Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Décembre 2014 (volume 15, numéro 10)
titre article
Denis Ramond

Minimal à fond

Ruwen Ogien, L’État nous rend-il meilleurs ? Essai sur la liberté politique, Paris : Gallimard, coll. « Folio essais », 2013, 332 p., EAN 9782070451913.

1Au cours d’une œuvre déjà considérable, le philosophe Ruwen Ogien a abordé des matières diverses : l’ethnologie, la philosophie des sciences humaines, la philosophie morale et la philosophie politique. La plupart de ses derniers ouvrages, qui lui ont d’ailleurs amené une certaine notoriété médiatique, avaient cependant pour point commun de dénoncer le moralisme et le paternalisme d’État en matière de libertés individuelles, au nom d’une théorie morale désormais associée à son nom : l’« éthique minimale ». Celle‑ci peut être brièvement résumée en trois principes : l’impératif de ne pas nuire délibérément à autrui, le principe d’indifférence morale du rapport à soi (car la morale selon R. Ogien ne concerne que les rapports que l’on entretient avec les autres), et le principe d’égale considération de la voix et des revendications de chacun, qui consiste à ne pas rejeter a priori des revendications sous prétexte que ceux qui les formulent seraient incapables de voir leur propre intérêt1.

2Au nom de cette « éthique minimale », R. Ogien a dénoncé l’intervention de l’État en matière de mœurs : l’interdiction de l’euthanasie, de la vente d’organes et des « mères porteuses », la répression de la prostitution et de la pornographie en sont quelques exemples. Il critiquait, pour chaque cas, les fondements de ces législations (justifications infondées, « panique morale » et constats empiriques douteux) et ses effets désastreux sur les libertés individuelles, soumises à une intervention étatique disproportionnée. Son approche était par conséquent essentiellement critique, et ne nécessitait pas de théorie particulière de la liberté.

3Or le projet central de L’État nous rend-il meilleurs ? est la construction d’une théorie de la liberté politique qui puisse soutenir les libertés individuelles et l’égalité sociale. Pourquoi ?

4R. Ogien part d’un constat : il estime que la « morale » n’est pas seulement instrumentalisée, par les autorités, à des fins répressives pour les libertés individuelles dans le domaine des mœurs. Elle sert également, selon lui, à légitimer les inégalités économiques et sociales en les présentant comme la conséquence de comportements individuels moralement défectueux (lorsque la pauvreté est justifiée, plus ou moins explicitement, par la « paresse » ou l’« imprudence » des plus démunis). R. Ogien parle à ce sujet d’une nouvelle « guerre aux pauvres » :

La tendance à donner une justification morale aux inégalités économiques ressemble […] à un nouvel épisode de la guerre intellectuelle menée contre les pauvres dans les sociétés démocratiques où l’idéologie officielle affirme que chacun possède une chance égale de s’en sortir, s’il veut bien s’en donner la peine. (p. 171)

5La morale est ainsi instrumentalisée selon lui en faveur de l’intervention de l’État en matière de mœurs et contre son intervention dans la redistribution des richesses et la réduction des inégalités. Cet usage de la morale dessine le « conservatisme », idéologie que l’auteur estime dominante, malgré l’arrivée de la gauche au pouvoir et la légalisation du mariage pour les homosexuels. Le gouvernement est bien trop complaisant à l’égard du libéralisme économique et bien trop timorée dans le domaine des mœurs, selon R. Ogien, pour que l’on puisse diagnostiquer la victoire des progressistes contre la pensée conservatrice.

6L’auteur s’attaque dans cet ouvrage à l’usage conservateur de la morale, en dévoilant ses fondements conceptuels fragiles et ses implications liberticides. Car selon lui une véritable réflexion morale (ou éthique, les termes sont chez lui interchangeables) devrait mener à des conclusions exactement opposées : la permissivité dans le domaine des mœurs et le volontarisme contre les inégalités économiques. Ce serait là un usage « progressiste » de la réflexion morale appliquée à la politique. Mais si R. Ogien est déjà bien armé conceptuellement pour lutter contre l’intervention de l’État dans le domaine des mœurs, ses ouvrages précédents ne donnaient pas de justifications constructives à l’intervention de l’État dans le domaine économique.

