Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Thomas Vercruysse

« Ceci n’est pas une carte » : Alain Milon contre la tyrannie de l’analogie

Alain Milon, Cartes incertaines. Regard critique sur l’espace, Paris : « Encre marine », 2012, 224 p., EAN 9782350880624.

1Avec son ouvrage sérieux, documenté et stimulant, Alain Milon apporte sa pierre aux études sur la cartographie, axe de recherches en plein essor, participant au spatial turn, à l’instar de la géopoétique de Kenneth White et de l’écocritique, diffusée en France par l’américaniste Alain Suberchicot, ou encore de la géocritique de Bertrand Westphal, les deux dernières étant cependant absentes de ses références affichées.

2Les « cartes incertaines » d’A. Milon se réclament assez clairement de la géophilosophie de Deleuze et Guattari (déclinée principalement dans Mille plateaux et Qu’est‑ce que la philosophie ?), tout en poursuivant le dialogue de cette dernière avec plusieurs autres méthodes ou entreprises.

3On peut d’abord citer la phénoménologie de Merleau‑Ponty, dialogue présent in absentia dans Francis Bacon. Logique de la sensation de Deleuze, qui s’appuyait, quant à lui, sur Discours, figure de Lyotard, thèse d’État magistrale se donnant pour projet de marier la pensée du dernier Merleau‑Ponty, celui du Visible et de l’invisible, avec la psychanalyse.

4La cartographie foucaldienne est également mobilisée, ce qui n’est pas surprenant car elle est tout à fait compatible avec la géophilosophie guattaro‑deleuzienne : Deleuze ne signait‑il pas, dans son Foucault, une étude intitulée « Un nouveau cartographe » ? A. Milon a le mérite de ne pas se limiter aux sommes foucaldiennes que sont L’Archéologie du savoir et Les Mots et les Choses, pour invoquer des textes comme La Pensée du dehors ou des écrits d’art moins connus tel Ceci n’est pas une pipe.

5Mais A. Milon ne se contente pas de se placer sous un horizon philosophique explicite dont on espère avoir indiqué précédemment la cohérence. Il invente aussi sa bibliothèque, où Simmel croise Koyré, et développe un véritable compagnonnage avec des peintres qui, par leurs écrits théoriques convoqués avec justesse mais aussi par le commentaire souvent original livré de leurs œuvres, témoigne d’une fréquentation certaine et d’analyses patiemment mûries.

6Nous n’entrerons pas dans le détail de ces analyses qui constituent le gros de l’ouvrage, nous contentant ici d’en interroger l’ambition générale. Ces « cartes incertaines », qui s’offrent à bien des égards comme une réflexion sur la compossibilité, concept leibnizien indiquant une compatibilité sur le plan de l’entrecroisement des données virtuelles, donnent elles‑mêmes lieu à une alliance de ressources dont il démontre la compossibilité. Il dessine ainsi, ou plutôt trace — terme‑clé du philosophe —, cartographie une machine de guerre contre des inimitiés que nous voudrions brièvement préciser.

La tyrannie de l’analogie

7Ce qui, sous l’appellation de « cartes incertaines », intéresse A. Milon, s’oppose aux « retranscription[s] de l’étendue géométrique » (p. 16) : ces archives « stérilisent les lieux qu’elles décrivent par les fixations qu’elles imposent. » (Ibid.) Contre ces cartes de l’absolue prévisibilité, qui ne drainent qu’ennui, le philosophe promeut la carte en tant qu’elle est « l’expression d’un tracé en perpétuelle métamorphose » (p. 17), horizon de la recherche d’une « distance intérieure » (p. 16) gouvernée par un « équilibre instable » (ibid.), formule empruntée tant à Klee qu’à Julien Gracq. Le contour de cette carte ne doit rien à la géométrie (euclidienne du moins) ni à la mécanique des corps : son contrat de lecture, anti‑cartésien et anti‑newtonien, est celui d’une rêverie ou d’une méditation. Il s’agit d’éviter un parcours fléché pour réfléchir à la notion d’itinéraire : l’itinéraire ici poursuivi ne consiste pas à se déplacer vers des choses clairement situées dans un repère orthonormé mais à observer « ce qui advient des choses » (ibid., p. 17). La « carte incertaine », pour pasticher Mallarmé, laisse l’initiative aux choses, les libérant de la « tyrannie de l’analogie » (ibid.), c’est‑à‑dire de la fidélité au cadastre et aux équivalences prescrites. Ainsi, A. Milon entonne un éloge de l’infidélité au sens où l’entendait Michaux (cité par ailleurs par A. Milon) : « Par fierté j’ai une conduite, disons fidèle, mais ma pensée toujours en incursion est du type infidèle1. » La cartographie, « toujours en incursion » et en excursion, requiert pour être menée cette infidélité, disponibilité vécue comme libre affranchissement à l’égard des attributs et des coordonnées2 assignés3.

