Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Mai-juin-juillet 2015 (volume 16, numéro 5)
titre article
Adeline Wrona

Les clubs des cinq : Zola & la sociabilité littéraire à l’âge du naturalisme

Alain Pagès, Zola et le groupe de Médan. Histoire d’un cercle littéraire, Paris : Perrin, 2014, 479 p., EAN 9782262033712.

1« Quels sont les rapports dans l’institution entre le “leader” qu’est Zola et le groupe, l’école qui se reconnaît en lui ? » : telle était la question programmatique posée par Jacques Dubois lors du colloque de Cerisy‑la‑Salle consacré, en juillet 1976, au naturalisme1. La réponse à cette interrogation vient d’être apportée, à quarante ans de distance, dans le dernier ouvrage signé par Alain Pagès aux éditions Perrin, Zola et le groupe de Médan. Histoire d’un cercle littéraire.

2Des amitiés de jeunesse aux hommages post‑mortem, des batailles menées à Médan jusqu’à la création, au tournant du xxe siècle, des sociétés d’amis d’écrivains et autres jurys de prix littéraires, c’est ici, par le prisme du cas zolien, un demi‑siècle de vie littéraire qui est soumis à nouvel éclairage. Enrichie par une somme impressionnante de documents de tous ordres (correspondances, articles de presse, textes autobiographiques, tableaux et autres sources iconographiques), l’enquête menée par A. Pagès apporte de façon définitive la preuve que, pour les écrivains naturalistes, la création littéraire se conçoit comme une entreprise collective. « Ce que Zola redoute le plus », note‑t‑il dans les premières pages de l’ouvrage, « c’est la solitude » : « loin d’en faire la condition de la création intellectuelle, il la considère au contraire comme le signe d’un échec » (p. 32).

3« Groupes », « salons », « clubs » (qui fonctionnent curieusement par cinq — les 5 de Médan succédant aux 5 écrivains se réunissant chez Flaubert, avant les 5 signatures cruelles du manifeste contre la Terre), « cénacles », « générations », voire « armée » (« voici l’armée nouvelle en train de se former » consigne Edmond de Goncourt en évoquant, le 16 avril 1877, le premier dîner Trapp) : autant de formulations pour saisir ce que la vie du lettré doit aux moments de combats partagés. À tel point que ce parcours minutieux et d’une inégalable érudition pourrait être assimilé à une série de stations sociables dans la passion littéraire.

L’entrée dans la vie littéraire : scénarios d’intégration

4Les premiers chapitres de l’ouvrage saisissent les représentants de la première génération naturaliste — Zola, Marius Roux, Maupassant, à qui il faut ajouter Paul Cézanne et Paul Alexis — dans leurs débuts littéraires. Se faire connaître, trouver sa place, devenir un nom, supposent des formes de collaboration particulièrement inventives.

5 Cela passe bien sûr par la presse ; Zola, on le sait, fait ses débuts dans le journalisme grâce aux relations acquises lors de son premier emploi chez l’éditeur Hachette. Les pages des quotidiens offrent d’abord ce terrain d’exercice où, comme l’écrit souvent l’auteur des Rougon‑Macquart, tout jeune écrivain doit « bronzer sa plume » ; mais c’est aussi l’espace idéal pour organiser un système de promotion réciproque. À la parution de La Confession de Claude, premier livre publié par Zola, en 1865, Marius Roux s’empresse de proposer une critique pour Le Mémorial d’Aix ; l’éloge enthousiaste devient profession de foi générationnelle :

Nous sommes ici une masse d’Aixois, tous anciens camarades de collège, tous liés d’une bonne et franche amitié ; nous ne savons pas au juste ce que l’avenir nous garde, mais en attendant nous travaillons, nous luttons. (p. 48)

