Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Mars 2014 (volume 15, numéro 3)
titre article
Christopher Fenwick

Nouveaux dialogues entre littérature & philosophie

Le Travail de la littérature. Usages du littéraire en philosophie, sous la direction de Daniele Lorenzini & Ariane Revel, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Æsthetica », 2012, 258 p., EAN 9782753520356.

1Existe‑t‑il vraiment une distinction précise entre la littérature et la philosophie1 ? Au moins depuis l’époque poststructuraliste, la tendance des départements d’études littéraires a été de répondre à cette question par la négative. D’un côté, regarder la philosophie simplement comme une forme d’écriture — philosophy as a kind of writing, pour reprendre le titre d’un article de Richard Rorty2 — a ouvert la possibilité d’une étude de la constitution historique de la philosophie en tant que genre. D’un autre côté, plus spéculatif, cela a donné lieu à la tradition « déconstructiviste », qui tâche d’examiner les chevauchements entre ces deux formes d’écriture : la forme littéraire chez Platon, par exemple, ou l’irréductible métaphoricité du langage conceptuel3.

2Néanmoins, nier que ces deux formes d’écriture sont elles‑mêmes différentes serait cause perdue. Ce n’est pas par caprice arbitraire que la tradition classifie certaines œuvres comme philosophiques : Kant n’est pas philosophe parce qu’il répond aux autres écrivains, dits « philosophes », mais parce qu’il écrit sur certains problèmes dans un certain style. Le style de la philosophie comporte beaucoup plus de connecteurs logiques — entreprend davantage d’argumenter — qu’un style littéraire représentatif, voire rhétorique. C’est exactement cette différence qu’Habermas note dans sa réponse à Derrida4 : il existe un pôle « rhétorique » du langage ainsi qu’un pôle « logique », et la philosophie se situe plutôt du côté du second.

3Habermas souligne un trait essentiel du style « philosophique » qui explique sa distinction générique. Toutefois sa lecture de Derrida est erronée, comme ce dernier le remarque dans un entretien :

Ce n’est pas réduire le « discours philosophique » à la littérature que de l’analyser dans sa forme, ses modes de composition, sa rhétorique, ses métaphores, sa langue, ses fictions, tout ce qui résiste à la traduction, etc. C’est même une tâche encore largement philosophique […]. Ceux qui protestant contre toutes ces questions entendent protéger une certaine autorité institutionnelle de la philosophie, telle qu’elle s’est immobilisée à un moment donné. […] De ce point de vue, il m’a paru intéressant d’étudier certains discours, ceux de Nietzsche ou de Valéry par exemple, qui tendent à considérer la philosophie comme une espèce de littérature. Mais je n’y ai jamais souscrit et je m’en suis expliqué. Ceux qui m’accusent de réduire la philosophie à la littérature ou la logique à la rhétorique [tel qu’Habermas] ont visiblement et soigneusement évité de me lire5.

4On peut continuer à respecter l’opposition entre « logique » et « rhétorique » sans éviter le problème de la manière dont la raison se manifeste dans une langue naturelle. Par ailleurs, marquer une séparation stricte entre littérature et philosophie risque d’ignorer des usages littéraires de la « logique » et des aspects vraiment « philosophiques » des textes littéraires. Derrida tâchait de montrer qu’une langue philosophique « pure » était illusoire : elle fait toujours partie du même langage que nous employons, et quotidiennement, et dans la littérature. C’est en fait une thèse qu’il partage avec des philosophes anglophones du langage ordinaire tels que J. L. Austin et Stanley Cavell, quoique les différences entre leurs travaux soient importantes. Mais dès que l’on se débarrasse d’une conception de la philosophie « à part » du langage, elle perd sa priorité comme discours qui exprime la vérité. En même temps, on crée un espace pour considérer d’autres expressions de la vérité qui échappent aux conditions purement logiques. Ce n’est pas nier la différence entre l’écriture philosophique et l’écriture littéraire, c’est montrer comment les deux s’imbriquent dans le langage et critiquer une idée de la philosophie qui exclut non seulement la littérature, mais aussi une grande partie de l’expérience humaine.