8Cet affranchissement du poids de l’analogie rejoint aussi la dénonciation de l’homothétie, de la logique de réduplication du même en forme d’appauvrissement, à laquelle Martin Rueff, à la suite de Michel Deguy, se livre dans Différence et identité4. La carte d’A. Milon n’a pas pour vocation de reconduire à l’identique car, comme d’autres ont pu le dire, l’identité n’est pas l’identique.

9Le contour de la « carte incertaine » évolue en fait comme un work in progress sous l’effet d’une inflexion perpétuelle qui sourd de l’intérieur et répond à un réel en construction permanente comme elle est appelée, idéalement, à répondre de lui. Cette inflexion ne s’exerce pas au sein ce que Deleuze et Guattari, dans Mille plateaux, appellent un « espace strié5 », strié de repères visuels qui attribuent de l’extérieur des qualités ou des modalités à un corps ; l’inflexion suit « la modulation propre » du corps (p. 18), analogue à la durée bergsonienne, elle est l’écoulement d’une invention toujours recommencée ; Bergson influença d’ailleurs Deleuze de manière décisive6.

10On l’aura compris, à bien des égards, A. Milon reprend le partage établi dans Mille plateaux entre le calque,  « bêtement7 » analogique, et la carte comme invention : « elle mue, et de ses mutations la réalité s’inspire. » (p. 19) Substituer la carte (incertaine) au calque est le fait d’un changement de paradigme qui ressortit à la modernité artistique en tant que retrait de la mimesis au profit de la poiesis. Car la formulation d’A. Milon fait écho à l’aphorisme célèbre d’Oscar Wilde : « La vie imite l’art, bien plus que l’art n’imite la vie. » Si l’on a pu mettre cette maxime sur le compte d’un esthétisme un peu artificiel, il ne faudrait pas en occulter l’enjeu, considérable, d’interaction de l’art et du réel et, pour ce qui nous intéresse ici, de la carte et du réel où le premier terme du couple serait capable de prendre l’initiative. Alain Milon s’accorde ici avec les conclusions de Bertrand Westphal dont l’ouvrage majeur, La géocritique8, vouée à rendre raison des rapports unissant le texte et le lieu, parvenait à montrer que le texte devenait, notamment dans le roman postmoderne, un vecteur d’aimantation ou d’anamorphose du lieu lui‑même, du réalème. Mimant de manière ironique (car maintenant une « distance intérieure ») la réalité ou l’inventant, la « carte incertaine » donne lieu, au sens propre, par le recours à une déformation qu’on serait tenté de qualifier de « diagrammatique9 ». L’anamorphose décrite par A. Milon, invention qui fait apparaître, autant que disparaître l’objet, s’offre comme « une réalité interprétée à la mesure de l’imaginaire de celui qui l’observe. » (p. 26) La leçon dispensée au spectateur — « rien ne peut se faire sans son consentement » (ibid.) — témoigne de la dimension éthique et édifiante de l’anamorphose caractérisant la « carte incertaine » : elle est apprentissage de la responsabilité comme elle est passion de l’interprétation, formule par laquelle Evelyne Grossman définit la défiguration dans son ouvrage éponyme10, qui n’est pas sans offrir des affinités certaines avec la démarche entreprise par le philosophe cartographe.

Cartes anamorphosées, cartes intransitives

11Si les cartes analogiques sont transitives, représentant leur objet, A. Milon, fidèle à Louis Marin, pose que les cartes anamorphosées sont intransitives, en ce qu’elles se présentent « représentant quelque chose — son sujet11 », dans le « dévoilement de la réalité première de chaque imaginaire » (p. 38). Les « cartes incertaines » donnent à voir les forces formatives animant la phusis, c’est‑à‑dire la nature comme processus de croissance. A. Milon porte donc sur ses cartes le regard de Merleau‑Ponty12 observant Cézanne : « Cézanne ne peint pas la peau des pommes sur sa toile, mais des pommes qui se font en étant peintes » (p. 39), sa peinture étant « prise dans le mouvement d’une nature naturante et non naturée. » (Ibid.) La peinture animant le territoire en l’interprétant, A. Milon peut poser une complémentarité de fait entre le topographe et le peintre. Il reprend ainsi à son compte les analyses d’Arnauld et Nicole dans La Logique ou l’art de penser, pour lesquels la distinction entre carte et toile peinte ne se justifie pas, la carte peinte offrant « une grammaire générale du lieu » (p. 48).

