Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Octobre 2014 (volume 15, numéro 8)
titre article
Elise Benchimol

L’auteur et son double

Jean-Louis Cornille, Plagiat et créativité II. Douze enquêtes sur l’auteur et son double, Amsterdam : Rodopi, coll. « Faux titre », 2011, 251 p., EAN 9789042033856.

1Publié en 2011, l’ouvrage de Jean‑Louis Cornille part d’un constat sur la littérature contemporaine, ou plus exactement d’une idée reçue décliniste : celle que la littérature est morte, ou en train de mourir. Les théories sur l’extinction de la littérature sont nombreuses, mais le propos de l’auteur n’est pas d’y insister. Il ne cite la croyance xénophobe selon laquelle la littérature française serait menacée par l’hybridation1 que pour la réfuter. Selon lui, au contraire, si la littérature française est en crise, cela est lié au refus d’accueillir l’altérité (à la fois la mémoire littéraire du passé et l’influence de la littérature étrangère). Dans la lignée du structuralisme, J.‑L. Cornille définit la littérature comme intertextualité : « On ne fait de la littérature nouvelle qu’avec de la littérature ancienne ».

2Ainsi se pose la question de l’écriture sous influence. La démarche de l’auteur se tourne vers la psychanalyse, puisqu’il évoque l’angoisse de l’influence travaillée par Harold Bloom2. L’angoisse de l’influence est une appréhension défensive du texte d’autrui, une défense psychique contre cette altérité menaçante. Toute démarche littéraire est une lutte contre le sentiment de venir trop tard, après des maîtres trop grands. J.‑L. Cornille se différencie de H. Bloom quant au statut des traces matérielles de l’influence. Si H. Bloom s’en méfie, J.‑L. Cornille, freudien, considère «qu’il n’y a pas de refoulement sans retour de refoulé ». Cette assertion sera la base de sa méthode d’analyse des textes.

3Son livre se divise en deux parties, qui contiennent chacune six études : Littérature‑monde et Littératures‑immondes. L’intérêt de l’auteur se porte dans la première partie sur les œuvres de Patrick Chamoiseau, auteur martiniquais, d’Alain Mabanckou, franco‑congolais, et de J.M.G. Le Clézio, franco‑mauricien3. La deuxième partie se tourne vers les littératures du mal : Sartre, Baudelaire, Bataille, Rimbaud, Roussel. J.‑L. Cornille convoque donc une constellation d’auteurs qu’il fait jouer ensemble, par paires : Sartre avec Baudelaire, Chamoiseau avec Tournier, etc.

Enquête psychanalytique sur l’origine cachée

4Puisque l’écriture est par nature « intensément citationnelle », le travail de l’écrivain va consister selon J.‑L. Cornille à déformer l’hypertexte, à le rendre méconnaissable. Chaque auteur dispose d’une liste de maîtres et de précurseurs qu’il reconnaît ; la thèse du critique est qu’il existe parmi les sources un auteur fondateur, plus sollicité que les autres, qui ne sera jamais avoué par l’écrivain. C’est cet auteur originel que J.‑L. Cornille se propose de chercher dans une démarche tout à la fois ludique, inquisitrice et psychanalytique. Il compare d’ailleurs explicitement le chercheur à un « détective scientifique ». Les relations entre psychanalyse et analyse littéraire sont parfois houleuses : ceux qui refusent de voir psychanalyser les textes n’apprécieront guère ce travail. Si toute critique est subjective, ce qui nous semble problématique ici est qu’on l’on se situe davantage dans la généalogie supposée de l’œuvre (forcément discutable) que dans le comparatisme (qui consisterait à montrer les ressemblances entre deux textes sans présumer des sources secrètes de leur auteur).

5De fait, à plusieurs reprises, l’auteur fait passer des analyses en force. Dans l’étude « Un neveu africain », l’auteur entend montrer que Diderot est la source cachée de Verre cassé, d’A. Mabanckou. Les analogies avec Le Neveu de Rameau peuvent sembler légères : Verre cassé se situe dans un bar, qui évoquerait le café de la Régence chez Diderot, on y parle de littérature et le thème du parasitisme y est développé. Par ailleurs, Verre cassé est très largement intertextuel ; les allusions littéraires y fourmillent, ainsi, le bar « Le Crédit a voyagé » fait doublement référence à Céline. Le fait que Diderot ne soit jamais présent parmi les centaines d’allusions tendrait à montrer que c’est la source masquée ; on voit que la preuve par l’absence est discutable. Étrangement, J.‑L. Cornille fait une mise au point méthodologique qui nous semble plus juste, mais il ne s’y tient pas. Il écrit en effet :

Nous poserons que le Neveu de Rameau éclaire Verre cassé [...] sans nécessairement impliquer que Mabanckou a lu Le Neveu de Rameau et qu’il aurait préféré taire cette source, nous allons essayer de montrer qu’il y a entre ces deux textes une continuité logique et historique, liée à la figure du parasitisme.

