Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mars 2023 (volume 24, numéro 3)
titre article
Laurence Roussillon‑Constanty

Éloge de la curiosité

In praise of curiosity

1« La curiosité est un vilain défaut », dit l’adage, et pourtant l’ouvrage d’Antoine Schnapper, Le Géant, la Licorne et la Tulipe, dont la première publication date de 1988 (Flammarion) démontre parfaitement à quel point la curiosité est un moteur essentiel d’une recherche fructueuse et même, pour employer un adjectif à la mode, innovante.

2Dans cette deuxième édition de l’ouvrage, le texte a été revu et complété par les éditeurs à partir des notes de l’auteur et le présent livre présente donc un double intérêt : pour le lecteur averti ayant déjà une bonne connaissance des récents travaux sur les cabinets de curiosités, le livre offre une sorte de regard rétrospectif sur un domaine tout à fait riche dont la légitimité a été en partie reconnue grâce à ce livre fondateur d’Antoine Schnapper sur le sujet (et aux recherches tout aussi fructueuse de Krzysztof Pomian sur les collectionneurs1) ; pour le lecteur novice en revanche, ce livre offre une réflexion érudite sur ce phénomène captivant des cabinets de curiosités, sur leur contenus et sur les personnalités des collectionneurs.

3Avec la modestie que l’on discerne souvent chez les grands intellectuels, A. Schnapper reconnaît dans son introduction qu’il s’est sans doute aventuré « en autodidacte » dans des domaines bien éloignés de ces champs de prédilection. Un œil plus avisé en numismatique ou en botanique lui ferait peut‑être ce reproche, mais il est certain que la grande majorité des lecteurs de cet ouvrage désormais classique ne peut qu’admirer l’originalité de cette recherche, très audacieuse et loin des sentiers battus. Sans être ni sociologue de l’art, ni théoricien, A. Schnapper se révèle ici égal à ce qu’il restera dans la généalogie des historiens d’art : un historien de l’art au vrai sens du terme, de ceux qui sont non seulement attentifs aux archives, aux documents, et aux objets, mais également capables de prendre le recul nécessaire par rapport à leur objet d’étude en les resituant dans l’histoire de l’histoire de l’art2. Pour cela, l’auteur n’hésite pas à revenir sur les raisons qui l’ont poussé à entamer cette recherche et à ouvrir le champ d’études des cabinets de curiosités. Comme il le rappelle dans l’introduction de son livre, en se plongeant dans les collections d’amateurs d’art du xviie siècle, il dut rapidement se rendre à l’évidence que « c’est l’association des curiosités les plus diverses chez le même amateur qui forme la règle quasi générale et qui s’impose à l’historien » (p. 14).

4Résultat de ce constat, et à l’image du cabinet de curiosités lui‑même, le présent ouvrage est un microcosme dans lequel le lecteur retrouve les principaux éléments des trois règnes, minéral, végétal et animal, ainsi que les productions de l’homme. Le livre est divisé en cinq chapitres dont trois traitent des objets eux‑mêmes et deux des curieux d’histoire et d’histoire naturelle et de collectionneurs et amateurs de curiosités de l’époque de Louis XIV. L’ensemble se lira soit de façon discursive comme une passionnante histoire du goût et des sciences naturelles, soit de façon « vagabonde » en allant d’un objet à l’autre au gré de ses envies et de ses curiosités personnelles.

Pierres, fossiles et botanique : biodiversité du curieux

5Dans le premier chapitre, l’auteur évoque la pierre dans tous ses états, des « rochers » de pierres précieuses aux pierres « figurées », retraçant les débats qui eurent lieu tout au long de l’histoire quant à la nature et à l’origine de ces formes minérales. Les pages consacrées aux fossiles montrent à quel point leur nature est liée à celle de la géologie et de l’origine de la formation de la terre puisque « [l]’identification correcte des fossiles “difficiles” met en jeu toute l’histoire de la terre, stratification, évolution des espèces et des climats, etc., qui non seulement est loin d’être établie mais qui ne retient guère l’attention » (p. 36). Au‑delà des débats d’ordre scientifique, l’on perçoit très vite que l’on touche à des questions idéologiques et théologiques complexes, qui mettent en jeu les fondements de la société occidentale au sein de laquelle ces croyances sont enracinées. Le cabinet de curiosités est alors un fascinant miroir où se reflètent les interrogations des hommes et où chaque collectionneur peut mettre en avant ses propres interprétations :