5Pour Habermas, la philosophie, au sens strict, est une expression du raisonnement logique. Mais qu’est‑ce que la littérature pour lui ? En fait, c’est bien cela la question : qu’est‑ce que la littérature, si elle ne fait pas partie du discours rationnel de la philosophie ? Suffit‑il de définir la littérature négativement par rapport à la philosophie, comme un contre‑discours qui montre les limites de la rationalité ? Ou doit‑on élaborer la fonction de la « rhétorique » en termes positifs ? Bien que ses critiques de la philosophie puissent être justes et perspicaces, la déconstruction risque de rester dans le domaine du négatif : on démontre l’impossibilité d’une « langue philosophique », on critique la norme de la rationalité autour de laquelle la philosophie s’organise. Cependant, une question demeure : qu’est‑ce que la littérature fait que la philosophie, toute seule, ne peut pas faire ?

6Je voudrais nommer cette question le « problème difficile » de la forme littéraire. C’est largement de ce problème que les auteurs représentés dans Le Travail de la littérature traitent. Il est aisé de parler de la littérature comme du pendant négatif de la philosophie, comme d’un espace de fluidité, jeu et altérité, mais ces termes, qui ont longtemps été des clichés dans la critique déconstructiviste, ne donnent qu’un sens vague au « travail de la littérature ». L’enjeu du problème difficile, c’est d’élaborer plus précisément les défauts de la philosophie et la façon dont la littérature les compense. Cela implique un travail plutôt constructif qui cherche à montrer comment la littérature peut compléter la philosophie. Au lieu de se demander dans quelle mesure la philosophie n’est que de la littérature, on pourrait poser la question suivante : dans quelle mesure la littérature poursuit‑elle, à sa propre manière, le même objectif que la philosophie, à savoir la connaissance ?

7Dans leur introduction, les directeurs de ce volume identifient quelques usages de la littérature par la philosophie qui n’abordent pas le « problème difficile ». On peut simplement utiliser la littérature comme exemple dans l’illustration d’une théorie philosophique, ce qui est probablement l’usage le plus répandu de la littérature par la philosophie contemporaine : on peut penser à de nombreux « exemples » employés par Žižek, tirés presque indifféremment d’anecdotes, de films, d’opéras et d’œuvres littéraires. Pourtant, cette approche ne regarde pas la forme littéraire : l’objet littéraire est complètement subordonné à la philosophie.

8Plus subtile est l’approche qui conçoit l’œuvre littéraire comme une œuvre philosophique déguisée. C’est le cas, par exemple, du fameux livre de Vincent Descombes, Proust : Philosophe du roman (1987). Son interprétation de Proust est fondée sur une distinction entre ce qui est communiqué directement dans le récit, et la philosophie que l’on pourrait tirer d’une réflexion sur ce récit. Si la Recherche est philosophique, ce n’est pas grâce aux passages théoriques (où l’on détecte bien le pôle « logique » du langage), mais grâce à une pensée qui se situe derrière eux et que Descombes, herméneute‑philosophe, peut déceler : « Les pensées rapportées dans le récit ne sont pas encore des pensées communiquées par le récit6. » Cependant, la forme littéraire n’est pas essentielle à l’expression de ces pensées. Une fois qu’elles sont « dégagées » du récit, on peut les paraphraser et même les justifier « philosophiquement7 ».

9Ces approches donnent une priorité évidente à la philosophie, conçue dans des termes habermasiens. À l’inverse, les articles recueillis dans Le Travail de la littérature sont orientés vers le « problème difficile » de la forme littéraire :

L’usage, ici, n’est donc pas la réduction, d’une manière ou d’une autre, de la littérature à la philosophie par la philosophie, mais l’expérience d’un objet qui précisément ne se laisse pas assimiler par la philosophie, mais la travaille, autant qu’elle le travaille. (p. 9)

10Les articles les plus novateurs de ce volume postulent de nouveaux dialogues entre la littérature et la philosophie, sans répéter les arguments bien connus de la déconstruction et sans reposer sur une définition purement négative de la littérature.

