Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Octobre 2013 (volume 14, numéro 7)
titre article
Violaine White

Ce que la carte dit dans l’art

Karen O’Rourke, Walking and Mapping : Artists as Cartographers, Cambridge : MIT Press, 2013, 360 p., EAN 9780262018500.

1Dans ce travail très audacieux, Karen O’Rourke explore l’application de la cartographie et de la marche par les artistes d’avant‑garde des soixante dernières années. Si la marche constitue un véritable topos dans l’art moderne et postmoderne, l’ouvrage de K. O’Rourke témoigne de son renouvellement constant dans l’art contemporain. Les folles balades rassemblées dans ce volume font de la manipulation du territoire un art performatif à part entière, un moyen d’appréhender et se réapproprier l’espace immédiat et d’y prendre place. « Une carte plus grande que le territoire », pour reprendre le titre de l’une des œuvres de l’artiste, cet ouvrage constitue un réseau ahurissant de travaux en relation avec la marche et la carte, une « base de donnée » en devenir faisant voyager le lecteur à travers tous les genres et tous les continents.

2Le cheminement de K. O’Rourke dans ce labyrinthe de projets lui permet de poser des questions fondamentales sur la conception, la diffusion et la réception de l’art, sur la forme artistique et sur le rôle du concepteur et des participants. Si cette progression en rhizome manifeste une certaine tendance classificatoire, elle souligne également une grande vigilance quant au pouvoir d’organisation octroyé par le statut d’auteur et le désir de ne jamais condamner ces œuvres d’art au carcan d’une structure à tout le moins ethnocentrique.

La marche mise en scène

3La typologie de l’art de la marche qu’institue K. O’Rourke repose sur la nature des règles établies par l’artiste. L’auteure oppose les « top‑down » et les « bottom‑up walks », des modèles de promenades descendants et ascendants selon le degré de contrôle du concepteur sur le produit fini. Elle compare également les « shaped » et les « open‑ended walks », les marches façonnées et les marches amorphes. K. O’Rourke suggère en fait l’éventualité d’un barème, « a continuous scale from entirely preconceived to entirely self-organized (both extremes are theoretical), with each specific work falling somewhere in between » (p. 99). Ses remarques sur l’utilisation de la marche dans la danse des années 1960 montrent comment certains artistes la considèrent comme un outil d’analyse et d’autres comme un objet d’étude : sa nature performative fait de l’artiste un metteur en scène, parfois même un marionnettiste, dirigeant ses acteurs avec plus ou moins d’indications scéniques et laissant une part plus ou moins grande au processus décisionnel, à l’inconscient et au hasard.

4Dans une marche façonnée, l’artiste établit un protocole en dessinant une forme géométrique sur une carte. Les exécutants (l’artiste lui‑même et ses collaborateurs) obéissent le plus strictement possible aux directives. Le choix d’une figure (une ligne droite, un cercle, un échiquier) fixe des limites spatiotemporelles au déplacement tout en lui prêtant une dimension symbolique, permettant de dénoncer les frontières sociales ou politiques. Ainsi, selon l’auteure, suivre une ligne droite tracée entre Manhattan et l’aéroport JFK a permis à Laurent Malone et Dennis Adams d’engager une lecture critique du plan urbain de New York : en s’éloignant du tracé des cartes officielles, ils ont su déconstruire l’ordre établi, détruire l’illusion de la façade et engendrer un nouveau récit. Pour K. O’Rourke, la marche façonnée est gratifiante pour les marcheurs : « Most of these walks offer a kind of closure » (p. 72). Cela dit, il semblerait surtout que la réalisation du protocole révèle l’absurdité de ce sentiment lorsqu’ils sont confrontés aux obstacles physiques ou politiques que la carte n’indiquait pas. L’art de la marche n’est‑il pas qu’une expérience du simulacre toujours recommencée ?

5En tant qu’œuvres d’art, ces continuelles manipulations de territoires soulèvent les sempiternelles questions de la représentation et de la contrainte formelle. Le protocole des marches amorphes (« open‑ended walks ») ne désigne plus une trajectoire sur une carte mais une suite de directives. Ce sont les caractéristiques du terrain et l’exécution des règles préétablies qui décident de la forme de la promenade, et cela bien que le protocole de départ fixe des limites spatiotemporelles (une heure pour City System, une journée pour la dérive de Guy Debord ou un an pour One Year Performance de Tehching Hsieh). Selon K. O’Rourke, ce type de protocole qui ordonne au marcheur de se laisser guider subjectivement ou objectivement a pour but ultime la désorientation. Il engendre une expérience kinesthésique permettant de relire l’espace : « If a circular walk is seen as a noun, then these works are more like verbs » (p. 73). En naviguant à travers ces types de balades, de la flânerie solitaire à la marche algorithmique, en passant par les excursions dada, l’errance surréaliste, la dérive situationniste, la marche oulipienne, etc., c’est l’histoire littéraire et artistique du vingtième et du vingt‑et‑unième siècles que K. O’Rourke nous fait parcourir.

