et celle de la réception » (p. 79), qui se doit d’être formulée avant toute étude sur ces revues, recouvrant une fonction de propagande et de soutien manifeste, même dans le cas de la plus équilibrée revue Europe. Même si l’orientation politique d’Europe était clairement à gauche, « anti-munichoise et anticolonialiste » (p. 78), elle ne sera jamais l’organe de propagande de telle ou telle avant-garde, en préférant garder un certain éclectisme et en adoptant des thématiques transversales de la modernité en général : « l’avant-gardisme est un privilège de la jeunesse » (p. 82) et le paradoxe (« L’association de “populaire” et “avant-garde” est particulièrement intéressante, parce qu’elle ne va pas toujours de soi […] et parce qu’on attend de l’art qu’il joue un rôle social », p. 83).

13Claude Leroy, lauréat du prix de la critique de l’Académie française en 2012 pour son ouvrage Dans l’atelier de Cendrars (Paris, Honoré Champion, 2011), revient, dans son article « Modernité chez Cendrars. L’amour des commencements », sur l’histoire singulière de ce Suisse qui se retrouve en France à faire la propagande pour l’engagement des volontaires dans l’armée française, lors de l’éclat de la Première Guerre mondiale. Mais la parabole de Cendrars est celle d’un « bourlingueur » (Bourlingueur, 1948), qui ne se rendra pas aux diktats militants et militaires des différents groupes et groupuscules. En partant de la citation d’un passage de Mon cœur mis à nu, dans lequel Baudelaire abordait l’idée des « métaphores militaires » et des « littérateurs d’avant-garde », Leroy donne un ordre à l’intriquée question définitoire de l’avant-garde vue par Cendrars : « Les littérateurs d’avant-garde sur lesquels Baudelaire ironise vers 1864 ne sont certes pas ceux qu’on désignera sous ce terme à l’époque des avant-gardes historiques. » (p. 95) Entre Baudelaire et Cendrars, il y a eu le futurisme et l’expérience de la guerre, ce qui a entraîné une redéfinition de la modernité en général :

Entre l’époque de Baudelaire et celle de Cendrars, les « poètes de combat » ont changé d’identité et le domaine de la lutte s’est déplacé du social vers l’esthétique, mais cette transformation n’affecte pas l’essentiel : c’est la métaphore militaire elle-même qui fait l’objet d’un rejet chez les deux poètes. (p. 96)

14C’est après avoir pris ses distances de l’avant-garde et de l’expérience belliqueuse, après avoir évalué le climat d’expulsions surréalistes et l’alignement de ses amis brésiliens aux préceptes de Breton que Cendrars, dans Trop c’est trop (1957), écrit : « La vie est ailleurs, et la modernité ! » (p. 100) Si l’on reprend la question de la posture snob ou populaire des mouvements d’avant-garde, pour Cendrars il n’y a pas de doute possible, comme il l’affirmera après la Deuxième Guerre mondiale, au sujet des nouvelles tendances littéraires promues par Sartre et le cénacle de Saint-Germain-des-Prés (Lotissement du ciel, 1949) :

[…] la suite de ce complexe, de ce malentendu, de ce snobisme, c’est l’Existentialisme, au théâtre et en philosophie, Sartre et tous ces jeunes littérateurs littératurants qui se trémoussent dans les caves de Saint-Germain-des-Prés, qui se situent à la pointe de l’extrême-avant-garde de l’exégèse poétique et qui plongent à rebours et font carrière dans le conformisme, qui ne peuvent vivre qu’en groupe, qu’en bande, à la queue d’un chef d’école car le bifteck prime… (p. 102)

15Claude Leroy conclut son bel article par deux phrases à l’allure poétique qui synthétisent magnifiquement l’expérience de Cendrars vis-à-vis de l’avant-garde :

Quand Modernité passe chez Blaise Cendrars, ce n’est pas en Muse avant-gardiste veillant à maintenir son poète à la pointe de la pointe du combat poétique. Pour cet étrange moderne, l’éloge du profond aujourd’hui n’est rien d’autre qu’un amour des commencements. (p. 107)

