Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Septembre 2014 (volume 15, numéro 7)
titre article
Audrey Evrard

Déplacements dialectiques : paroles de cinéastes

Dominique Villain, Le Travail du cinéma II. Rencontres avec André S. Labarthe, Alain Cavalier, Claire Denis, Albert Serra, Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Esthétiques hors cadre », 2013, 198 p., EAN 9782842923938.

1Dans ce deuxième volume de la série Le Travail du cinéma, D. Villain réduit le nombre d’intervenants de six à quatre. André S. Labarthe, Alain Cavalier, Claire Denis et Albert Serra viennent ainsi ajouter leurs témoignages à ceux précédemment livrés par Pedro Costa, Dominique Auvray, Jean-Marie Straub, Jean-Charles Fitoussi, Andrei Schtakieff et Alexandra Mélot. Suite à la publication du premier volume fin 2012, Matthieu Bareyre avait regretté dans sa critique du livre sur le site critikat.com l’accent mis aussi bien par les questions que les réponses sur le hasard et la nécessité comme essence de la création cinématographique1. On retrouve ces « per-thèmes », comme les appelait Bareyre, dans ce deuxième volume, surtout dans les premières pages consacrées au travail d’A. S. Labarthe. Cependant, si hasard et nécessité sont évoqués, les cinéastes insistent plus encore sur d’autres tensions dialectiques qui mettent en valeur une intentionnalité plus affirmée dans les explorations techniques ou technologiques qu’ils empruntent — expérimentations plus ou moins volontairement menées au gré des impératifs économiques qui gouvernent la production cinématographique. En effet, même A. Serra qui s’écrie « je fais des films pour m’amuser, et non pour travailler » (p.  142) insiste sur la nécessaire « codifi[c]ation de [son] monde » autant hors champ que devant la caméra (p. 145).

2Le Travail du cinéma II trouve ainsi sa cohérence dans les invocations répétées à la notion de déplacement. Si l’on considère le regain d’intérêt — récemment souligné par Les Cahiers du Cinéma (février 2014) — de la critique pour le travail théorique d’André Bazin autant en France qu’à l’étranger, ce deuxième volume offre une synchronie fortuite. En effet, commençant avec A. Labarthe, proche d’A. Bazin, et concluant sur les propos d’A. Serra, cinéaste autodidacte avant-gardiste hédoniste, le livre dessine les contours d’une filiation bazinienne inattendue : tous deux réaffirment les préceptes du célèbre critique selon lesquels l’image cinématographique n’atteint son potentiel optimal que lorsqu’elle se transcende en une forme d’art pur. Pour Bazin, le cinéma n’existait vraiment que lorsqu’il s’effaçait :

Plus d’acteurs, plus d’histoire, plus de mise en scène, c’est-à-dire enfin dans l’illusion esthétique parfaite de la réalité : plus de cinéma2.

3Serra partage avec Bazin cette idée d’absorption du cinéma dans la vie, mais la qualité artistique de l’expérience ne peut être atteinte, selon lui, que lorsque la vie elle-même est vécue avec la même « exigence », la même « intensité ludique » (Villain, p. 146) que les cinéastes s’efforcent de produire dans leur pratique du cinéma.

Entre fiction & documentaire

4Le premier déplacement évoqué dans les entretiens sous-tend l’éternelle dichotomie fiction/documentaire comme dialectique à la fois essentielle et imaginaire au cinéma. A. Labarthe, qui est le seul à utiliser le terme « déplacement » directement, l’applique à cette opposition, sans doute la plus discutée dans l’histoire du cinéma, à savoir la distinction entre fiction et documentaire. Pour l’auteur de multiples documentaires consacrés au travail de cinéastes,

la division documentaire/fiction [est] très fausse […], parce que dans les films de fiction cette crédibilité que nous avons, au-delà de la fiction, ce qui nous touche, vient du documentaire. (p. 17)

5Il conclut donc que

le documentaire est du côté de l’auto-répétition, et ce que Franju appelle l’insolite est créé par un léger […] déplacement. Sans ces déplacements, le cinéma est un art tautologique. (ibid.)