11Ce recueil rejoint un certain nombre d’ouvrages francophones récents qui se consacrent au problème de la forme littéraire8. Certains des auteurs de ces ouvrages sont représentés ici. Par ailleurs, ce volume accompagne le débat parallèle qui se déroule dans le monde anglophone et qui a été relancé dans les années 90 par Love’s Knowledge de Martha Nussbaum (Cambridge, 1990), et aussi par un nouvel intérêt pour les travaux de Stanley Cavell. Ces deux auteurs donnent lieu à des discussions en détail dans quelques articles de ce volume, signe d’une conversation croissante entre les académies anglophones et francophones.

12Le volume est divisé en trois parties. Le premier groupe d’articles traite de la question de la forme littéraire en général et fait appel aux « expériences de la littérature » (p. 16) qui dépassent ce qui est purement philosophique. La deuxième section traite plus spécifiquement du style et la troisième de la « portée pratique » (p. 18) de la littérature. Il y a pourtant plusieurs entrelacs entre ses sections et la division semble souvent être arbitraire : par exemple, l’article de Philippe Sabot, « Que nous apprend la littérature ? », est inclus dans la deuxième section mais pourrait tout aussi bien appartenir à la troisième. Dans cette analyse, j’essayerai de tracer quelques grandes lignes du débat autour du « problème difficile » de la forme littéraire en discutant les articles les plus réussis de ce nouveau recueil.

Expériences de la littérature

13Le premier article du recueil, « Littérature et/ou Philosophie » de Pierre Macherey, fournit une introduction à la problématique esquissée ci‑dessus. Pierre Macherey prend comme point du départ des réflexions de Valéry (et Derrida) sur la façon dont la philosophie ressemble à la poésie en ce qu’elle est une manipulation des métaphores. Il conclut que « [c]e que la littérature peut enseigner à la philosophie, c’est le rejet d’un certain conformisme fondé sur un culte exclusif de la vérité, au sens d’une vérité qui, ayant dénoué tout lien avec l’erreur, se pose comme garante d’orthodoxie » (p. 38). Ce qui est le plus intéressant dans l’article, c’est l’élaboration de cette vérité littéraire, fondée sur l’erreur : la littérature met des idées toujours dans une situation, un contexte spécifique, ce qui est le cas des réflexions du narrateur proustien, qui sont toujours liées à son propre développement personnel. La « Recherche de la vérité » chez Proust passe alors par des étapes d’erreur. Cette vision de la vérité, « au cours du mouvement pratique de la vie » (p. 34), s’oppose à celle, anhistorique, de la philosophie. Quoique je ne sois pas convainu, Pierre Macherey ne se montre pas simplement déconstructiviste ici : il propose une vision alternative de la vérité que seule la littérature la littérature peut nous montrer. On trouve ici plusieurs bonnes idées sur le « problème difficile » de la forme littéraire de la perspective des théories alternatives de la vérité. On pourrait alors assimiler ce travail à ceux (bien qu’ils soient hétérogènes) d’Adorno, Gadamer ou Heidegger, lorsqu’ils intéressent à la vérité esthétique.

14Une tout autre perspective que celle de la vérité est à trouver dans un article précisément argumenté, dû à Judith Revel, qui traite de Michel Foucault. Elle donne à la littérature une fonction transgressive qui réunit les intérêts émancipatoires de « premiers » et « derniers » ouvrages de Foucault. J. Revel discerne dans la pensée foucaldienne deux conceptions du langage, polarisées. Il y a d’abord « l’ordre du discours », la totalité des normes d’une société qui se manifestent dans son langage et qui sont la condition de possibilité de la pensée et de l’action. Cette perspective semble supprimer toute subjectivité individuelle et s’exprime surtout dans les premières œuvres du philosophe, notamment Les Mots et les Choses (1966). Ce « premier Foucault », dans les études littéraires, a influencé le développement du New Historicism, qui regard les textes littéraires comme faisant partie d’un plus grand « champ de discours », les traites proprement littéraires n’étant pas l’objet principal de l’analyse. En revanche, J. Revel note que dans ses œuvres tardives, Foucault développe une autre conception du langage pour rendre compte de la subjectivité radicale, « une pratique de langue qui semble se refuser à la fois à l’analyse linguistique et à l’archéologie : une expérience de parole qui, précisément parce qu’elle est parole, signale le « dehors » de tout langage » (p. 87). Les actes de parole particuliers deviennent ici le lieu de la transgression, opposée au système totalisant des normes. Selon J. Revel, la littérature joue un rôle clé dans cette deuxième conception de langage et elle permet d’introduire une comparaison entre l’attitude du « dernier Foucault » et celle de Merleau‑Ponty :