Perçue clairement ou non, la ressemblance d’un « fossile » avec un organisme vivant n’était qu’un cas particulier de ces correspondances fascinantes qui bien souvent déterminent la présence d’un objet dans les cabinets de curiosités et les collections du xviie siècle. (p. 37‑38)

6Dès lors, il n’est pas étonnant que l’on retrouve parmi les exemples choisis par l’auteur pour illustrer son propos le nom de savants bien connus dans l’histoire de la médecine et de la tératologie tels que Gessner ou Aldrovandi, qui ne se contentent pas de classer les fossiles comme la plupart des naturalistes, mais réfléchissent à la provenance et à la nature des pierres collectionnées. Dans l’inventaire des pierres figurées passées en revue, l’on notera que le point commun entre toutes ces pierres, précieuses ou non, est de susciter l’admiration et une forme de fascination qui invite l’imagination à prendre le relais de la science et à bâtir un récit fabuleux autour de leur genèse. C’est le cas par exemple pour le bézoard (sorte de concrétion qui se forme dans l’appareil de certains ruminants de la famille des chèvres autour d’un corps étranger), mais aussi pour des curiosités d’origine végétale, tels que la mandragore, le sang‑dragon ou la rose de Jéricho.

7En se tournant ainsi vers les espèces végétales, A. Schnapper propose ensuite une discussion très stimulante sur les collections botaniques (d’ordinaire écartées des inventaires des cabinets de curiosités) en les reliant aux jardins botaniques, montrant que le cabinet de curiosités est bel et bien une imago mundi chargée de refléter en miniature une nature très présente puisque « [l]a botanique est à la fois livresque et pratique » (p. 81).

8Cette partie de l’ouvrage donne également une vision très juste des herbiers (si fréquents dans les collections universitaires de toute l’Europe) et des droguiers, tout en distinguant deux traits particulièrement frappants de la collection botanique : la recherche des espèces exotiques et du plus grand nombre possible de variétés (p. 86‑87). Dans cette partie, A. Schnapper fait la part belle à la France et à certaines fleurs très en vogue au xviie siècle, telles l’anémone et surtout la tulipe (d’origine flamande, mais plus tard très présente en France).

9Après un détour gourmand par les fruits, A. Schnapper conclut ce chapitre de curiosités par une réflexion très pertinente sur le rôle des images dans les cabinets de curiosités que l’on aurait souhaitée plus étayée. Ici les intuitions sont nombreuses, en particulier en ce qui concerne le parallèle qu’il y aurait à faire entre le cabinet de curiosités et la bibliothèque : « Que le jardin prenne ou non la forme d’une vraie collection, il est un heureux complément à la bibliothèque » (p. 131). Dans ces remarques, l’on voit se profiler des pistes de recherche intéressantes du côté de ce que Dominique Péty a appelé « la poétique de l’objet3 ».

