Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Jessy Neau

Dispositifs visuels & cinématographiques de Zola

Anna Gural-Migdal, L’Écrit-Écran des Rougon-Macquart. Conceptions iconiques et filmiques du roman chez Zola, préface d’Alain Pagès, Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, coll. « Littératures », 2012, 270 p., EAN 9782757403945.

1La composition des Rougon-Macquart, au tournant des xxie et xxe siècles, est contemporaine de ce moment très particulier de l’histoire où l’écrit commence à devoir partager son domaine avec l’écran. Proche du medium visuel et fasciné par la photographie, Zola va même jusqu’à élaborer la fameuse « théorie des écrans », sans jamais cependant franchir le passage vers la photographie.

2Dans L’Écrit-Écran des Rougon-Macquart, Anna Gural-Migdal prend pour point de départ cet arrêt de Zola au seuil des images, ce « paradoxe de l’iconique » propre au romancier, comme le formule Alain Pagès dans son avant-propos. Relevant d’une démarche interdisciplinaire, l’ouvrage d’A. Gural-Migdal propose une exploration à la fois originale et rigoureuse des dimensions iconiques et filmiques chez Zola, et cela par le biais de deux axes principaux. Le premier est celui de l’existence d’une poétique de l’image, traversant le cycle des Rougon-Macquart :

Il s’agit plus précisément d’examiner comment cette dernière est produite et construite dans la fiction zolienne à travers ce que nous envisageons comme un processus imageant. (p. 22)

3Ce premier axe, qui fonde la première partie du sous-titre de l’ouvrage — « conceptions iconiques » — donne lieu à une analyse expérimentale prenant pour appui théorique différentes conceptions du signe, empruntées autant à Peirce qu’à Hjelmslev, et de la rhétorique visuelle.

4Le deuxième axe proposé par A. Gural-Migdal est celui d’une prescience cinématographique de l’œuvre de Zola. « Filmiques » maintenant, les conceptions visuelles sont de l’ordre du cinématisme ou de l’imagicité, notions récemment mises en lumière à partir d’une réévaluation des théories d’Eisenstein. Il faut voir à ce sujet les travaux de François Albera1 ou encore le récent ouvrage collectif dirigé par Jean-Louis Bourget et Jacqueline Nacache2, qui, tout en s’appuyant sur les expérimentations du cinéaste soviétique, proposent de le dépasser en faisant du cinématisme une méthode d’analyse et d’interprétation de différents media :

Notre objet, cependant, sera non pas le seul cinématisme einsteinien, mais les cinématismes, compris comme l’ensemble des nouveaux moyens d’analyse et d’interprétation fournis par le cinéma3.

5Les cinématismes, au pluriel, constituent ainsi le fondement de la démarche scientifique d’A. Gural-Migdal, qui, sans cependant utiliser une telle terminologie, travaille à partir des notions de montage, de cadrage ou de séquence pour évaluer la portée cinématographique de l’œuvre de Zola. L’Écrit-Écran va plus loin : après avoir dégagé la teneur « cinématographique » de l’écriture zolienne, il s’agit d’aborder, en termes iconiques et filmiques, certains des motifs profonds des Rougon-Macquart, lesquels sont révélés notamment par ses hyptotextes filmiques dont il est question dans cette étude.

6L’iconique et le filmique donnent ainsi lieu à un véritable projet d’étude des Rougon-Macquart en trois temps. Les trois premiers chapitres sont consacrés à l’étude du roman de Zola dans lequel la prescience cinématographique est jugée la plus aboutie, soit Le Ventre de Paris. Les trois chapitres suivants poursuivent l’exploration de l’iconique et du filmique en prenant pour objet Germinal, mais également deux films plus ou moins liés au roman canonique de Zola, soit La Grève d’Eisenstein et le Germinal de Claude Berri. De la même manière, les trois derniers chapitres, dédiés à Nana, incluent une analyse de l’adaptation relativement méconnue de Dan Wolman, datéede 1980.