[S]i, chez Foucault, la littérature est ce qui permet de faire émerger le problème philosophique […] de l’étrange chiasme qui s’instaure entre l’histoire entendue comme système de déterminations et les pratiques de liberté qui, malgré tout, y demeurent possibles, chez Merleau‑Ponty, la littérature est aussi ce qui fournit au philosophe les éléments d’une résolution du problème. (p. 96)

15Cette résolution consiste dans « l’expérimentation de structures de rapport nouvelles » (p. 98) que nous offre la littérature. Toute cette dernière partie de l’argumentation est en fait la plus intéressante pour le sujet du recueil, mais c’est à ce moment qu’elle devient aussi la plus vague : la transgression est invoquée dans une rhétorique du « dehors », sans élaborer une vision plus fine de la normativité qui comprend la façon dont des nouveautés ont elles‑mêmes une fondation normative, et sans voir les règles normatives comme une grammaire qui permet des innovations et des expressions9. À cet égard, je suis très intéressé par le fait que J. Revel trouve chez Merleau‑Ponty des arguments sur la nouveauté linguistique qui ressemblent à ceux des philosophes anglophones tels que Diamond et Putnam10, qui sont plus attentifs dans leur traitement du relativisme et de la normativité. Cela vaudrait la peine de reprendre les thèmes de cet article en mettant Foucault et Merleau‑Ponty en rapport avec ces philosophes pour mieux faire émerger les enjeux de la tradition et de la nouveauté, de l'individu et de son langage, de la littérature et de l'émancipation politique.

Styles

16La deuxième partie du recueil se penche plutôt sur les questions du style. Martin Rueff l’introduit par un article très érudit sur de différentes façons dont la morale s’inscrit dans le langage : il s’agit d’une analyse vraiment proche des entrelacs entre les problématiques de la philosophie morale et ses formes d’expression dans les textes « philosophiques » et « littéraires ». Cette analyse montre que la morale n’est pas simplement un objet d’étude (un objet décrit par le langage), mais une manière de parler, quelque chose qui s’effectue dans la force des mots. Martin Rueff développe alors plusieurs catégories pour décrire les forces morales des actes de parole. Dans la description et la prescription, il trouve les implications de la distinction « is/ought ». Puis, dans la souscription et la circonscription il décèle des relations entre les fondations d’un discours et l’enchainement logique. Sa dernière catégorie, l’ascription, concerne l’émergence du sujet dans le discours moral, ce qui est un thème central de la philosophie pratique depuis les Lumières. Le texte de Martin Rueff est riche de références et d’arguments détaillés, et les catégories qu’il esquisse me semblent très utiles. Cet article est pourtant assez bref, et je voudrais bien voir Martin Rueff employer ses catégories dans une analyse de textes plus développée, peut‑être pour mieux voir les différences de force entre des textes dits « philosophiques » et « littéraires ». Néanmoins, cette approche, tenant compte des forces morales dans la rhétorique, est prometteur, et ouvre le débat aux questions de la relation entre littérature et éthique, ce qui dont s’occuperont quelques articles suivant du recueil.

17Philippe Sabot traite de cette question éthique dans un article particulièrement claire et bien argumentée. Il s’appuie surtout sur La Connaissance de l’écrivain de Jacques Bouveresse et se penche directement sur le « problème difficile » de la forme littéraire. Philippe Sabot souligne comment Bouveresse note les problèmes avec une conception autonome de la littérature :

La défense de l’autonomie de la littérature contre les prétentions d’une critique d’inspiration réaliste et humaniste aurait […] contribué à rendre impensable l’idée même selon laquelle la littérature nous apprend quelque chose sur la réalité ou sur nous‑mêmes. (p. 140)