6Tenir une rubrique critique dans la presse, c’est donc donner forme aux affinités collectives, travailler pour sa propre notoriété mais faire vivre aussi le groupe en lui donnant chair médiatiquement. Quand l’un est dans la place, il s’efforce de faire entrer les autres, car ce seront autant de plumes qui se soutiendront mutuellement ; et si cela ne suffit pas, alors libre à chacun de tenter sa chance en créant son propre titre. Le jeune Paul Alexis, de sept ans le cadet de Zola, et l’un de ses plus fervents admirateurs, se fait connaître en créant un premier journal éphémère : Le Grognon provençal. Initiative de peu de durée, mais qui lui permet de se rendre visible aux yeux de son maître : c’est avec Marius Roux, alors journaliste au Petit Journal, et Zola lui‑même, qui le reçoit chez lui, à Paris, qu’il manigance un second coup de force médiatique — une série de « faux » poétiques, que les trois écrivains complices font passer pour des inédits signés Baudelaire. Aux lecteurs respectables du Gaulois — quotidien conservateur où Zola a publié ces textes — le romancier présente toutes ses excuses, non sans en profiter pour faire l’éloge de ce poète encore inconnu, « un garçon dont le jeune talent [lui] est très sympathique », et qui est l’auteur véritable de la supercherie : « Il a vingt ans, il rime comme on chante à cet âge, sans songer à mal » (p. 75).

7Plus tard, Paul Alexis dérivera de l’œuvre zolienne un autre projet de journal (Le Trublot. Torchon hebdomadaire à Dédèle, feuille satirique empruntant titre et sous‑titre aux personnages de Pot‑Bouille), dont les quatre numéros parus tentent de compenser l’échec cuisant, et collectif, du projet de Comédie humaine version périodique : en 1880, Zola avait confié à ceux qu’A. Pagès appelle « la nouvelle vague naturaliste » le soin de créer l’organe de presse du mouvement naturaliste. Huysmans, Henry Céard, Paul Alexis et Léon Hennique s’attellent à l’entreprise, qui n’aboutira pas, faute de soutien financier (p. 246).

8L’ouvrage d’A. Pagès propose un recensement particulièrement riche de ces « dons contre dons » qui font de la critique littéraire le lieu d’expression d’affinités tant esthétiques qu’amicales : les plus célèbres exemples sont bien sûr les articles de Zola sur Germinie Lacerteux (Le Salut public, 1865), ou sur L’Éducation sentimentale (La Tribune, 1869) — deux textes qui lui ouvriront la porte de ces maîtres admirés que sont alors pour lui les Goncourt et Flaubert. Mais il faut penser aussi à Maupassant brossant le portrait, en juin 1880, de Zola dans sa maison de Médan, pour Le Gaulois (p. 189), ou bien encore à Huysmans, qui trace avec complaisance le tableau familier et chaleureux des dîners orchestrés par Alexandrine, l’épouse du romancier : « nulle contrainte, nulle gêne, faites comme bon vous semblera, causez, buvez, riez à bouche débridée et à cœur ouvert », aurait eu coutume de dire la maîtresse de maison, mise en récit dans un article publié par le journal L’Actualité, au printemps 1877.

9Commencer dans les lettres, c’est aussi, nous apprend ce livre, adresser ses premières œuvres aux bons lecteurs : les écrivains naturalistes déploient toute une stratégie de la dédicace, geste de communication efficace car associant le nom de l’auteur à ceux de ses alliés et complices. « Vous avez connu, mes amis », écrit Zola en ouverture de son premier ouvrage publié, La Confession de Claude, « le misérable enfant dont je publie aujourd’hui les lettres » : cette dédicace à Baptistin Baille et Paul Cézanne scelle une génération artistique. Le roman publié par Marius Roux en 1877, Eugénie Lamour, est dédié « à la table du Bœuf nature », ce qui, souligne Zola dans le journal hebdomadaire Le Sémaphore de Marseille, « contient toute une profession de foi », tant ce rendez‑vous des lettres est « le drapeau du naturalisme, la revendication du vrai dans les arts et dans les lettres » (p. 204). Enfin Hennique dédie pour sa part La Dévouée, « roman naturaliste » à « ses frères d’armes, Henry Céard et J. K. Huysmans ».