La marche, la carte & le pouvoir

6Les analyses de Walking and Mapping s’orientent constamment vers le potentiel subversif de la marche et de la cartographie. Sans pourtant s’enfoncer dans les eaux troubles des relations entre l’artiste et la « multitude », K. O’Rourke déclare que marcher équivaut à prendre une position radicale en s’identifiant avec le peuple et en résistant à toutes les exploitations. Elle considère que consciemment ou non les interventions contemporaines sur l’espace public ou privé, réel ou virtuel — les carnavals, les flash mobs, la guerrilla gardening, ou encore la création de réseaux WIFI gratuits — participent du même but que celui des situationnistes : la pratique de l’espace appellerait la création d’un nouvel ordre social. Les travaux présentés dans les deux derniers chapitres montrent l’engagement politique et les risques encourus par certains « artistes‑activistes ». Parmi eux, deux projets particulièrement frappants dénoncent les conséquences humanitaires de la défense des frontières nationales. D’après K. O’Rourke, dans Naguère en Palestine dans lequel Raja Shehadeh fait le récit de six promenades ponctuées de rencontres dans les environs toujours plus inhospitaliers de Ramallah, le lecteur contemple le démantèlement du territoire palestinien et goûte au temps privilégié de la promenade comme à celui du partage : « Like shared meals in Mediterranean cultures, an afternoon spent walking together is way of connecting with others, take care both of oneself and each other » (p. 243). Citons également Transborder Immigrant Tool, une carte GPS très controversée créée par le collectif Electronic Disturbance Theater/b.a.n.g Lab dont le but était de guider les immigrants mexicains traversant la frontière américaine vers des barils d’eau. Le voyage de K. O’Rourke au‑delà des frontières occidentales souligne la portée politique de la marche dans l’ère postcoloniale.

7Les projets de cartographie se réclament du même mouvement de résistance au pouvoir. Dans son introduction, K. O’Rourke affirme que la carte offre une projection idéologique permettant à l’utilisateur de se figurer dans un espace déterminé. Elle insiste sur les rapports entre le pouvoir et la gestion du territoire : « Geographical location is just one of the ways of ordering information » (p. 177). Les travaux des cartographes contemporains suggèrent la possibilité de détourner les cartes officielles en les annotant ou en s’y positionnant autrement, de modifier le réel en produisant de nouvelles cartes. Ainsi, la formation de plans à partir de traces GPS aide le spectateur à prendre conscience de la signification politique de ses mouvements quotidiens ou de ceux des marchandises qu’il consomme. D’autres performeurs, en manipulant leurs propres traces digitales, dénoncent la société de contrôle. K. O’Rourke débusque admirablement des artistes qui, en tournant leur regard vers l’œil panoptique, ont savamment détourné ces outils de surveillance, et cela de façon esthétique et sur un ton ironique. Elle décrit par exemple un ensemble multimédia consistant en un astucieux jeu du chat et de la souris conçu par l’artiste Jill Magid avec la collaboration du personnel de sécurité publique de la ville de Liverpool : l’ensemble comprend un site web, un film et un livre créés à partir de séquences filmées par les 224 caméras de vidéosurveillance de la ville, des requêtes en forme de monologues envoyés aux cameramen et d’instructions pour suivre la jeune femme aisément reconnaissable à son trench‑coat écarlate. Tout aussi surprenant, The Orwell Project qu’Ahasan Elahi a entrepris après sa détention par les services d’immigration des États‑Unis qui le soupçonnaient d’activités terroristes : depuis ce jour, ce jeune Américain d’origine bangladeshi tient sur son site web un journal de ses propres métadonnées et publie tous ses faits et gestes. Selon K. O’Rourke, « someone who controls his public image to this extent has become nearly invisible » (p. 218). Ces artistes d’avant‑garde réaffirment leurs libertés par les moyens avec lesquels on les menace. Avec une démarche esthétique étrangère à celle d’Edward Snowden, leurs interventions — ainsi que la notoriété que leur donne la critique — sont autant d’appels à la vigilance citoyenne et à l’affranchissement.

« Faite par tous & non par un »