7L’État nous rend-il meilleurs ? entend combler ce manque en proposant une théorie de la liberté « négative » qui puisse justifier la permissivité morale et la lutte contre les inégalités. La question du titre est bien entendu en trompe-l’œil. La question n’est pas de savoir si l’État nous rend meilleurs, mais s’il le doit. Pour l’auteur, la réponse est un « non » sans ambigüités. Mais rien ne s’oppose à ce que l’État nous rende moins pauvres !

8Si l’ouvrage est découpé en deux grandes parties, on peut en réalité en percevoir trois : la première, qui est aussi la plus longue, développe une théorie de la liberté politique de nature à soutenir un « espace de permissivité » (p. 69). Dans le chapitre suivant, d’une quarantaine de pages, R. Ogien tente de démontrer que les tentatives de justifier « moralement » les inégalités économiques sont mal fondées. L’ouvrage s’achève sur une série de « cas pratiques » (par exemple la prostitution, l’euthanasie, la morale à l’école et l’immigration) dans lesquels l’auteur expose la manière dont le conservatisme instrumentalise la morale et indique quelques ripostes conceptuelles.

9Le livre développe principalement deux thèses. D’abord, la liberté « négative », inspirée du philosophe Isaiah Berlin, est la théorie la plus apte à fonder l’« espace de permissivité » que souhaite R. Ogien. Ensuite, la tendance à justifier « moralement » les inégalités économiques repose sur un usage confus du concept de « responsabilité », qui a pour conséquence du culpabiliser, sans bonnes raisons conceptuelles, les plus démunis. R. Ogien peut donc conclure que la permissivité morale et la lutte contre les inégalités économiques reposent sur des arguments solides.

10Dans la mesure où les « cas pratiques » ont fait déjà été l’objet d’ouvrages et de publications de R. Ogien, je me concentrerai sur sa théorie de la liberté et sur ses thèses sur les inégalités. Puis j’indiquerai quelques pistes de discussion.

La liberté négative revisitée

11R. Ogien développe dans cet « essai sur la liberté politique » une théorie de la liberté « libertaire pour les mœurs, et égalitaire du point de vue économique et social » (p. 28).

12L’auteur place sa théorie de la liberté sous l’angle normatif, c'est-à-dire qu’il se demande quelle est la forme de liberté la plus désirable, la plus souhaitable dans nos sociétés. On peut bien sûr aborder la question de la liberté sous un angle métaphysique — en se demandant, par exemple, si nous possédons un libre-arbitre. Mais ce n’est pas la préoccupation de R. Ogien, qui recherche simplement une théorie de la liberté qui serait, philosophiquement et politiquement, préférable aux autres.

13Dans un article fameux paru en 1958, revu en 1969 et maintes fois cité, Isaiah Berlin opposait ce qu’il appelait la liberté négative et la liberté positive2. Quoique cette opposition ait souvent été contestée, R. Ogien voit dans ces deux conceptions les meilleures « candidates » au titre de théorie de la liberté. En quoi consistent-elles ? La liberté négative se définit, comme son nom l’indique, de manière négative : comme l’absence d’interférence extérieure qui vienne contrecarrer mes désirs et mes projets. Dans ce cadre, des lois peuvent être utiles, justifiées, elles n’en représentent pas moins une limitation de la liberté. La liberté positive est plus exigeante : elle ne se définit pas par l’absence d’obstacles extérieurs, mais par la capacité de chacun d’être son propre maître. Elle implique le contrôle des désirs et le perfectionnement de soi. Comme l’écrit justement Charles Taylor, la liberté négative est un « concept de possibilité » désignant un simple espace de non-interférence ; tandis que la liberté positive est un « concept d’accomplissement », où chacun doit être capable de donner forme à sa propre vie3. En général, la liberté négative est associée à la pensée libérale (de Hobbes, Locke et Mill), la liberté positive à Rousseau et à l’hégélianisme. Mais comme l’indique avec raison l’auteur, de telles distributions sont toujours sujettes à caution, aussi use-t-il de la distinction pour ses vertus analytiques, et non dans une perspective d’historien des idées.