6Tout comme Bazin situait le réalisme du cinéma dans sa capacité à créer l’événement, « à fabriquer de l’hétérogène3 » et de la profondeur dans l’image plutôt qu’à re-présenter des actions reconnaissables par le spectateur, Labarthe, Cavalier, Denis et Serra mettent l’accent sur la notion de déplacement comme événement narratif ou esthétique. Les déplacements narratifs concernent non seulement l’intrigue d’un film, mais ils sont également décrits comme les différents moyens par lesquels le récit cinématographique s’est progressivement différencié du récit littéraire ou de la représentation picturale.

Entre cinéma & littérature

7Parallèlement, la manière dont l’influence d’autres arts, notamment la littérature et la peinture, continue de s’exercer sur le cinéma ne cesse de déplacer la matière cinématographique et de travailler la pratique filmique. C’est donc d’un déplacement dialectique, quasi contradictoire, qu’il s’agit ici dans lequel le cinéma et les autres arts ne peuvent qu’exister que dans leurs différences et dans leur inséparabilité. Comme le concède A. Cavalier, « le littéraire est encore maître du filmique […] La caméra d’aujourd’hui, c’est directement votre œil, vous passez du ‘il’ au ‘je’, à la première personne » (p. 66). C. Denis renchérit d’ailleurs sur cette primauté de la littérature sur le point de vue cinématographique lorsqu’elle affirme que « c’est dans l’écriture que le cinéma trouve sa place » (p. 106).

8Ce rapport quasi fusionnel à la littérature, ou du moins à l’écrit, semble être invoqué comme pour distinguer la spécificité française du travail du cinéma. C. Denis et A. Cavalier reprennent par cette insistance sur la littérarité du cinéma français les métaphores incontournables de la « caméra-stylo » d’Alexandre Astruc ou de la « cinécriture » d’Agnès Varda. Pour revenir sur la déclaration de C. Denis, il semble donc que dans l’écriture — qui diffère ici du processus de scénarisation — le cinéma trouve sa place, c’est-à-dire son pouvoir de déplacement et de produire un événement. Si l’empreinte de l’écriture inscrit le déplacement au cœur de l’image cinématographique, le cinéma opère également, selon A. Serra, dans l’expérience du spectateur un glissement par rapport à l’expérience du lecteur ou du spectateur immobile devant une peinture. Serra explique :

La peinture se focalise sur la partie physique de la vie, la littérature sur la psychologie, le cinéma joue sur les deux, sur cette beauté physique du geste, du mouvement, cette identification de l’espace et du temps. Et aussi sur la psychologie, grâce au travail des acteurs. (p. 159)

9Serra suggère ainsi que le cinéma marque un aboutissement chronotopique de la représentation artistique, intégrant l’esthétique picturale au ressenti littéraire.

Entre technologie & création

10Tous offrent une réflexion sur le rôle de la technologie comme source et moyen de déplacements dialectiques permettant au cinéaste tout autant de repousser ses limites créatives que de détourner les contraintes économiques qui opposent création artistique et fabrication de films. Bazin associait la possibilité technologique et l’exploitation esthétique de la profondeur de champ à une libération aussi bien pour l’autorité artistique du cinéaste que pour l’expérience psychologique du spectateur. De la même manière, les entretiens recueillis par Villain voient dans la vidéo et le numérique une libération de leur pratique — malgré l’industrialisation de la création cinématographique qui accompagne généralement ces révolutions. Il devient donc évident au travers des propos partagés par Labarthe, Cavalier, Denis et Serra que le travail du cinéma et celui du cinéaste est avant tout un travail dialectique entre contrainte et libération. A. Serra ajoute une nuance, identifiant plus précisément encore la qualité spécifique à chaque révolution technologique :

Le numérique s’accorde plus au monde mental du réalisateur, de celui qui accepte jusqu’à la fin les conséquences de ses choix […] La profondeur de champ, c’est très important, tu peux tout voir, tu ne soulignes rien, tu regardes tout, tout est plus ou moins net. C’est le spectateur qui fait le choix. En 35, le réalisateur pour justifier que sa vie n’a pas beaucoup d’intérêt, doit mettre l’intérêt dans les images. Avec le numérique […], tu es comme le torero, tout seul avec la scène, sans scénario. (p. 166)

11Comme Cavalier, Serra trouve dans la technologie numérique une plus grande liberté subjective mais suggère par la même occasion que le spectateur s’y trouve plus facilement manipulé. Là où Bazin, critique et donc spectateur, célébrait la libération intellectuelle du spectateur, Serra revendique le contrôle de l’auteur. Il réapproprie donc une lecture bazinienne mais à des fins différentes.