7Si, sur les neuf chapitres de L’Écrit-Écran, trois sont ainsi consacrés à l’analyse de films, c’est que ceux‑ci « contribuent à mettre en lumière les techniques d’écriture zolienne dont se sont appropriés, chacun à leur manière, les réalisateurs de ces longs-métrages » (p. 31). Prenant part à un projet cohérent, ces analyses de films ne constituent pas des parcours ex‑cursus, mais s’avèrent plutôt, en ce qu’elle jettent la lumière sur le désir zolien de montrer, des esquisses de réponse à la grande question de l’ouvrage : « le cheminement ultime des Rougon-Macquart ne serait-il pas en fin de compte d’accéder à une vérité de l’image en ouvrant la voie au cinéma muet ? » (p. 32)

Dimensions iconiques & utopiques dans Le Ventre de Paris

8Dès l’étude du Ventre de Paris, il apparaît qu’A. Gural-Migdal est à la recherche d’une façon de faire partagée par Zola et le cinéma. Cette volonté est justifiée dans le premier chapitre par le recensement des assises communes de l’esthétique naturaliste et du septième art. Il est d’abord montré en quoi les carnets d’enquête, rédigés par Zola pour différents milieux, constituent une appropriation du réel à la fois « photographique » et « impressionniste d’un regard en mouvement » (p. 33). L’auteur souligne ainsi le fait qu’il apparaît dans Le Ventre de Paris « une infrastructure de l’état d’écriture4 », qualifiée d’impressionniste, pour avancer que l’iconicité naturaliste équivaut à une « pulsion de l’image » par sa ressemblance à la reproduction photographique. Ce premier chapitre, très dense, convoque plusieurs théories sémiotiques et conceptions de l’image (Peirce, Pasolini, Kracauer ou encore Benjamin) afin d’asseoir l’intuition suivante :

À l’instar du cinéma, l’orchestration spécifique du travail d’écriture chez Zola serait fondée, non pas à partir de concepts ou d’idées abstraites, mais à partir d’images. (p. 35)

9L’hypothèse, qui légitime à elle seule l’ouvrage, mène A. Gural-Migdal à distinguer dans Le Ventre de Paris une « rhétorique filmique de la métaphore » (p. 46), où les images développées possèderaient une certain pouvoir d’engendrement, ainsi qu’une rythmique du montage dont il sera question dans la suite de l’analyse du roman. Le Ventre de Paris serait en effet construit sur une dynamique palingénésique, en circulus, que la notion de montage permet d’éclairer de manière originale par son ambivalence — à la fois fragmentation des contenus et rapprochement des hétérogènes. Le deuxième chapitre explore ainsi le fonctionnement en cycle-cercle du roman, par le biais d’une étude des variations de lumière, de la construction du personnage de Lisa, et encore par une analyse des Halles.

10Si les Halles sont bien au cœur du Ventre de Paris, elles sont aussi au centre d’une plus vaste configuration, celle de l’utopie. Le troisième chapitre oppose deux visions de la société dans le roman — celle de Lisa, charcutière bourgeoise et conservatrice, et celle de Florent, marginal en proie à un délire anarchiste. Deux images de Paris s’opposent alors, deux imaginaires circulaires du ventre — l’un monstrueux, l’autre fécond —, qui sont autant de réalisations de l’utopie, l’une en dissonance, l’autre en harmonie. Les Halles de Paris sont construites par un système de montage circulaire, allant jusqu’à offrir dans son versant négatif un véritable «dispositif de surveillance » (p. 61) que Florent subit comme lieu d’un délire paranoïaque. Fécondité et abondance, monstruosité et aliénation sont les deux pôles d’un véritable imaginaire de l’utopie en construction chez Zola, le paradoxe étant constitutif de l’utopie : il est, comme le rappelle l’auteur, refus subjectif du réel assujetti à un schéma rationnel de perfection. Ce troisième chapitre constitue donc une entrée en matière significative, puisque la dimension iconique ou visuelle de l’écriture zolienne alimente une analyse en profondeur des mécanismes utopiques — « état métaphysique » selon Comte — dans le roman :

Dans Le Ventre de Paris, l’économie du texte revêt un caractère iconique parce qu’elle est entièrement filtrée par l’image de Paris, dont elle travaille l’imaginaire et la symbolique pour engendrer deux formes utopiques du progrès qui, bien que de nature opposée, ont en commun d’être marquées négativement. (p. 91)

L’épique de Germinal de Zola & de La Grève d’Eisenstein

11C’est par une démarche analogue que l’auteur aborde Germinal,qu’il s’agit d’envisager sous l’angle d’une « héroïsation et esthétisation épique du féminin ». L’épique féminin de Germinal prend sa source dans un épique de l’instinct, selon A. Gural-Migdal qui se réfère ici à Deleuze, pour qui « le germen est la fêlure » — faisant de la grève le lieu de craquement. L’épique féminin de Germinal est décliné selon trois modalités clairement délimitées, et l’auteur propose d’abord de :