14« Dans ce livre, je prends parti contre la conception positive de la liberté » (p. 20), écrit R. Ogien. La démonstration consistera à montrer pourquoi la conception positive de la liberté (défendue en particulier par Charles Taylor) est à la fois contestable philosophiquement et politiquement. C’est, pourrait-on dire, une défense négative de la liberté négative.

15La liberté négative se heurte généralement à trois grands types d’objections.

16D’abord, le « paradoxe du désir » : si la liberté consiste à ne pas être frustré dans ses désirs, alors le meilleur moyen d’être libre serait de n’avoir aucun désir, ni aucune volonté ! L’hypothèse est crédible d’un point de vue existentiel, mais ce n’est pas vraiment ce que l’on attend d’une théorie politique de la liberté. Prenant l’objection au sérieux, R. Ogien remplace par le critère subjectif de la possibilité de réaliser ses désirs le critère objectif des choix et des possibilités qui s’offrent à nous, ce qu’il nomme un « espace de permissivité » (p. 69). Par exemple, l’État porte atteinte à la liberté négative des gens de même sexe lorsqu’il leur interdit de se marier, même s’ils n’ont aucune envie de le faire.

17La seconde objection que l’on pourrait faire à la liberté négative est son incapacité à soutenir les droits-créances aussi bien que les libertés individuelles. En effet, si la liberté négative semble efficace pour protéger les individus contre l’intervention de l’État en matière de mœurs, on voit mal comment elle pourrait soutenir, par exemple, un droit à l’éducation ou à la santé. Mais cette association entre droits et liberté est une mauvaise manière, selon R. Ogien, de poser le problème, car la liberté négative ne sert pas à fonder des droits. Ceux-ci sont simplement des revendications jugées légitimes à un certain moment dans une société. En ce sens, il n’y a pas de différence décisive entre les droits-libertés » (par exemple la liberté d’expression) et les « droits-créances » (par exemple le droit à l’éducation) : les deux expriment le souhait minimal de pouvoir mener une vie décente (p. 61). Le rôle de la liberté négative ici « consiste à ce que personne n’y porte atteinte, rien de plus » (p. 60) ; ou à élargir des droits existants à ceux qui en sont privés (par exemple le droit au mariage pour les homosexuels, ou le droit de vote pour les étrangers).

18La troisième objection est formulée par Charles Taylor : « Celui qui est entravé par des obstacles internes n’est pas libre4 ». Il est vrai que la liberté négative ne prend en compte que les obstacles externes à la liberté ; or les tenants de la liberté positive (en particulier Charles Taylor) lui reprochent de négliger des entraves considérables à la liberté telle que nous l’envisageons généralement : les désirs incontrôlés, les illusions, ou encore les addictions. On pourrait répondre que le concept de libre-arbitre, ou la question de savoir à partir de quel moment nous sommes authentiquement libres est une question métaphysique que la liberté négative permet de laisser de côté. Mais R. Ogien insiste davantage sur l’aspect politiquement douteux de cette idée. Le risque, lorsqu’on élève en permanence le seuil à partir duquel on peut être considéré comme « vraiment libre » (ce que R. Ogien nomme « l’escalade normative », p. 54), c’est de confier aux autorités toutes sortes de moyens coercitifs pour rendre plus libres ceux qui ne parviennent pas à réaliser une certaine idée de l’excellence humaine. Sans aller jusqu’à parler d’un État tyrannique, la liberté positive nous expose au paternalisme, attitude qui consiste à améliorer et « libérer » les gens sans leur demander leur avis (p. 56).