Colibris, géants et autres chimères

10Le deuxième chapitre du livre, intitulé « du colibri aux géants », est consacré à la zoologie et aux curiosités les plus recherchées dans le règne animal. Remontant à l’Histoire Naturelle de Pline, A. Schnapper offre un panorama des objets conservés dans les cabinets ayant trait à des animaux souvent légendaires, comme la corne de licorne (dents de narval) et retrace de façon très vivante l’histoire de certains objets fétiches liés à l’histoire de la curiosité (le rémora, l’oiseau de paradis, etc.). À partir de ces objets et du goût des savants et des curieux à travers les âges, l’on navigue peu à peu vers des terres lointaines et des objets inconnus en Europe. À la frontière entre histoire des techniques et des cultures, la fin de ce chapitre lie de façon très convaincante forme et matériau en ouvrant sur la question du support et de l’écriture, puis des objets faits par la main de l’homme. Ici, l’érudition de l’auteur et les précisions qu’il donne sur les échanges entre civilisations (par exemple, concernant les influences de l’écriture hiéroglyphique sur l’écriture chinoise), apportent un éclairage novateur sur cette dernière catégorie d’objets à mi‑chemin entre art et artisanat, en démontrant que l’imbrication est belle et bien le propre du cabinet de curiosités.

11Par contraste, dans le troisième chapitre, l’auteur engage une stimulante réflexion sur les « bijoux savants » (qui incluent les médailles autant que les portraits historiques) en rappelant la distinction entre deux types de collectionneurs de médailles : l’historien et l’antiquaire. Cependant, c’est le caractère complémentaire de ces deux professions qui apparaît et, à mesure que l’on avance dans l’analyse des collections et des objets s’y rapportant (des médailles aux gravures, en passant par les livres), le travail de l’auteur met en relief les traits communs aux deux types de collectionneurs. Après avoir évoqué les portraits historiques de très grandes collections, l’auteur plonge son lecteur dans une passionnante évocation de l’histoire de la numismatique, suivie d’une synthèse très claire de l’histoire monétaire grecque et romaine.

12La suite du chapitre porte non seulement sur les médailles mais aussi sur les pierres gravées (intailles servant de marque ou de sceau, ou camées), où l’on perçoit bien la frontière perméable entre cabinet de curiosités et cabinet d’antiquités. Comme dans le chapitre précédent, le glissement entre les objets, qui s’effectue souvent par le truchement d’un catalogue ou d’images, mène A. Schnapper à s’interroger sur le rôle joué par les deux modes dont on rend compte de l’objet : l’image et l’inscription. Au‑delà des objets eux‑mêmes se dessinerait alors une sorte de cabinet virtuel ou de cabinet imaginaire dont on pourrait imaginer qu’il existe non seulement chez les collectionneurs, mais également chez les artistes, et même les écrivains.

13Les deux derniers chapitres de l’ouvrage offrent un excellent panorama des cabinets de curiosités et des principaux collectionneurs français entre le xviie siècle et le début du xviiie siècle, divisé en deux périodes (autour de l’accession au règne de Louis XIV qui marque un tournant relatif dans la façon de considérer les cabinets de curiosités). Dans ces pages, les sujets et la plupart des noms sont désormais familiers, puisque la nature des objets présents dans les collections et les personnalités qui y sont associées ont déjà été évoquées dans les chapitres précédents. C’est donc avec un regard plus avisé que le lecteur découvre la cartographie des collections françaises, les avaries de leur destin qui reflète finalement le cours de l’histoire d’une nation. Dans ces pages denses au style d’une élégance fluide, A. Schnapper fait tout à la fois œuvre d’historien, de conteur, et d’archéologue.

La curiosité retrouvée

14Pionnier en matière d’histoire des collections et du goût lors de sa première parution, Le Géant, la Licorne et la Tulipe demeure d’une actualité remarquable : à l’heure où de grandes institutions telles que le muséum d’histoire naturelle de Toulouse réfléchissent à la meilleure façon d’intégrer les curiosités du passé (crocodile du Nil, éléphant empaillé) à un nouvel environnement dominé par le numérique4, ce livre nous rappelle que l’attachement à l’objet excède sa présence matérielle et nous relie à un passé qui non seulement nous enracine, mais oriente notre façon de percevoir le monde. Ouvrage foisonnant et d’une érudition impressionnante, ce livre n’a rien perdu de son originalité et conserve sous ce format de poche un pouvoir inverse à celui des rémoras : loin de stopper les navires, il engage à s’embarquer vers des domaines de recherche inexplorés et à ne jamais freiner sa curiosité ou son désir de connaître.