[…] voir comment l’écriture de la grève contribue à faire jouer un rôle important à la femme dans Germinal, car elle est principal vecteur d’une héroïsation de l’instinct qui débouche sur l’acquisition d’un savoir. D’autre part, voir en quoi la féminisation de la grève nourrit les registres du naturalisme et de l’épique, pour instaurer une esthétique du spectaculaire de l’ordre d’un débordement de la matière psychologique. Enfin, voir comment esthétisation et héroïsation confèrent une dimension nouvelle aux personnages de la Brûlé, Maheude et Mouquette. (p. 95)

12Si le chapitre semble moins nettement traversé par les dimensions iconiques et filmiques de l’écriture zolienne, il crée tout de même un passage entre la « lignée germinale » — la préservation d’une lignée que les femmes de Germinal réveillent par une « pulsion d’appartenance » (p. 101) — et la « germination » — une fécondité guerrière amenée par l’événement de la grève — par le moyen de la « scénographie » romanesque. Le terme, ici, semble davantage se référer à un dispositif visuel qu’à la catégorie d’énonciation proposée par Dominique Mainguenau. C’est donc dire qu’une chaîne de solidarité visuelle est mise en place dans Germinal entre lignée et germination. Cette chaîne est prise en charge par un réseau de filiation et de transmission essentiellement relatif à trois personnages, soit la Brûlé, la Maheude et la Mouquette.

13Le Germinal de Zola est ensuite abordé sous l’angle original de l’étude de longs-métrages, qui inaugure une nouvelle démarche dans L’Écrit-Écran. C’est ici La Grève d’Eisenstein qui sert d’hypertexte au roman de Zola, bien que le film n’en soit pas une adaptation. Au-delà de l’admiration éprouvée par le cinéaste soviétique pour le romancier naturaliste et des nombreux passages d’essais théoriques d’Eisenstein consacrés à Zola, nombreux sont les points communs relevés par A. Gural-Migdal entre le réalisateur et l’écrivain. L’étude comparée de La Grève et de Germinal  se fonde principalement sur le cadrage et le montage, établissant dans les deux œuvres une pré-existence du cadre aux personnages. Cependant, c’est moins en termes d’analyse littéraire et filmique que l’essai propose une comparaison entre Zola et Eisenstein qu’en termes de démarches respectives des artistes.

14A. Gural-Migdal relève que les deux artistes ont théorisé leurs pratiques « après coup ». Le Roman expérimental est rédigé en 1879, au cours de la rédaction de Nana, et « Le montage des attractions » date de 1925, tout juste après la réalisation de La Grève. C’est que, chez Eisenstein et Zola, l’écriture filmique ou romanesque est d’abord envisagée comme expérimentation. À ce sujet, l’auteur cite Steven Bernas :

Expérimenter est un terme importé des sciences expérimentales du xixe siècle, dont l’enjeu était la recherche. Le principe de l’expérience reposait sur des hypothèses à démontrer, des postulats à trouver. Ainsi la science ne savait pas tout, mais travaillait à découvrir. On a alors opposé sciences expérimentales et sciences exactes, dites dures par opposition aux sciences humaines, dont les objets relevaient de toutes les attentions de chercheurs émérites. Le statut de l’expérimentation semble bien le principe même de la recherche qui ne sait rien d’avance et qui trouve dans l’expérimentation l’objet de son travail invisible. À la suite des scientifiques, le naturalisme a voulu envisager l’écriture comme une expérience ou une expérimentation […]. Eisenstein a repris cette possibilité de l’expérience à travers la notion de montage, de fragment, d’image, de mouvement5.

15La réflexion de Zola et celle d’Eisenstein se font ainsi par un travail qui emprunte à des protocoles scientifiques, à une méthode que les dossiers préparatoires du romancier mettent, par ailleurs, encore plus de l’avant que ses écrits théoriques, rappelle A. Gural-Migdal. Les deux créateurs, souligne-t-elle encore, font sans cesse référence à la musique et à la peinture dans leurs écrits théoriques, par un souci d’universalisation de la pratique artistique.

16En ce qui a trait à la conception de l’image, Eisenstein et Zola peuvent être rapprochés avant tout parce qu’ils possèdent tous les deux une approche matérialiste de la forme, à double vocation.