19Nous avons donc de bonnes raisons, selon R. Ogien, de préférer la liberté « négative » à sa concurrente. Mais il faut pour cela lui faire subir une épreuve supplémentaire.

Dominés & indésirables

20Le philosophe Philip Pettit a adressé dans son ouvrage Républicanisme une autre objection à la liberté négative5. Cette dernière se concentre exclusivement sur les interférences effectives à la liberté : je suis libre jusqu’à ce que je rencontre un obstacle. Mais cette théorie néglige les ingérences potentielles. Or celles‑ci sont tout à fait envisageables : imaginons un esclave soumis à un maître bienveillant, ou paresseux ; imaginons un peuple soumis à un despote éclairé. Sont-ils libres pour autant ? Non, car même s’ils jouissent d’une certaine marge de manœuvre, ils sont à la merci d’un maître, donc à la merci de sa domination. Cette domination, relève R. Ogien, est bien comprise lorsqu’on la conçoit comme une domination statutaire : celle du maître sur son esclave, celle du despote sur ses sujets. La théorie de la liberté comme non-domination que développe Philip Pettit, d’inspiration républicaine, insiste davantage que la liberté négative, d’inspiration libérale — et donc centrée sur la figure de l’État —, sur les phénomènes de domination internes à la société civile (en particulier les relations socio-économiques). Elle soulève également le paradoxe suivant lequel la liberté négative est compatible avec une société non démocratique, du moment que ses dirigeants se montrent bienveillants.

21R. Ogien reconnaît le bien-fondé des remarques de Pettit, mais formule quelques réserves à leur égard. La théorie de Philip Pettit est dirigée contre la domination, que R. Ogien définit comme exploitation et asservissement (p. 93). Or il existe certaines catégories de la population, y compris dans les sociétés modernes et démocratiques, que l’on ne cherche pas à asservir, ni à manipuler, mais dont on cherche tout simplement à se débarrasser : ce sont les « indésirables ». On peut penser, par exemple, aux protestants sous l’Ancien Régime, mais aussi, dans les sociétés modernes, aux nomades ou aux immigrés sans-papiers. Il est évident ici que R. Ogien entend compléter une conception républicaine de la liberté qui, trop centrée sur la communauté nationale, ne porte pas suffisamment attention au sort que l’on réserve aux étrangers. C’est pourquoi toute théorie de la liberté devrait, selon lui, être sensible aux phénomènes de persécution et d’élimination.

22R. Ogien plaide ainsi pour une version de la liberté négative complétée par le refus de la domination, mais aussi de la persécution et de l’élimination.

À qui la faute ? Inégalités & responsabilité

23L’effort de l’auteur va ensuite porter, plus positivement, sur la justification de l’interventionnisme en matière économique et sociale. Il va ainsi tenter de démontrer que « les inégalités économiques n’ont aucun sens moral » (c’est le titre de la seconde partie de l’ouvrage). Cette hypothèse appelle une précision.

24Que signifie le fait de donner aux inégalités un « sens moral » ? Ce n’est pas une expression familière. On peut éventuellement parler d’inégalités « justes » ou « injustes », mais on évoque rarement la « moralité » ou l’« immoralité » de ces inégalités. Si R. Ogien évite de parler de « justice », c’est parce qu’il pense, à juste titre, que les inégalités peuvent être parfois « justifiées » : pour des raisons de pragmatisme économique, ou par des choix politiques de redistribution. Ce ne sont pas ces « justifications » auxquelles pense R. Ogien. Ce qui l’intéresse principalement, ce sont les justifications « morales » des inégalités, c'est-à-dire le fait de justifier des inégalités par la responsabilité individuelle. Or cette association entre inégalités et responsabilité reposerait sur un usage confus de la notion de responsabilité.

25L’auteur propose alors des arguments contre la tendance à percevoir dans les inégalités économiques le résultat de déficiences individuelles dont il faudrait assumer la responsabilité. Quoique cette idée soit largement répandue dans le monde politique — y compris à gauche (par exemple au sein du parti travailliste anglais sous Tony Blair), c’est aux diverses tendances philosophiques à justifier moralement les inégalités que s’attaque ici R. Ogien.