12Chez A. Cavalier et A. Serra, le déplacement s’effectue avant tout dans le rapport, voire l’apprivoisement de la technologie et le raffinement de la technique. Pour le premier, il s’agit d’incorporer le potentiel technologique et non de le mettre au service de la vision artistique : « de cinéaste ou metteur en scène, vous passez à filmeur, vous êtes un instrumentiste. Vous jouez votre musique de tout votre corps » (p. 66). Si, pour Cavalier, le déplacement ultime tend à atteindre « un rapport d’égalité entre le filmeur et le filmé » (p. 69) Serra réapproprie le déplacement qui met la technologie au profit de l’autonomie psychologique et subjective du réalisateur, « le torero, tout seul avec la scène, sans scénario » (p. 166). Serra provoque ces déplacements de différentes manières, en « mettant de l’ironie dans la technique, ou dans la technologie » et en « trompant la cohérence au niveau narratif, psychologique » (p. 154) nécessaire aux critiques — surtout français selon le jeune cinéaste catalan.

Le cinéma contemporain en débat

13Le Travail du cinéma II n’est pas le produit d’une analyse critique dont D Villain serait l’auteure, mais le recueil de plusieurs relectures personnelles de l’histoire critique du cinéma. Comme le suggèrent les commentaires proposés ci-dessus, les méandres conversationnels qui caractérisent ce livre construisent une réflexion filée, à la fois individuelle et collective, sur les grands débats qui ont nourri l’évolution de la pratique cinématographique : la spécificité du cinéma par rapport aux autres arts, la qualité narrative de l’image cinématographique, l’opposition documentaire/fiction, le rôle du cinéaste comme auteur, la relation du spectateur au matériau filmique, et plus récemment la révolution numérique comme mort annoncée du cinéma. A. S. Labarthe, A. Cavalier, C. Denis et A. Serra viennent donc ajouter leurs voix aux débats agitant le cinéma (français) contemporain et offrent leurs réponses aux grandes interrogations auxquelles tout « cinéaste de notre temps » doit faire face.

14Ces portraits construisent donc une conversation complexe sur le travail de création et l’évolution des technologies cinématographiques. Ce deuxième volume de la série préparée par Dominique Villain trouve donc sa meilleure expression dans cette citation d’A. Cavalier :

Filmer est un acte libératoire, il ne devrait y avoir aucune contrainte. Le cinéma est un système né sous la contrainte—contrainte technique et contrainte économique—qui petit à petit cherche à se libérer. (p. 69)

15Au fil des réponses offertes par les quatre cinéastes aux questions qui leur sont posées, c’est cette tension constante qui s’exprime comme centrale à leur approche, à l’évolution de leur travail et à leur définition du cinéma comme travail sur le monde. À ce titre, les confidences offertes par les différents cinéastes réunis par Villain dans cette collection alimentent un débat critique désormais international sur la valeur et la nature du travail créatif dans une économie mondiale où tout échange, tout produit se doit d’obéir à des critères de rentabilité et de productivité. Derrière cette longue conversation sur le travail quelque peu abstrait et mythifié du cinéma, ces entretiens révèlent aussi un questionnement moins ouvertement soulevé sur le travail du cinéaste, comme producteur de valeur plutôt que comme auteur d’œuvres artistiques. Cependant, loin de revaloriser un cinéma industriel, motivé par les recettes, ces quatre cinéastes revendiquent l’idée que la valeur sociale et politique du cinéma, et donc du travail du cinéaste, est plus affaire de liberté que de profitabilité. A. Cavalier résume parfaitement le dilemme auquel tout cinéaste doit faire face :

Si vous coûtez moins cher, vous êtes plus libre. Il n’y a pas de liberté tout court, il n’y a de liberté qu’économique. Ce n’est pas une idée, la liberté au cinéma. (p. 65)

16Cet opus de la série Le Travail du cinéma participe ainsi aux récents débats concernant l’évolution de l’industrie du cinéma en France, et l’appauvrissement du cinéma d’auteur aux profits de films à gros budget, conformistes. À cet égard, A. Cavalier prend sans aucun doute la position la plus radicale, louant aussi bien l’avènement du numérique que le retour à une approche artisanale, auto-suffisante du travail de création cinématographique.