L’image chez Zola comme chez Eisenstein nous semble donc reposer sur une conception à deux degrés, car elle est à la fois image-objet prise dans sa chair, sa matérialité isolée, qui agit par elle-même, de sa propre énergie opératoire, et image-signe qui participe d’une poussée analogique dont l’ensemble vient former un tout. (p. 121)

17Cette dualité dans la conception de l’image trouve sa réalisation dans des transferts apparents d’images-objets à images-signes. La multitude d’objets décrits dans Au bonheur des Dames dont les couleurs claires imprègnent l’imaginaire visuel, donnant lieu à une « exposition de blanc », est ainsi à mettre en parallèle avec la manière dont Eisenstein conçoit d’une manière générale sa mise en scène, comme « organisation d’un ensemble de fragments du milieu ambiant, arrachés selon un calcul conscient pour amener le spectateur à éprouver le choc des images et à se confronter au motif idéal final » (p. 124‑125), autrement dit, cette manière de transferts chez Zola rappellerait le fameux montage d’attractions d’Eisenstein6.

18Enfin, le dernier point commun qu’il est pertinent de relever est la présence du dramatique chez les deux artistes. S’il est bien connu que Germinal a été conçu comme un drame en cinq actes, il faut également rappeler qu’Eisenstein a commencé sa carrière en tant que décorateur de théâtre.

19Deleuze est convoqué pour souligner que la théorie du montage d’Eisenstein ne se fait pas simplement en opposition au théâtre — la pensée du « montage d’attractions » se construisant même d’abord par référence au théâtre :

[…] le concept si difficile d’Eisenstein, « montage d’attractions », […] ne se réduit certes pas à la mise en jeu de comparaisons ni même de métaphores. Il nous semble que les « attractions » consistent tantôt en représentations théâtrales ou de cirque […], tantôt en représentations plastiques […] qui viennent prolonger ou relayer l’image. […] Certes, l’attraction doit d’abord se comprendre au sens spectaculaire. Puis aussi en un sens associatif : l’association d’images comme loi d’attraction newtonienne ? […] Mais plus encore, ce qu’Eisenstein appelle « calcul attractionnel » marque cette aspiration dialectique de l’image à gagner de nouvelles dimensions, c’est-à-dire à sauter formellement d’une puissance dans une autre7.

20En plus de l’investissement total du spectateur requis par le cinéma d’Eisenstein — analogue à celui du spectateur de théâtre —, A. Gural-Migdal souligne le caractèreconstructiviste des films du cinéaste soviétique :

Objets et décors sont porteurs d’enjeux à la fois artistiques et idéologiques car, dans leur fonction productive, ils font valoir une volonté constructiviste de s’approprier une technologie moderne pour promouvoir une fonctionnalité qui contribue à l’édification du progrès social. (p. 130)

21Le cadrage chez Eisenstein ne diffère pas d’une manière de faire, au cinéma comme au théâtre, pour ainsi dire « excentrique » : les objets et les machines emblématiques de la modernité sont pris dans leur dimension autoréférentielle tout en référant à leur contexte idéologique de leur production. Ou pour le dire comme Fr. Albera qui pointe qu’il s’agit bien de « faire passer la logique de la machine dans le filmage8 ». C’est en cela que Zola et Eisenstein sont ici rapprochés par l’auteur, qui conduit une analyse comparée de Germinal et de La Grève du point de vue du cadrage, en association avec le montage. L’alliance rigoureuse des deux donne lieu à des chaînes de motifs métonymiques et métaphoriques pour construire une idée globale en rapport avec l’idéologie véhiculée : chaque objet, chaque élément ou même chaque personnage de La Grève ou de Germinal est saisi en rapport avec un appareil idéologique qui le détermine et le construit, en même temps que le signe le construit et le détermine à son tour. C’est ce rapport — le montage— qui instaure ce jeu de va-et-vient entre l’image et ses implications idéologiques, et la façon dont Germinal procède — par chocs et associations— se révèle éclairée d’une lumière cinématographique convaincante par A. Gural-Migdal dans sa comparaison avec La Grève.

Nana : de l’éthique du luxe au voyeurisme cinématographique

22Après un chapitre consacré au Germinal de Claude Berri, dans lequel l’auteur se penche sur la notion de « fabrique » romanesque ou filmique9, c’est sur Nana que la lecture iconique et filmique est amenée à s’aventurer.

23Ici encore, plusieurs angles permettent d’aborder le roman de 1880. Celui de la « théâtralité et de l’éthique du luxe » (p. 181), d’abord, fait l’objet d’un chapitre considérant différentes économies du luxe présentes dans Nana. En évoquant notamment Baudelaire, Aragon, Mandeville et Kant, l’auteur pose quelques prémisses sur la dimension morale et esthétique du luxe. Ce chapitre propose d’en analyser les diverses représentations par le biais du personnage de Nana, en se référant essentiellement aux travaux de Gilles Lipovetsky et Élyette Roux sur l’histoire du luxe10 pour examiner comment celui-ci est à la fois « reflet et critique du monde moderne tel que représenté par la société du Second Empire » (p. 183).