18Ce genre de connaissance pratique est également perdu lorsqu’on réduit la philosophie à une sorte de littérature :

une chose est de tenir la littérature pour le vecteur original de certaines connaissances et même de certaines vérités, une autre est de la tenir pour détentrice d’une vérité à part, d’ordre intuitif et de nature esthétique, à laquelle elle seule peut donner accès et qui sert de mesure à toute vérité. (p. 141)

19Je trouve ces clarifications très utiles pour le débat. Philippe Sabot examine ensuite la lecture que Bouveresse fait de Zola : si le roman expérimental n’a pas la valeur scientifique que Zola a revendiquée, il a cependant la valeur d’une expérience de pensée qui joue dans le domaine de l’éthique : la littérature, à la différence de la philosophie, est peut‑être le moyen le plus approprié pour exprimer l’indétermination et la complexité de la vie. Bouveresse soutient que, dans ses descriptions « objectives » des personnages sous l’emprise de forces extérieures, Zola met en scène une certaine vision morale dans laquelle les individus ne sont pas simplement responsables de leurs actions — c’est‑à‑dire qu’il refuse d’adopter une position moralisante dans son travail. De ce point de vue, l’argumentaire de Bouveresse se rapproche de celui de Cora Diamond, comme Ph. Sabot le note lui‑même, et en effet cet article trouverait davantage sa place dans la troisième section du recueil, où ces idées sont discutées plus en détail par Sandra Laugier. Le point de départ de la littérature n’est pas l’élaboration d’une morale, un calcul normatif, mais la complexité et la particularité des relations morales telles qu’on les trouve dans la vie ordinaire. La tâche de l’éthique est de reconnaître ce réseau de responsabilités dans toute leur ambiguïté, ce qui requiert un effort imaginatif pour se mettre à la place d’autrui. C’est ainsi que « l’éthique » désigne une attitude à l’égard du monde — une attention perpétuelle aux autres êtres, et une demande d’évaluation de sa propre conduite — plutôt qu’un système de normes prescriptives. La littérature nous aide à développer cette attitude. L’article de Ph. Sabot est pour l’essentiel un résumé du livre de Bouveresse, mais il se termine par de bonnes questions sur les limites de cette approche. D’abord, « [c]omment […] évaluer le travail proprement littéraire de l’écrivain au-delà de sa capacité à ouvrir la possibilité d’une réflexion morale […] ? » (p. 149). Ensuite, que peut‑on faire avec la littérature qui ne tâche pas de représenter des relations morales de la même manière qu’un écrivain comme Zola ? Il y a un risque, en adoptant cette approche, de perdre de vue ce qu’il y a d’autonome dans le langage littéraire. Un enjeu essentiel émerge de cet article : essayer de réintégrer les éléments les plus esthétiques du langage littéraire dans une théorie qui prenne au sérieux sa relation à la vie ordinaire.