Formes de la création collaborative : l’atelier naturaliste

10« L’histoire d’un cercle littéraire » entreprise ici suppose la mise au jour des formes possibles prises par une création qu’on pourrait désigner, anachroniquement, comme collaborative. On a coutume d’associer à la « civilisation du journal » l’expansion, après la monarchie de Juillet, des modes d’écriture collective. À suivre A. Pagès dans sa vaste exploration de la vie artistique au temps du naturalisme, on constate que nombreuses sont les pratiques de co‑création, en dehors même du contexte médiatique, et au‑delà du domaine strictement littéraire. On est frappé, à cette lecture, de constater à quel point la réalité quotidienne de la production artistique s’éloigne des représentations canoniques associant excellence et « régime de singularité ».

11À tel point qu’on est tenté de penser que c’est l’esthétique naturaliste elle‑même qui, par son ambition documentaire, favorise les formes de coopération : on voit, dans Zola et le groupe de Médan, Maupassant diligenté par Flaubert pour préparer la documentation de Bouvard et Pécuchet, au moment même où Céard cherche dans tout Paris des cadavres de varioliques : il s’agit de fournir à l’auteur des Rougon‑Macquart de quoi rédiger la fin de Nana. Bien sûr, si les recherches n’aboutissent pas, comme c’est le cas dans ce dernier exemple, le romancier reprend la plume et son imagination comble les lacunes documentaires : « Ne cherchez pas davantage un masque de variolique », écrit Zola à Henry Céard le 7 janvier 1880, « mon siège est fait, et j’en suis si content que je ne le corrigerais pas, même sur des documents exacts » (p. 201).

12Autre forme de collaboration : celle qui assure la métamorphose du roman en pièce de théâtre, et qui suppose l’entrée en scène du « carcassier ». L’appui d’un dramaturge professionnel, tel William Busnach qui adapte avec Gastineau L’Assommoir en 1879, est évidemment précieux, comme en témoigne l’immense succès remporté par le spectacle donné à l’Ambigu (plus de cent représentations). Mais la jeune génération des naturalistes se plie aussi volontiers à l’exercice, qui leur vaut la faveur des maîtres : Hennique et Céard travaillent à l’adaptation de La Conquête de Plassans, qui devient L’Abbé Faujas, et Hennique seul réitère lors de la création, au Théâtre libre d’Antoine, en 1887, de Jacques Damour, pièce en un acte.

13Si ces coopérations restent plus ou moins dans l’ombre, elles peuvent aussi donner naissance à des ouvrages collectifs, qui font manifeste : A. Pagès renouvelle l’histoire des circonstances ayant présidé à la publication des Soirées de Médan (le choix du titre, la nature générationnelle de l’expérience militaire). Acte de naissance de l’école naturaliste, le recueil paru en 1880 matérialise des affinités littéraires bien antérieures. Ce volume, qui fera « percer » Maupassant, capitalise sur la logique du collectif : « Le mois de mars nous verra tous apparaître ensemble », claironne Henry Céard dans une lettre de janvier 1880, « Zola, Maupassant, Huysmans, votre serviteur, Hennique et Alexis, réunis en un volume de nouvelles sur la guerre » (p. 197). « L’extrême gauche de l’encrier vient de se constituer d’une façon définitive », note non sans malveillance un journaliste du Gil Blas.

14Signer à plusieurs mains des textes, fictionnels ou non, constitue l’un des marqueurs forts de l’âge naturaliste, qui se lit volontiers en termes générationnels. En faire l’histoire suppose donc de dresser, comme le fait A. Pagès, le panorama de ces formes de co‑écriture : de la préface aux pétitions (le « Manifeste des 5 » contre La Terre en 1887, ou la pétition publiée dans Le Figaro en 1889 qui apporte le soutien de cinquante‑quatre écrivains à Lucien Descaves, poursuivi devant la justice pour Les Sous‑Off, avant le grand Livre d’hommage des lettres françaises, dédié à Zola en juillet 1898), il semble que le naturalisme, bien avant la naissance du terme au moment de l’Affaire Dreyfus, prépare l’apparition de ce nouvel acteur de la vie culturelle qu’on appellera bientôt « l’intellectuel ».