24Le personnage sulfureux de Nana, par sa situation contradictoire entre haute société et bas-fonds, entre l’éphémère de la mode et le temps mythique, symboliserait ainsi le moment paradoxal où, dit Baudelaire, « l’éternel est tiré du transitoire »11. Les différentes formes du luxe dans Nana iraient, selon l’auteur, de ses formes mythiques à ses variations postmodernes. La luxure, les jeux d’image et de parure sont autant d’aspects relevant d’une écriture visuelle que le chapitre examine de manière précise, en se focalisant sur certains passages du roman qui sont de véritables « scènes » autour du jeu entre paraître, apparaître et disparaître.

25C’est surtout en orientant la lecture vers l’« économie de l’excès et de la dissolution » (p. 192) de Nana que la dimension critique de la modernité acquière toute sa portée. Avec une grande justesse, l’auteur rapproche le personnage de Nana de la figure marginale du dandy, avec laquelle l’héroïne subversive possède de nombreuses similitudes, comme cette sorte d’« aristocratie de l’esprit qui la met au-dessus de l’argent et des hommes » (p. 192). Révolte, dégoût de tout et « instinct anarchique » de Nana (p. 193) amènent le roman vers une forme de modernité suicidaire, frappée de dépense et d’excès :

Nana en fin de compte apparaît comme l’incarnation critique du progrès tel qu’on le conçoit aujourd’hui dans nos sociétés libérales, car elle cautionne la circulation de l’argent acquis par tous les moyens et son gaspillage effréné, ce qui constitue le moteur même d’un capitalisme sauvage où règne la corruption. (p. 195)

26En effet, l’auteur dépasse finalement le constat d’une critique du progrès moderne par le biais du luxe dans Nana. Le roman entretiendrait également un lien avec le postmodernisme, avance-t-elle, car « l’éthique y relève de la manière dont le personnage se construit par une esthétique à caractère hautement visuel, qui consiste à “se mettre en spectacle” sous le regard du lecteur » (p. 195). Parce que le luxe relève dans Nana du spectaculaire, et a donc à voir avec des jeux de simulation (mises en scène de soi, constitution d’un look, alliance de la création et du marketing), mais aussi parce que le luxe est davantage un effet théâtral qu’un effet de réel dans le roman, Nana revêt une dimension que l’auteur va jusqu’à qualifier de postmoderne12.

27Si la simulation et l’idée de mise en scène de soi interviennent pour donner une dimension théâtrale au luxe dans Nana, il faut voir que celle-ci se double également d’une dimension pornographique, en référence à Jean Baudrillard, dans une hypervision à laquelle participe l’objectivation pure de la femme13. Non seulement rien n’est caché de Nana, mais la manière dont on l’offre au regard relève bien de la cinématographie pornographique — en témoigne la première apparition de Nana, montrée du point de vue des spectateurs14.

28Le chapitre VIII se propose ainsi de démonter les rouages du dispositif visuel pornographique, érotique ou obscène dans Nana, en distinguant bien ces trois mécanismes qui se complètent pour réaliser cet excès de vision et la sexualisation extrême de cet univers romanesque. Empruntant de nombreuses analyses aux porn studies, l’auteur du présent ouvrage révèle de façon très pertinente le dispositif à l’œuvre dans Nana, qui réalise dans l’excès la vocation obscène de toute représentation visuelle. C’est en cela qu’ici encore, le Zola pornographe est avant tout un Zola cinéaste avant l’heure, puisque son moteur est bien le frisson du visible, le « frenzy of the visible » selon le titre de l’ouvrage de Linda Williams pour qui tout désir d’image est d’essence voyeuriste15.

29Ces considérations font directement transition vers le dernier chapitre, dont l’objet est l’adaptation cinématographique de Nana réalisée par D. Wolman en 1982. Confiné au registre porno soft, le film n’a pas eu un très fort retentissement, et peu de critiques lui ont été consacrées à sa sortie. C’est pourtant, selon A. Gural-Migdal, son caractère pornographique même qui fait du long-métrage un hypertexte pertinent du roman de Zola. La visée de ce dernier chapitre est ainsi de réévaluer la manière dont le pornographique vient appuyer un véritable discours et servir un objectif, « celui de nous ramener aux mécanismes fondateurs du cinéma à travers une mise en scène des corps, convoquant des dispositifs voyeuristes ». (p. 222‑223) L’apparition du personnage de George Méliès au début du film est ainsi à envisager comme une clé de lecture, car outre le fait de renforcer le lien entre l’univers de Nana et le cinéma des premiers temps, Méliès présente Nana comme son actrice, préfigurant la naissance de la star et de « l’icône fétichiste » (p. 224).