Pratiques

20La troisième partie du recueil traite de la philosophie pratique. Le premier article de cette partie, écrit pas Sandra Laugier, est un des plus riches, mais aussi des plus difficiles du volume, et continue à élaborer les pensées sur la littérature et l’éthique déjà développées par Ph. Sabot et Bouveresse. Sandra Laugier réussit à résumer des aspects centraux de la philosophie éthique de C. Diamond et les met en rapport avec les travaux antécédents de Wittgenstein, Austin et Cavell. Elle explique ensuite l’importance de la littérature pour cette philosophie. Cet article fonctionne comme une bonne introduction à cette dernière partie du recueil, qui s’engage plutôt sur le terrain des philosophes anglophones. Comme le montre Martin Rueff dans sa contribution, l’éthique n’est pas un objet du langage mais dans le langage : « l’éthique se montre comme la logique » (p. 166). On peut alors trouver l’éthique dans nos pratiques et usages ordinaires. Il ne s’agit pas d’un travail d’abstraction mais, au contraire, d’une tentative de ramener la pensée éthique à ses fondations dans ce qui Wittgenstein appelait une « forme de vie ». Ceci veut dire aussi qu’il faut « voir en quoi appartiennent à l’expérience et à la connaissance morales des éléments non moraux, liés à la texture, la manière d’être, des autres personnes » (p. 170). Ces éléments non moraux, non rationnels — des intuitions formées par l’habitude — sont souvent à trouver dans le « non‑sens » des propositions éthiques (pour reprendre la formule du Tractatus de Wittgenstein). L’éthique est, en effet, la relation qui nous oblige à essayer de comprendre le « non‑sens » d’autrui, c’est‑à‑dire, à nous mettre à leur place pour apprécier ces éléments non moraux, non rationnels, qui sont le fondement du raisonnement éthique. Le « non‑sens », au sens strict, est quand même un aspect de notre langage ordinaire. Ainsi, écrit Sandra Laugier, « [i]l s’agit, en morale, d’explorer plus que d’argumenter » et de « changer la façon dont nous voyons les choses » (p. 171). Toute cette problématique présente une relation profonde avec le scepticisme philosophique, préoccupation de Stanley Cavell. La non‑compréhension en éthique vient du fait que deux personnes ne partagent pas de mêmes présupposés (non moraux). Ceci implique que ces personnes n’habitent pas dans le même monde conceptuel. Il y a alors une séparation entre les deux, pareille à la séparation dont le sceptique dit qu’elle nous empêche de connaître l’esprit d’un autre. L’attitude sceptique refuse de se contenter de la séparation. En revanche, l’attitude « éthique » considère cette séparation comme fondamentale et consiste dans l’effort imaginatif fourni pour la surmonter, pour se mettre à la place d’autrui. Le « non‑sens » éthique dans le langage ordinaire signale des lieux où un tel effort imaginatif est nécessaire. La littérature, pour sa part, peut nous rendre plus conscients de la manière dont l’éthique est incorporée dans le langage, elle nous ouvre à ce type de réflexion éthique proposée par Diamond, et nous aide à étendre nos capacités imaginatives pour surmonter l’indifférence du sceptique.

21Le dernier article du recueil poursuit la discussion portant sur le perfectionnisme moral chez Cavell, mais fait aussi un lien avec Foucault. Il va ainsi du pair alors avec celui de Judith Revel. Arnold I. Davidson soutient que « Sonny Rollins est l’image vivant du perfectionnisme moral » (p. 241). En détaillant la biographie et l’évolution créative du musicien, Arnold I. Davidson nous donne un exemple parfait du dépassement de soi, ce que Rollins lui‑même décrivait dans des termes éthiques. Arnold I. Davidson y décèle une nouvelle forme d’exercice spirituel. Étant donnéque l’argumentation est assez concise, son intérêt consiste surtout dans les exemples détaillés qui nous aident à comprendre les principes foucaldiens (voire cavelliens) dont Arnold I. Davidson se réclame. L’article se situe assez loin d’une discussion des problèmes de la forme littéraire, mais il est pourtant intéressant de le lire à côté d’autres contributions du recueil qui évoquent en des termes plus abstraits le dépassement des limites.


***

22Le Travail de la littérature recueille un bon nombre d’articles qui ouvrent de nouvelles perspectives sur les relations entre littérature et philosophie et vont au‑delà d’un simple brouillage des catégories. Ceux qui s’intéressent aux pensées de Wittgenstein, Cavell et Diamond dans la dernière partie sont les plus prometteurs à cet égard, mais les approches de Pierre Macherey et Martin Rueff pourraient aussi être très fructueuses si l’on étendait leurs analyses. La question de normativité et transgression chez Michel Foucault est aussi très importante à incorporer dans cette discussion afin de ne pas perdre de vue l’aspect historique et politique de l’éthique littéraire. Je ne trouve pas que le recueil profite particulièrement de son partitionnement ; néanmoins, cela n’empêche pas d’apprécier les articles pour eux‑mêmes, dont un bon nombre sont de qualité. Ce recueil donne alors une bonne introduction à l’actualité du débat et nous indique aussi quelques pistes de recherche qu’il serait très profitable de poursuivre. Si la philosophie n’est pas simplement une forme de littérature qui ne traite que de fictions et de métaphores, si l’on veut préserver une relation entre la philosophie et la vérité, même une vérité contingente, il se peut que la littérature soit une forme de pensée philosophique qui dépasse les possibilités d’argumentation logique. Peut‑être, en ramenant nos spéculations à la trame de la vie et de l’expérience, constitue‑t‑elle la forme la plus profonde — c’est‑à‑dire la moins abstraite — de la philosophie ?