6Cela semble parfaitement recevable ; mais plus loin l’auteur cite le blog d’A. Mabanckou, le cite à comparaître pour être plus exact. Il mentionne une anecdote qui a selon lui valeur de symptôme. En septembre 2005, A. Mabanckou écrit qu’il lit Le Neveu de Rameau. Sachant que Verre Cassé est sorti en août 2005, J.‑L. Cornille affirme qu’A. Mabanckou antidate sa lecture, qu’il aurait lu le texte de Diderot avant la publication de son propre livre et qu’il cherche à égarer le lecteur. De la même façon, lorsqu’A. Mabanckou critique les éloges entachés de colonialisme du type « le Céline tropical » ou « le Voltaire africain », J.‑L. Cornille voit dans le deuxième terme un déplacement de la part d’A. Mabanckou, qui aurait pensé « le Diderot africain ». Il décrète donc un lapsus afin d’étayer sa thèse.

Productivité & limite du jeu de mots

7On le voit par cet exemple, le critique s’appuie volontiers sur des analyses microstructurales. Il aime à faire jouer les mots entre eux pour en extraire des sens nouveaux. La pratique est souvent riche de sens. Elle est présente chez un des auteurs étudiés, P. Chamoiseau, qui raconte le moment où il prend conscience du ridicule de son nom, « un machin compliqué rempli de noms d’animaux, de chat, de chameau, de volatiles et d’os4». On la retrouve également chez Bataille, cité par J.‑L. Cornille, qui note dans le journal du curé de L’Abbé C « l’abbé Chianine » « soulépadépont », énigme cryptant la phrase indicible « l’abbé chia sous les pas d’Éponine ».

8Ainsi, traitant de l’écart stylistique par rapport au sens littéral chez Bloom, J.‑L. Cornille développe une analyse intéressante autour de la série de mots « clinamen, clin, clinique, être enclin, s’incliner, inclinaison, inclination ». En choisissant, par mimétisme ou par affinité avec les auteurs étudiés, cet usage tout littéraire des mots, l’auteur ne boude pas son plaisir. Mais si cet usage est séduisant, son degré de signification est parfois contestable. Le critique établit que l’origine cachée de L’Esclave vieil homme et le molosse, roman de P. Chamoiseau, est Vendredi ou les limbes du Pacifique de M. Tournier. Les « personnages » sont bien les mêmes : une île, un maître, son chien, un esclave noir. Mais c’est sans doute chercher bien loin que de voir dans l’emploi, disséminé sur une centaine de pages, de mots de même radical («tournis », «tournoient », « je tournais‑fol autour », « tourner‑virer en rond », «contourner ») un effet généré par le nom de Tournier, autour duquel « tournerait » le texte de P. Chamoiseau.

9D’une manière générale, ce qui pose problème dans le travail de J.‑L. Cornille est le besoin de donner du sens aux plus petites coïncidences, aux ressemblances les plus vagues. Partant implicitement du principe que tout fait sens dans un contexte littéraire, il établit des rapprochements parfois nébuleux. Ainsi, l’auteur apparente African Psycho, d’A. Mabanckou, à la nouvelle Érostrate de Sartre. Une fois encore, une démarche comparatiste est parfaitement justifiée : les deux récits présentent un anti‑héros misanthrope qui décide de commettre l’acte gratuit par excellence décrit par Breton : tuer au hasard dans la foule. Mais on peine à suivre l’auteur quand il souligne que le crime du personnage de Sartre est programmé pour le 27 octobre, et celui du personnage d’A. Mabanckou pour le 29 décembre, ce qui formerait une progression arithmétique (27/10, 29/12) à laquelle « on peut difficilement ne pas être sensible » selon l’auteur. Dans son étude sur L’Abbé C., « L’Abbé Rôde », le critique insiste sur le fait que c’est le seul de ses récits que Bataille a choisi de classer comme «roman ». De cette donnée, il tire une conclusion lointaine : ce serait en référence à l’Église, à Rome. De plus, il voit dans le choix d’un caractère gras romain pour l’impression un renforcement de cette allusion ; sachant que le romain désigne tout simplement les caractères droits qui sont communément employés, par opposition à l’italique (où l’on aurait aussi bien pu voir une référence à l’Italie et donc à Rome), il semble bien difficile d’y voir un choix signifiant5.