26La première version de cette idée est la position « libertarienne » et son représentant le plus fameux, Robert Nozick. Les libertariens, partant du principe de « propriété de soi », soutiennent que tout ce qui provient de l’individu lui appartient. Les inégalités imputables aux choix et aux talents individuels sont justes, tant qu’elles ne reposent pas sur le vol, l’extorsion ou la fraude. Le défaut de cette position, c’est de reposer pour une large part sur le concept de propriété de soi qui, selon R. Ogien, est loin d’être clair — c’est d’ailleurs ce qui le différencie du courant libertarien avec lequel il partage pourtant de nombreuses conclusions. Il reproche principalement au principe de propriété de soi de partir d’intuitions partagées, mais d’aboutir à des conclusions totalement contrintuitives. Certes, l’idée selon laquelle notre corps nous « appartient » est assez répandue — elle peut avoir valeur de slogan. Mais nos enfants, produits de notre « travail procréatif », nous appartiennent-ils ? Plus encore, les inégalités actuelles sont justifiées, selon les libertariens, si elles proviennent d’une « acquisition initiale » juste et consentie. Mais sommes-nous assez persuadés de la justice de cette « acquisition initiale » pour accepter de voir coexister des immenses fortunes et la misère la plus totale ?

27Parce que le libertarisme fait appel au sens commun pour le trahir complètement, R. Ogien considère que sa justification morale des inégalités est fragile.

28La seconde justification des inégalités provient du libéralisme social, pour qui les inégalités sont justifiées lorsqu’elles sont à l’avantage des plus défavorisés. De manière assez surprenante, R. Ogien ne discute pas de manière frontale les thèses du représentant le plus célèbre de ce courant, John Rawls. Sans doute, probablement, parce que la théorie des inégalités justes de Rawls évite justement de faire endosser aux plus défavorisés la responsabilité de leur situation et les conséquences de leurs « choix ». Le courant libéral et social que discute ici R. Ogien justifie l’existence d’inégalités par leurs conséquences positives (elles « motiveraient », par exemple, les plus pauvres à faire mieux ; elles seraient à l’avantage mutuel des riches et des pauvres ; elles augmenteraient la prospérité générale). Mais dans la mesure où la justification des inégalités repose ici davantage sur un raisonnement pragmatique et prudentiel que sur des principes moraux, cette théorie fait quelque peu figure d’intrus dans la liste.

29La troisième justification des inégalités est bien plus redoutable car elle fait appel à l’idée commune selon laquelle les inégalités héritées sont injustes tandis que celles qui sont méritées le sont. Ceux qui défendent cette idée (en particulier Ronald Dworkin et le courant dit de l’égalitarisme des « options », ou des chances ») souhaitent pondérer, dans l’appréciation des inégalités, la part de celles qui relèvent du hasard et celles qui relèvent de notre responsabilité et de nos choix personnels. L’option paraît séduisante, car elle semble pouvoir conserver l’idéal de justice social sans abandonner l’idée de responsabilité. Mais R. Ogien formule ici deux objections. D’abord, est-il justifié de laisser sans aucune aide quelqu’un qui, à la suite de certains « choix » malheureux, se retrouve dans une situation de détresse totale ? À cette objection, l’« égalitarisme des options » n’a pas de réponses claires. Mais, plus fondamentalement, R. Ogien lui reproche un usage confus de la notion de « responsabilité ». Certes, il existe certains domaines de la justice où il est nécessaire, d’un point de vue normatif, d’attribuer des responsabilités individuelles. Mais qu’il faille parfois faire, comme dans la justice pénale, un usage normatif de la notion de responsabilité ne veut pas dire que nous soyons, en réalité, « responsables » de nos actes : il est en fait probable que la distinction entre ce qui résulte du hasard et ce qui résulte de nos choix soit si difficile — voire impossible  — à effectuer en pratique que la justification des inégalités, qui repose sur cette distinction, soit fondamentalement défectueuse.