Le discours de la carte

12Si l’on peut facilement admettre que la carte est un discours, A. Milon va jusqu’à affirmer que, ipso facto, elle « invite le navigateur à sortir de l’illusion de la description objective du lieu. » (p. 49) Le propos a de quoi surprendre : en effet, cela ne paraît pas relever du contrat de lecture passé par le navigateur avec la carte ! La carte qu’il utilise se doit, a priori, de revendiquer un régime de la clarté et de la transparence, pas un régime de l’obscurité qui ferait appel à une ascèse herméneutique. Mais la « carte incertaine », proposant « une transformation et une appropriation de l’espace » (p. 51) appartient aux « cartes en devenir » (p. 52) plus qu’aux « cartes‑mémoire » (Ibid.). Toujours dans la lignée de Louis Marin, A. Milon loue ces cartes qui sont la « trace dynamique13 » d’un postulat : celui où le « trajet‑projet apparaîtra […] comme la « projection » d’une carte à venir14. » Si l’on suit Louis Marin et A. Milon, on pourrait établir que l’horizon de la terre à découvrir sera donc appréhendé comme un horizon d’attente au sens de Jauss15. Le territoire cartographié n’étant plus « une géométrie de l’espace mais une géométrie de l’esprit » (p. 53), cette géométrie relève bien d’une herméneutique.

Pour une archéologie du pli

13La mise au jour de cette géométrie spirituelle conduit A. Milon à faire usage des concepts de l’archéologie foucaldienne, qu’il lit non comme une description mais comme une explication des relations existant « à la surface des choses16 ». L’archéologue doit établir « la carte globale de ce qui est là mais qu’on ne voit pas du fait de sa trop grande visibilité. » (p. 59) Dans la tradition structuraliste et post‑structuraliste, passer de la visibilité, aveuglante, à l’intelligibilité, n’implique ni chez Foucault ni chez Deleuze de conquérir une profondeur mais d’éclairer un agencement. L’originalité d’A. Milon va consister à rétablir la profondeur à partir de motifs chers à cette tradition, à savoir le pli (célébré par Deleuze dans son ouvrage  éponyme17) et le palimpseste, même si ce dernier est davantage traité dans son acception baudelairienne que d’après les travaux de Genette ; l’enjeu, précisé par la formule de  Merleau‑Ponty, étant d’« accéder à un être de latence18 ».

14L’esthétique du pli selon pli, apprise chez Mallarmé, insiste sur la solidarité du pli et de la mémoire dans l’édification de la réalité. La mémoire serait un enchevêtrement de plis et d’écriture en forme de palimpseste, les plis formant un seul plissement dynamique, signe de ce qu’A. Milon nomme une « empreinte blanche » (p. 62), traduction fractale des données mémorielles, « immanquablement copiée[s] et reproduite[s] » (ibid.), appelées à être déchiffrées.  Le plissement agit comme une puissance capable de former des contours, donc de tracer des cartes : le cerveau‑palimpseste, appris dans les « Visions d’Oxford » de Baudelaire, est « une superposition sans fin d’oublis qui se replient les uns dans les autres pour réapparaître, à un instant précis, sous la forme d’un trait de mémoire. » (p. 63) Le plissement mémoriel fonctionne ainsi comme un Janus : recueil voilé du passé et surgissement du nouveau coloré par ce potentiel de rémanence. Jouant sur l’étymologie de la racine sanscrite kri/kar (faire), A. Milon réduit le creare à n’être qu’un crescere, l’acte de création étant un acte de croissance car le plissement crée, sous l’effet de la croissance emmagasinée, des espaces singuliers, affirmant l’originalité de l’œuvre, et multiples, l’œuvre tirant son origine d’une œuvre qui la précède, dans un processus d’intertextualité détaillé par Genette dans Palimpsestes19.


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15L’ouvrage d’Alain Milons’affirme donc bien comme une poétologie en même temps que comme une réflexion esthétique sur la cartographie.