Une pensée métaphorique & métatextuelle

10L’auteur cherche de manière presque systématique dans les textes qu’il étudie des représentations possibles du livre ou de l’acte même de l’écrire. Dans la nouvelle de Sartre, La Chambre, Pierre, le personnage délirant vivant reclus dans sa chambre, a fabriqué un étrange talisman en forme d’araignée pour le protéger de ses visions d’angoisse. Ce « ziuthre » est en carton, donc le ziuthre est un livre ; Grégoire Nakobomayo, l’anti‑héros et aspirant assassin du roman d’A. Mabanckou African Psycho,a la tête rectangulaire, donc sa tête est un livre. À propos de ce même roman, J.‑L. Cornille affirme qu’il faudrait, pour saisir son véritable sens, « remplacer systématiquement le mot crime par le mot écriture ». Nabokomayo, désireux de tuer pour imiter son idole, l’assassin médiatique Angoualima, serait une projection possible d’un auteur cherchant à dépasser ses modèles prestigieux. Le critique renverse le titre de l’essai de Thomas de Quincey, De l’assassinat considéré comme un des beaux‑arts : l’écriture peut à son tour être considérée comme un assassinat pur et simple, celui du modèle littéraire que l’on désire égaler, ou mieux, dépasser. On retrouve la même idée dans « Pratiques Chamoiseau », l’essai consacré à P. Chamoiseau et M. Tournier, écrit en collaboration avec Annabelle Marie. L’auteur développe un parallèle très intéressant entre le geste de la littérature‑monde qui consiste à écrire en territoire colonisé et l’écriture en général. La littérature est également un territoire conquis, recouvert par la langue de l’autre. Dans le panthéon de la littérature classique, il ne semble jamais y avoir de place pour un nouveau membre. C’était déjà le constat fait par La Bruyère en 1688 dans l’ouverture des Caractères :« Tout est dit et l’on vient trop tard, depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. » Chez J.‑L. Cornille, cette idée conduit à une posture de révolte dans la création : « On écrit toujours en position dominée, dans le but de secouer un joug, de se défaire de ses chaînes textuelles ». L’auteur en déduit joliment que « tout roman est marron » ; tout roman est un coup de force, une échappée dans le panorama de la littérature canonique.

La critique comme « seconde écriture »

11Dans Critique et vérité, Barthes parle justement de l’écriture critique comme d’une « échappée » : « Faire une seconde écriture avec la première écriture de l’œuvre, c’est en effet ouvrir la voie des relais imprévisibles, le jeu infini des glaces6 ». Il conclut son bref essai par une parole qui éclaire pleinement le travail de Jean‑Louis Cornille : « Passer de la lecture à la critique, c’est changer de désir, c’est désirer non plus l’œuvre, mais son propre langage ». Douze enquêtes sur l’auteur et son double propose des lectures hautement subjectives, qui nous en apprennent autant sur J.‑L. Cornille et sur son langage que sur celui des auteurs qu’il étudie.

12De ce point de vue, l’étude la plus réussie, à notre sens, est le beau commentaire du poème « H » de Rimbaud. Cet essai, intitulé « H, voyelle », se présente comme une complication plus qu’une explication du poème de Rimbaud, « mécanique érotique » sollicitant par son mystère une démarche interprétative de la part du lecteur. Le poème enjoint au lecteur de trouver Hortense, ce qui, pour J.‑L. Cornille, revient à l’inventer. En tissant des parallèles avec d’autres poèmes rimbaldiens (Voyelles principalement), l’auteur invente donc sa propre Hortense, qui tient à la fois de l’Hortus et de l’Hortensia, de l’Habitude, de l’Hygiène et de l’Hydrogène, et qui invite à accueillir l’Hétérogène comme principe vivifiant.