30R. Ogien ne critique pas seulement certaines justifications des inégalités, il propose une interprétation de ces défaillances. L’erreur de ces théories — en particulier de la dernière, pourrions-nous ajouter — consiste à plaquer sur la justice sociale des conceptions de la responsabilité qui proviennent de la justice contractuelle et de la justice pénale. La justice contractuelle part du principe que celui qui signe un contrat est intrinsèquement responsable ; la justice pénale attribue des responsabilités pour certains actes — sans quoi elle ne pourrait pas punir : ainsi ces deux formes de justice nous appellent-elles à répondre, quoique de manière différente, de nos actes. Mais contrairement à celles‑ci, la justice sociale ne met pas en scène des relations entre des personnes, mais des relations sociales et collectives complexes sur lesquelles nous n’avons guère prise. Il est donc injustifié, aux yeux de R. Ogien, d’y importer ces conceptions particulières de la responsabilité individuelle.

31La faute de cette confusion conceptuelle relative à la responsabilité revient, selon R. Ogien, à l’importance qu’a pris la liberté positive, attachée aux notions de « mérite » et de « responsabilité individuelle », dans la pensée libérale elle‑même (p. 131). Cette attribution appelle immédiatement une objection : il est contestable que les partisans de la liberté positive (qui ne nous considèrent pas déjà libres, mais réclament une libération) soient responsables de la confusion que dénonce l’auteur. Historiquement, ils ont davantage eu tendance à attribuer les inégalités à l’exploitation, à un système injuste, aux dominations de toutes sortes, qu’aux responsabilités individuelles : on imagine mal des marxistes (inclus par Isaiah Berlin parmi les partisans de la liberté positive) qualifier les chômeurs de « paresseux » et « d’irresponsables ». Il est possible en revanche que l’association entre inégalités et responsabilité (dans les sociétés contemporaines du moins) doive davantage être imputée à l’impact qu’a eu, sur la liberté négative, la forme la plus conservatrice du libéralisme : le néo-libéralisme économique. On peut donc voir dans cette partie du raisonnement de R. Ogien moins une critique de la liberté positive qu’une volonté d’épurer la liberté négative d’une interprétation conservatrice, quoique l’auteur ne la présente pas de cette manière.

32Au terme de cette démonstration, l’auteur est parvenu à souligner les insuffisances des justifications morales des inégalités économiques. Mais cette démonstration ne plaide pas, en elle-même, pour une intervention plus forte de l’état et des pouvoirs publics.

Questions de style

33R. Ogien manifeste dans l’ouvrage, comme dans ses livres précédents, un talent remarquable pour rendre intelligibles des débats et des thèses particulièrement ardus de philosophie politique et morale. Cette qualité tient à la rigueur de son argumentation, à la clarté de son style, ainsi qu’à son recours permanent à des exemples et à des faits.

34La méthode de R. Ogien se caractérise par un usage très varié des différents types de raisonnements moraux et d’arguments :

J’utilise des moyens très hétéroclites pour justifier mon point de vue : des arguments de type logique, des références aux principes élémentaires du raisonnement moral, des analyses de fragments de théories morales, des expériences de pensée, des exemples concrets, etc6.

35En faisant en sorte, bien entendu, que l’ensemble « tienne ». Si bien que même dans les controverses les plus complexes de la philosophie morale, R. Ogien reste un auteur très facile à suivre. Les arguments conceptuels sont très souvent illustrés par des références à l’actualité, des faits, ou des appels à l’intuition du lecteur.