Histoire & contre-histoire

16L’un des sujets au centre du présent ouvrage est l’historicisation de l’avant-garde, une étape inscrite dans l’ADN même de l’avant-garde, sans compter que la remise au point historique s’impose dès lors que l’on aborde des sujets avec un intérêt géopolitique, mais également pour apprécier les nuances idéologiques auxquelles se soumet la première moitié du xxe siècle, déchirée entre conflits et autoritarismes. A. Compagnon, dans ses Cinq Paradoxes de la modernité, donne une piste interprétative assez claire pour la définition du positionnement historique de l’avant-garde :

Modernité et avant-garde ne sont pas apparues en même temps. À la fin du xixe siècle, quand la conscience historique du temps s’est généralisée et que la première modernité n’a plus été comprise, modernité et décadence sont devenues synonymes, car l’implication du renouvellement incessant est l’obsolescence subite. Le passage du nouveau au désuet est dès lors instantané. C’est ce destin insupportable que les avant-gardes ont conjuré en se faisant historiques, donnant le mouvement indéfini du nouveau pour un dépassement critique9.

17Sans oublier qu’Antoine Berman, en 1988, publie un essai sur la tradition et la traduction, où il fournit une belle réflexion sur la tradition et ses rapports avec l’historicité : « La traditio renvoie à la manière dont la culture romaine se rapporte à son origine, à ses propres fonds, c’est-à-dire à sa fondation10 » ; et la culture romaine confère un caractère sacré à cet acte de fondation – d’où la perception positive de la traditio. L’historicité insère une variante encombrante, et cependant nécessaire, au sein de la traditio, c’est-à-dire le renouveau :

L’historicité de l’être-dans-le-monde traditionnel peut se définir pour une bonne part par le rôle assez faible qu’y joue la nouveauté. La traditionnalité n’accueille celle-ci que pour autant qu’elle ne menace pas la transmissibilité des formes d’expérience, le rapport à l’origine fondatrice et l’équilibre de la naturalité et de l’artificialité. Or, il est de la nature même de la nouveauté de menacer ces traits11.

18Dans son introduction, Th. Hunkeler pointe du doigt le sectarisme de certains spécialistes (soient-ils historiens ou littéraires), qui se concentrent uniquement sur une avant-garde au détriment d’une autre, ou d’un bassin national prédéfini, obligation qui serait plutôt dictée par des impératifs d’organisation universitaire que par les besoins épistémologiques de l’objet d’étude lui-même :

À lire les nombreuses histoires consacrées à intervalles réguliers à tel ou tel mouvement, à tel ou tel pays, on ne peut s’empêcher de constater que la rivalité qui avait marqué les avant-gardes entre elles n’est pas terminée : bien au contraire, ce sont aujourd’hui les historiens et les critiques, chacun ancré dans son système universitaire, dans sa logique éditoriale ou, de façon plus diffuse, dans ce que Gisèle Sapiro appelle son « moralisme national », qui ont pris la relève pour faire la part (trop) belle à « leur » avant-garde au détriment des mouvements concurrents. (p. 11)

19Tout en partageant les préoccupations de Hunkeler par rapport à la rigueur nécessaire pour le traitement des avant-gardes à une échelle européenne (la pratique plurilingue est presque une obligation, les traductions étant presque inexistantes ; la connaissance historique et géographique est fondamentale pour mieux saisir le franchissement des frontières, etc.), on pourrait également se dire, en toute honnêteté scientifique, que le champ des avant-gardes européennes est tellement vaste et complexe, que même dans un volume qui réunit des contributions de grande qualité, comme celui-ci, on n’arrivera à mobiliser qu’une partie marginale de la bibliographie existante sur le sujet. De notre point de vue, les rivalités entre les factions scientifiques à tendance nationaliste sont au fur et à mesure (et heureusement, dira-t-on) en train de s’estomper, grâce notamment à une présence toujours plus importante de chercheurs avec des connaissances profondes des autres langues, cultures et littératures européennes. Peut-être que le désenchantement idéologique qui s’est produit (et ne s’est pas encore terminé) au niveau de notre société contemporaine a permis une graduelle reprise en main du dossier des avant-gardes d’un point de vue supranational, et ceci pour le plus grand bien de la vérité scientifique et historique.