15Enfin, les collaborations artistiques au temps du naturalisme vont au‑delà du champ littéraire : nombreuses sont les formes prises par la « croisée des arts » dans la vie quotidienne des écrivains naturalistes. Les romanciers fréquentent assidûment les ateliers des peintres, que ce soit pour leur servir de modèle (Zola pose pour Cézanne, avant d’être représenté en pied dans le fameux portrait de Manet), pour solliciter l’illustration de leurs œuvres (Renoir illustre Nana), ou pour y répéter des pièces de théâtre avant représentation, à la façon de Maupassant, qui « teste » chez deux peintres successifs, Becker et Leloir, l’effet produit par À la Feuille de rose, blague érotique, sur le public restreint mais exigeant des aînés naturalistes.

Scènes de la vie sociable

16Tour à tour spectateur et acteur, convive et hôte, dédicataire et auteur, l’écrivain naturaliste affiche aux yeux du public une vie littéraire constamment sociable, jusque dans les moments de rupture de ban ou de scissions internes. L’ouvrage d’A. Pagès détaille la grammaire de ce quotidien partagé, qu’il s’agisse du seul Zola — dont l’emploi du temps fait alterner chaque jour, selon une régularité dont le bureau de Médan porte le mot d’ordre (Nulla dies sine linea), le temps de la création solitaire, et celui de l’écriture collective (correspondance, articles de presse) — ou bien de l’ensemble de ces trois générations qui ont vécu le « long » naturalisme.

17Cela commence par l’envoi aux aînés des premières œuvres publiées (ainsi Zola adresse‑t‑il à Flaubert La Curée, « comme carte de visite »), se poursuit dans des brasseries, restaurants, bals, salles de théâtre ; cela passe par des réunions chez les uns et les autres — assez ritualisées toutefois pour que le public en ait vent —, dimanches de Flaubert, salon de l’éditeur Charpentier, soirées de Médan, grenier d’Auteuil, sans oublier les « visites au grand écrivain », lieu de mémoire éminemment médiagénique ; et cela finit par des hommages célébrés en groupe, dont les journaux rendent compte avec force détails. On savait quelle émotion avait étreint les amis de Flaubert lors de sa disparition brutale, en 1880 : Maupassant transmettant la nouvelle, Zola parlant d’un « coup de foudre », tous prenant le train trois jours après le décès pour les obsèques en Normandie, où se pressent les journalistes. On connaissait aussi la dimension politique prise par l’enterrement de Zola, marqué par les cris de mineurs scandant « Germinal », et surtout, nous rappelle A. Pagès, par l’importante manifestation dreyfusarde organisée à l’initiative de la Ligue des droits de l’homme.

18On ne savait pas, en revanche, à quel point l’amitié avait parfois survécu aux brouilles ou à la mort : l’ouvrage révèle ainsi l’émotion qui saisit Paul Cézanne lors de l’inauguration, en 1906, d’un buste en hommage à Zola dans la Bibliothèque Méjanes d’Aix‑en‑Provence. L’évocation des sanglots du peintre, « grand vieillard aux cheveux blancs brisé par l’émotion » remet en cause l’idée d’une rupture entre Cézanne et le romancier, postérieure à la publication de L’Œuvre, et déjà battue en brèche par la découverte, en 2013, d’un courrier inédit mis en vente chez Sotheby’s2. Au‑delà des hommages individuels, le naturalisme se consolide dans l’institution de rituels collectifs, du pèlerinage de Médan à la fondation de l’Académie Goncourt, prévue dans le testament d’Edmond, toutes initiatives qui font, écrit joliment A. Pagès, du naturalisme « un mythe pour l’avenir ».


***

19Reste une question, au terme de cette plongée dans les salons, les cabinets d’écriture et les salles à manger de trois générations d’écrivains : doit‑on voir, dans cette singulière sociabilité des naturalistes, le fait d’une alchimie affective, liée à la personnalité et au charisme des maîtres, en particulier d’Émile Zola ? Ou bien peut‑on déceler, derrière ces stratégies de groupes, les effets d’un contexte médiatique particulier, qui impose un nouvel ordre de publicité, et déplace les frontières entre vie publique et vie privée ? « Homme le plus interviewé de France » : c’est ainsi qu’on présentait Zola dans la presse en 18953 ; et telle est aussi peut-être la condition qui fait d’un grand écrivain, au tournant du xxe siècle, un véritable chef d’école.