36Le style très particulier de R. Ogien permet d’expliquer, quant à lui, le plaisir que l’on peut prendre à la lecture de l’ouvrage. Ce style, que l’on pourrait qualifier de « minimal » presque autant que son éthique, est remarquable par son économie, sa concision quasiment squelettique. Les paragraphes y sont particulièrement brefs, souvent composés d’une seule phrase, elle-même courte. On croirait publiées les notes d’un plan, ou le résultat d’un livre plus gros qui aurait subi une sévère cure d’amaigrissement. L’ensemble pourrait évoquer le style de la philosophie analytique anglo-saxonne, si, contrairement à une production intellectuelle caractérisée le plus souvent par un ton extraordinairement morne et technique, les livres de R. Ogien n’étaient pas portés par une allégresse tout à fait singulière. L’air y est sec, mais léger. La présence permanente du « je » qui, impliquant l’auteur, implique le lecteur à son tour ; ainsi qu’un humour omniprésent (et parfois au-dessous de la ceinture !) suscitent des effets de vitesse et d’accélération, et contribuent à l’agrément que l’on ressent à la lecture.

37L’État nous rend-il meilleurs ? est d’autant plus clair et accessible qu’il est en réalité, comme la plupart des ouvrages de R. Ogien, de nature à susciter deux types de lecture. Les livres sont très pédagogiques, et affichent l’ambition d’introduire auprès du lecteur un certain nombre de controverses théoriques. Que l’on observe les titres : « L’Éthique aujourd’hui », « Penser la pornographie », ou « L’État nous rend-il meilleurs » sonnent « neutres », ou, du moins, descriptifs. Mais ces livres sont aussi des contributions fermes et engagées à des débats ardus et précis de philosophie morale. Si bien qu’ils s’adressent à deux types de publics : des profanes, qui ne sont pas nécessairement au fait des débats théoriques les plus récents ; et des spécialistes, dont la plupart n’y aura hélas peut-être pas accès (le public anglo-saxon en particulier). Que l’ouvrage soit, comme son titre le suggère, un « essai » ne doit pas induire en erreur : il s’agit là d’une contribution à des débatspolitiques actuels mais aussi académiques, que l’auteur a suffisamment de talent pour rendre accessible au plus grand nombre.

Questions

38Les thèses de R. Ogien ont la grande qualité d’être suffisamment claires et engagées pour provoquer immédiatement chez le lecteur l’envie de discuter et d’objecter. Je suggérerai simplement deux pistes de réflexion.

39La première porte sur l’entité centrale de son ouvrage : l’État. Sachant que l’État est une notion controversée, l’auteur préfère ne pas en donner de définition préalable (p. 29). Mais il serait tout de même paradoxal de développer des arguments complexes en faveur de la limitation de l’intervention de l’État en matière de mœurs sans indiquer la conception de l’État et de son action que l’on adopte.

40L’auteur donne par la suite davantage de précisions sur les caractéristiques qu’il attribue à l’État : « On peut dire, sans prendre trop de risques ontologiques, que l’État est une institution, c’est-à-dire un être social dont l’existence est relativement indépendante des individus qui travaillent à son service » (p. 63). À cette définition, R. Ogien ajoute la conception wébérienne de l’État comme institution qui revendique le monopole de la violence physique légitime. L’État, en tant que simple institution, est un moyen au service de fins tout à fait indéterminées. On peut retenir de ces définitions que l’État est politiquement neutre, et que les conséquences de son action, positives ou négatives, sont à mettre au compte de ceux qui le dirigent.

41Or dans l’ensemble de son ouvrage, R. Ogien parle de l’État d’une manière très différente de celle que l’on pourrait attendre à la suite de telles définitions. Il en fait le sujet principal de l’action politique et l’accompagne sans cesse de verbes d’action : l’État « agit », il « intervient ». L’État est ainsi personnalisé, et décrit comme on décrirait un souverain. Pourtant, y compris dans sa définition sociologique, l’État n’est pas un souverain. Les lois et les politiques publiques sont faites par des gouvernements élus à la majorité. L’auteur évoque l’intérêt de distinguer l’État et le gouvernement, mais ne s’y attarde pas. Or la distinction est essentielle, car dans un régime démocratique, mettre des freins à l’État revient à limiter le pouvoir de la majorité, donc la souveraineté populaire.