20Les étiquettes qui ont été collées a posteriori pour couvrir les différents cas de transformisme politique, de caméléonisme littéraire et d’influences refoulées sont en train de céder, sous la poussée de chercheurs qui, dans le monde, mettent en avant le plaisir du texte, la recherche de ses liens avec l’histoire et les sources, en ne mettant pas la main sur une fin souhaitée. Que l’on prenne par exemple la suivante sélection de volumes, qui ont au moins le mérite d’avoir cherché à fédérer les efforts au niveau historique, géographique et linguistico-culturel, pour couvrir le large spectre européen : Les Années folles : les mouvements avant-gardistes européens/The Avant-garde Movements in Europe12 (1981), The Avant-garde Tradition in Literature13 (1982), Les Avant-gardes littéraires au xxe siècle14 (1984), Les Avant-gardes de l’Europe Centrale : 1907-192715(1988), Les Revues d’avant-garde : 1870-1914 : enquête16 (1990), Les Avant-gardes nationales et internationales : libération de la pensée, de l’âme et des instincts par l’avant-garde17(1992), East-European Avant-garde Literature18(1992), L’Europe surréaliste19(1994), European Avant-garde : New Perspectives20(2000), Le Futurisme et les avant-gardes littéraires et artistiques au début du xxe siècle21 (2003), Avant-garde et avant-gardes en Europe22(2005), The European Avant-Garde 1900-194023(2004), Dada circuit total24 (2005), etc.

21C’est dans ce cadre que l’affirmation qui clôt l’introduction de ce volume nous paraît encore plus convaincante : « […] l’histoire des avant-gardes, comme toute histoire peut-être, est impure : dans ses objets ; dans le vocabulaire qu’elle mobilise ; dans les intentions qui l’animent. » (p. 19) En allant au-delà des particularismes, l’histoire des avant-gardes se doit d’être toujours considérée au pluriel, car plurielles sont ses voix, ses langues, ses cultures et ses contraintes sociopolitiques contingentes.

Nationalisme & internationalisme

22La question du nationalisme et de l’internationalisme peut être déclinée dans le présent volume selon une approche géographique basée sur l’idée, plutôt diachronique, des passages, transitions et contaminations, et de perméabilité et porosité ; mais également, du point de vue plutôt synchronique de la centralité et de la périphérie, ce qui n’est pas sans rappeler la théorie des polysystèmes d’Itamar Even-Zohar. Dans sa deuxième version de la théorie (1990), Even-Zohar définit des « systèmes dynamiques », fondés sur des ensembles d’éléments ou fonctions qui constituent des sortes de systèmes alternatifs ou concurrents25. Cette organisation dynamique, où des ensembles périphériques peuvent devenir centraux et vice-versa, est à même de refléter également ce qui se passe au niveau de ce moment d’effervescence dans la création des avant-gardes au début du xxe siècle. Au fond, ne pourrait-on pas lire le chemin décrit par W. Asholt de « Dada de Zurich à Paris », comme un mouvement de la périphérie vers le centre, en quête de la « canonisation » pour son mouvement ? Asholt souligne sans hésitation cet aspect, en ayant recours également au témoignage de Huelsenbeck :

[…] avec le déménagement de Dada et de Tzara à Paris, celui-ci instrumentalise le dadaïsme encore plus : « Tzara comprenait immédiatement qu’il fallait transformer la revue Littérature en Dada […] il se laissait introniser, sacrer et nommer pape du mouvement dadaïste international. » (p. 29)

23Ce chemin de la périphérie vers le centre ne s’est pas fait sans avoir créé une série de foyers périphériques, tant et si bien qu’Asholt commente significativement le poème de Tzara « La Femme damnée », où la question du centre et du décentrement revient sans cesse : « Un décentrement naissant de la multiplication des centres, qui met en question la conception même de centre » (p. 35).

24On peut également encadrer dans cette dynamique l’article de W. Marx, « Le modernisme entre internationalisme et nationalisme. T.S. Eliot : Paris aller-retour », où est décrit l’itinéraire de T.S. Eliot vers le centre littéraire du monde, Paris : « Au xxe siècle, en effet, Paris est restée “la capitale de l’univers littéraire, la ville dotée du plus grand prestige littéraire du monde” : elle est, par excellence, la “ville-littérature” » (p. 39) écrit W. Marx en reprenant les affirmations de Pascale Casanova. Le centre influence la périphérie, mais il sait la modifier à tel point qu’elle peut devenir à son tour centrale. Voici une synthèse magistrale pour décrire un phénomène d’emprunts, de vases communicants et de canonisations au niveau d’une argumentation qui rapproche centre et périphérie, nationalisme et internationalisme :