30C’est dans cette figure alliant glamour du cinéma des premiers temps et sexualisation du corps féminin qu’A. Gural-Migdal instaure principalement le dialogue entre le Nana de Zola et celui de D. Wolman. De la même manière que La Grève révélait certaines des dimensions filmiques de Germinal, l’adaptation de Nana éclaire sous un jour nouveau, par des figures et motifs absents du texte d’origine, certaines des dynamiques visuelles autour du luxe et du voyeurisme présentes à un autre niveau dans le roman.

31Ce mouvement critique d’analyse du film reportée ensuite sur le roman se penche d’abord sur le burlesque du film de D. Wolman, l’univers de Nana étant transposé dans un cadre érotique de spectacle dénudé, avec son réseau d’images de paillettes, bas résilles et corps dansants mis en scène. Le burlesque a ainsi vocation à révéler, dans un geste rétrospectif, la nature d’instrumentalisation du corps de Nana dans le roman de Zola, devenu cette figure luxueuse et postmoderne qui était évoquée au début de cette partie. Les manières dont D. Wolman construit une symbolique de la femme dans le milieu du spectacle, engendrent une forte charge spéculaire sur la production de l’image et sur la place du féminin dans cette production, toujours ayant partie liée avec le voyeurisme inhérent au dispositif cinématographique. La situation en bout de parcours de l’analyse du film tient donc toute sa cohérence, puisqu’en faisant du personnage de Nana une égérie du monde du spectacle et de George Méliès, le roman de Zola se voit ainsi thématiquement relié au cinéma des premiers temps.


***

32Dès lors, la question posée au début de l’ouvrage — « le cheminement ultime des Rougon-Macquart ne serait-il pas en fin de compte d’accéder à une vérité de l’image en ouvrant la voie au cinéma muet ? » — trouve une réponse résolument affirmative à la fin de la lecture de L’Écrit-Écran. Affirmative, par la rigueur et la justesse des théories sémiotiques mises de l’avant dans les premiers chapitres, qui s’appliquent d’une manière particulièrement convaincante à la vocation du naturalisme zolien. Le désir de tout montrer tient chez Zola à un protocole du regard qui engendre des manières inédites de guider l’œil du lecteur, de nouveaux « régimes scopiques » qu’Anna Gural-Migdal expose d’une façon précise et originale. Le seul regret à formuler est que l’on aimerait que d’autres romans du cycle des Rougon-Macquart soient évoqués, même brièvement, selon la place qu’ils tiennent dans ce dispositif visuel. Mais l’on doit sans doute considérer Le Ventre de Paris, Germinal et Nana comme un corpus exemplaire, et des excursions vers d’autres textes zoliens ne sauraient se passer d’analyses approfondies.

33C’est également une réponse plurielle qu’offre A. Gural-Migdal à sa question initiale, puisque son cheminement conduit vers trois longs-métrages qui tiennent tous une place particulière dans le propos de l’ouvrage. Ces analyses agissent comme révélateurs : les films considérés comme hypotextes — présumés ou réels — éclairent par des chemins détournés, éclairent les stratégies discussives de Zola d’un nouveau jour. Le caractère a priori digressif de certains chapitres est ainsi contrebalancé par leurs conclusions — qui se font, il est vrai, parfois attendre assez longtemps — qui ramènent finalement toujours le lecteur à la question d’une prescience cinématographique chez Zola.

34C’est un lecteur amateur de détours interdisciplinaires, de liberté méthodologiques et d’échappées théoriques multiples autour de la représentation discursive et de la construction du sens par l’iconique qui se laisse convaincre par cet essai. Les analyses filmiques, s’imbriquant naturellement dans la démonstration de ces différents régimes visuels à l’œuvre chez Zola, sont aussi riches que les nombreuses analyses de passages tirés des romans, et participent à la cohérence d’un propos qui, tout en allant au bout de réflexions diverses sur l’iconique, trace une ligne progressive atteignant bien son point d’arrivée : une compréhension inédite de l’expérience pour voir chez Zola.