8La distinction de modèles descendants et ascendants dans cette analyse parallèle de l’art de la marche et de la cartographie autorise K. O’Rourke à engager une excellente réflexion sur la production et la consommation de l’art. L’ouvrage donne raison à Walter Benjamin pour qui tout lecteur est un auteur potentiel (198). Il nous semble que les expériences de promenade négociée que l’auteure répertorie « surpassent » de loin les expériences surréalistes : citons par exemple le scénario d’Ici‑Même, dans lequel les participants cheminent à travers la ville avec un tuyau en PVC, provoquant le secours ou l’hostilité des passants, ou encore la marche collective conçue par Ciríaco et Sonnberger pour laquelle une douzaine de participants regroupés dans un large élastique progressent dans les rues de Paris. K. O’Rourke soulève non seulement la question de l’engagement mais également celle de l’éthique de la collaboration, qui consiste à savoir si la pratique relève d’une instrumentalisation des participants ou d’une expérience émancipatoire ou fictionnelle commune. K. O’Rourke démontre avec brio les avantages et les dangers de la cartographique collaborative. Elle mentionne quelques projets de cartes alternatives donnant l’occasion aux populations subalternes de manifester leur propre projection du monde ainsi que des sites web comme Substract the Sky de Sharon Daniel qui vise à créer une « métacarte » offrant une visualisation dynamique et horizontale de projections multiples (p. 199). Selon K. O’Rourke, parce que le résultat de projets de cartographie collaborative numérique dépend entièrement de la perception des utilisateurs, les pratiques cartographiques ascendantes ne sont pas forcément plus démocratiques que celles des agences nationales de cartographie. Le décèlement d’espaces sous‑représentés dans OpenStreetMap appelle chez l’auteure une référence opportune à La Ferme des animaux : « some places are more equal than others » (p. 196). L’analyse des modalités de collaboration et de réception de ce vaste corpus d’œuvres d’art constitue probablement l’un des aspects les plus saisissants de Walking and Mapping.

Dérives

9Malgré son appareil théorique approprié (Augé, Benjamin, Certeau, Debord, Lefebvre, Virilio, pour ne citer que les plus célèbres), définir Walking and Mapping comme un traité de style universitaire ne rendrait pas justice à l’agrément que sa lecture procure. Parlons plutôt d’une prospection artistique ou encore d’un récit avec ses anticipations et ses retours. K. O’Rourke elle‑même considère son livre comme la trace de réflexions nées lors de sa propre progression sur les chemins frayés par d’autres artistes. En fait, l’auteure n’a pas cherché à épuiser son sujet : elle admet d’ailleurs avoir repéré certaines pistes qu’elle dit vouloir examiner plus tard.

10La lecture de Walking and Mapping est peut‑être comparable à une expérience de dérive. Bien que la structure du livre désoriente d’abord le lecteur, celui‑ci prend bientôt un grand plaisir à suivre K. O’Rourke dans les récits de ses propres expériences. La description des projets artistiques auxquels elle a participé — seule ou bien accompagnée de son fils, de ses étudiants ou d’autres participants inconnus — s’avère essentielle à la discussion d’œuvres pour la plupart éphémères et ponctue le livre de textes narratifs. Parmi de nombreux exemples, K. O’Rourke fait le récit psychogéographique de la marche algorithmique à travers Orléans‑La‑Source dirigée par Wilfried Hou Je Bek. Il s’agit d’une intervention pour laquelle on se dirige dans un espace urbain muni d’un papier et d’un crayon en répétant l’algorithme préétabli par l’artiste. La perte de repères suscite chez O’Rourke une attention renouvelée à son environnement :

A light wind, leaves rustling, chestnuts rolling off a sloped roof, in the distance the staccato rhythm of heels on the pavement. Another pscyhogeographer ? Feet moving, fresh air, regular breathing that accelerated when I ran. (p. 1)

11Ces récits occasionnent des réflexions critiques et historiques sur l’évolution de concepts tels que la psychogéographie ainsi que des digressions vers des textes littéraires, ceux de De Quincey ou de Baudelaire par exemple. Et, parfois, le lecteur lui aussi bifurque et s’en va sur le web découvrir à son tour les projets artistiques auxquels les notes le renvoient continuellement.


***

12Si, comme Karen O’Rourke l’indique dans sa conclusion, l’idéal serait d’inscrire dans un dépositoire durable toutes les œuvres capables d’enfanter de nouvelles réflexions sur la marche et la carte, ce travail pose d’excellentes bases. Walking and Mapping sera indubitablement une grande source d’inspiration pour l’écrivain ou le critique littéraire. Certes, celui‑ci sera assez surpris par quelques absences, en particulier celle des projets de Jean‑Philippe Toussaint ou encore celle de Milles plateaux de Deleuze et Guattari ; il pensera peut‑être que les références de K. O’Rourke à certains textes incontournables ne figurent qu’avec peu de commentaires et de renvois à la critique littéraire ; il trouvera sans doute que les textes d’écrivains tels qu’Alexakis, Beckett, Char, Gracq, Le Clézio ou Réda, pour ne citer que le contexte français, enrichiraient certains propos de ce volume. Étant donné le nombre d’œuvres d’art à l’étude dans ce volume, de telles critiques s’avèrent difficilement justifiables. Ces écrivains cartographes pourront d’ailleurs figurer sur « la carte des cartes » que K. O’Rourke entrevoit : leur présence aux côtés des textes occasionnés par ce foisonnement de projets multimédias poursuivra probablement la conversation amorcée par Walking and Mapping sur l’espace littéraire, la géocritique ou encore l’évolution de la trace et de la forme littéraire.