[…] ce sont les influences internationales subies par Eliot qui le déterminèrent à renationaliser son activité littéraire. C’est le modèle nationaliste français que le poète chercha à recréer, mutatis mutandis, dans sa nouvelle patrie d’adoption, l’Angleterre.
Eliot arriva à Paris en symboliste attardé ; il repartit aux États-Unis et s’installa en Angleterre en moderniste. (p. 47)

25Hubert Van den Berg consacre un très long article à la revue allemande Der Sturm, qu’il définit, dès le titre qui ouvre son titre, comme « Une revue et une galerie berlinoise d’avant-garde entre internationalisme et nationalisme ». En s’appuyant sur une documentation bien détaillée, Van den Berg souligne le paradoxe de cette revue qui se voulait internationaliste, mais qui, dans la réalité, avait un soutien nationaliste bien marqué :

[…] il y a un paradoxe qui demeure beaucoup moins connu, et qui réside dans le fait que Der Sturm s’engagea dans des entreprises à caractère résolument nationaliste durant la Première Guerre mondiale. (p. 49)

26Et Laurent Jenny, dans « Entre fonctionnalisme et surréalisme. L’Internationale lettriste », décrit les circonstances épistémologiques qui mènent, après la Deuxième Guerre mondiale, à l’Internationale lettriste, lorsque ses membres ne s’étaient pas encore proclamés des Situationnistes :

La fondation de l’Internationale situationniste en 1957 voit en effet la fusion de deux cultures, incarnées par les figures respectives d’Asger Jorn […] et de Guy Debord […]. Les maîtres qu’ils entendent dialectiquement dépasser sont à la fois des architectes et des poètes : Le Corbusier d’une part, André Breton […] d’autre part. (p. 109)

27En choisissant un titre qui constitue à lui seul une sorte d’efficace résumé de son article, « “En Flandre, les révolutionnaires qui ne sont pas des nationalistes flamands sont bien rares”. Quelques remarques sur le nationalisme, l’internationalisme et l’activisme dans l’avant-garde flamande après la Grande Guerre », Geert Buelens présente la situation de l’avant-garde flamande, spécialement significative pour l’interaction entre les poussées nationalistes et internationalistes. Buelens a recours à une bibliographie critique bien étoffée, bien assortie et peu exploitée dans les études francophones sur la modernité : Renato Poggioli, Peter Bürger, Matei Calinescu, Mary-Ann Caws, Donald Egbert, Janet Lyon et bien d’autres. Il faut saluer ce choix qui projette sur la scène internationale également un champ théorique sur l’avant-garde véritablement cosmopolite.

28Le parcours européen du volume dirigé par Th. Hunkeler est très vaste, et touche également la production danoise (Sylvain Briens, « La Renaissance gothique et Le grand voyage de Johannes V. Jensen. Fantasmagorie cosmopolite et historiographie nationale aux origines de l’avant-garde danoise »), serbe (Jens Herlth, « “Tout cela donc sans aucune prétention” Miloš Crnjanski, la nation et l’avant-garde serbe »), et roumaine (Ion Pop, « Offensives et défensives de l’avant-garde roumaine », Ioana Both, « Comment peut-on être roumain ? Brève histoire de la réception critique des avant-gardes roumaines, en Roumanie », Adriana Copaciu, « Les revues roumaines d’avant-garde à la recherche d’un nouvel espace de parole » et Adrian Tudurachi, « Le stéréotype ethnique dans la littérature roumaine d’avant-garde et les dérives de l’internationalisme »). Les quatre interventions consacrées à l’avant-garde roumaine témoignent de l’intérêt toujours croissant parmi les chercheurs pour la découverte et la promotion de la foisonnante production en Roumanie, dont la reconnaissance a été retardée par une politique hostile. On soulignera en ces lieux le travail de pionnier accompli par Ion Pop, infatigable disséminateur à l’échelle européenne et bien au-delà de la littérature de la modernité roumaine. C’est par ses mots pensés pour l’avant-garde roumaine, mais valables également pour les autres, que nous terminons les présentes observations de lecture :

[…] l’avant-garde s’était transformée pour longtemps en arrière-garde, ses offensives vaillantes d’autrefois étaient devenues les pires expressions d’une défensive graduelle, pour finir par une défaite douloureuse et honteuse. Et, en fin de compte, par une leçon amère sur les risques de l’engagement, les yeux fermés, au service de toute idéologie. (p. 176)

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