42R. Ogien est, avant tout, un défenseur des libertés individuelles. C’est la raison pour laquelle, selon lui, le fait qu’une loi soit adoptée à la majorité n’est pas une condition suffisante pour en assurer le caractère juste. Le respect du pluralisme, des libertés et des droits fondamentaux sont des limites non négociables à l’exercice de la souveraineté. Mais la tendance de l’auteur à faire de l’État le sujet de l’action politique, et, d’une certaine manière, à le sacraliser (quoique de manière négative) laisse en suspens la question du régime le plus favorable aux libertés. Tandis que la liberté comme non-domination, défendue par Philip Pettit, n’est possible que dans une société démocratique, il est possible que la liberté négative, à laquelle R. Ogien accorde sa préférence, soit en réalité bien mieux servie par un despote éclairé (et, si possible, adepte de l’éthique minimale !) que par une majorité potentiellement persécutrice.

43L’aspect « égalitaire » de l’ouvrage indique une autre piste de débat. L’ambition de R. Ogien est de proposer une théorie de la liberté qui puisse unir la permissivité dans le domaine des mœurs et l’égalité dans le domaine économique. Or si la permissivité morale découle indiscutablement de sa théorie de la liberté négative, il n’est pas sûr qu’il en aille de même pour l’égalité économique. Dans le chapitre qu’il consacre aux théories de la justice sociale, l’auteur réfute les justifications morales des inégalités. Mais comme il l’indique lui-même, on peut donner d’autres justifications aux inégalités, par exemple l’efficacité économique. On peut également les considérer comme un phénomène fort regrettable contre lequel il serait trop coûteux de lutter. L’auteur réfute certaines justifications des inégalités, mais ne donne pas d’argument direct en faveur de leur réduction.

44Autrement dit, il manque un chaînon dans l’argumentation de R. Ogien pour que l’on puisse qualifier sa théorie de la liberté d’« égalitaire ».

45À cela s’ajoute un problème d’équilibre. L’aversion de R. Ogien à l’égard de l’intervention de l’État dans le domaine des mœurs est largement motivée par son refus du paternalisme. Celui-ci consiste à traiter les individus comme « incapables de savoir par eux-mêmes ce qui est bon pour eux » (p. 56), à « définir ce qui est bien pour les gens sans tenir compte de leur opinion à cet égard » (p. 234). La tendance à restreindre la liberté des gens pour leur bien sans leur demander leur avis explique l’interdiction du suicide assisté, ou encore de la vente d’organes. R. Ogien juge ces restrictions non seulement liberticides, mais aussi « humiliantes » (p. 56) car elles infantilisent ceux qui en sont les victimes.

46Mais une question survient immédiatement : pourquoi la lutte contre les inégalités, de la part de l’État, ne serait-elle pas touchée par la critique du paternalisme ? Les politiques de protection sociale (auxquelles R. Ogien semble plutôt favorable), de cotisation obligatoire pour la santé et pour la retraite ; les politiques de redistribution peuvent être considérées comme des formes de paternalisme. Elles imposent des restrictions aux libertés (par exemple, à la liberté de disposer de la totalité de son revenu) pour le bien des gens (la possibilité de mener une vie décente) sans leur laisser le choix de refuser.

47Il y aurait évidemment d’excellentes raisons de distinguer le paternalisme moral de l’interventionnisme en matière économique. Ce dernier, par exemple, n’impose pas de comportements particuliers –il ne fait que les rendre possibles. Mais si la distinction n’est pas clairement énoncée, alors il est difficile de voir comment la critique qu’adresse R. Ogien au paternalisme n’affecte pas les politiques sociales qu’il semble préconiser.


***

48Ces remarques, qui sont moins des réserves que des pistes de discussion, ne peuvent faire oublier la force de démonstration, la rigueur et la richesse de L’État nous rend-il meilleurs ? Sur les sujets les plus sensibles et les plus controversés, Ruwen Ogien ne renonce pas à la finesse argumentative, ni à l’humour distancié qui le distinguent de la plupart de ses contradicteurs. Il ne renonce pas, en d’autres termes, à la philosophie.