Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Mars-Avril 2013 (volume 14, numéro 3)
titre article
Édouard Lee‑Six

« Relisez ! Relisez ! Ça alors, c’est trop fort1 ! » : lire & relire Beckett

La Revue des Lettres modernes, Samuel Beckett, n° 2 : « Parole, regard et corps », sous la direction de Llewellyn Brown, 2012, 222 p, EAN 9782256911651.

Variations d’échelle

1L’article de Guillaume Gesvret, « Espace et affect dans les dernières œuvres de Beckett : variations d’échelle », est caractéristique de l’esprit de l’ensemble de l’ouvrage collectif intitulé Samuel Beckett 2 : « Parole, regard et corps ». L’auteur y examine le « principe de disproportion » chez Beckett, analysant les paradoxes « du resserrement extrême ou de la béance sans fin » (p. 91) dans le théâtre beckettien avec une subtilité des plus convaincantes. En partant du constat que l’écriture de Beckett est « une écriture qui déstabilise les conditions de tout repérage » (p. 92), G. Gesvret retrouve cet enjeu concentré dans la problématique de l’échelle : « l’échelle éprouve donc chez Beckett cette référence perdue (…) dans les deux sens : comme expérience d’un affect angoissé et comme travail critique et plastique » (p. 92). Par le biais des échelles, cet article tisse des rapports entre la question du grotesque, le dynamisme linguistique et des questions concrètes de mise en scène. En cela, G. Gesvret pose les bases des réflexions qui traversent Samuel Beckett 2 — notamment l’observation, faite par Llewellyn Brown, que « l’espace dans l’œuvre de Samuel Beckett est générateur d’étrangeté » (p. 105).

2En particulier, d’après G. Gesvret, le souci de la mesure qui parcourt toute l’œuvre de Beckett devient une recherche de la disproportion à partir des années soixante. Ceci se manifeste tout d’abord par une réduction et un resserrement : des petits corps qui sont soit atteints de nanisme ou qui vivent dans un monde à échelle réduite, voire « en cours de réduction » (p. 94), mais aussi — et peut‑être G. Gesvret aurait‑il pu en parler davantage — de l’espace dans lequel se déroule le drame (on pense, par exemple, au cloisonnement de W2, M, et W1 dans Comédie), et, tout simplement, de l’ampleur de l’œuvre elle‑même qui se resserre de plus en plus, comme on le voit dans les cinq pages qui font toute la longueur de Solo. Le discours de G. Gesvret sur l’espace est enrichi par l’idée lacanienne de l’infans, ou encore de la marge (« Le désir s’ébauche dans la marge ») — la potentialité du petit corps ou du petit espace. L. Brown relève cette pensée lacanienne dans l’article qui suit celui de G. Gesvret, mais dans une autre perspective, celle du besoin. Les deux articles, centrés il est vrai sur des questions différentes, convergent dans leur sensibilité au processus beckettien de « prêter au petit une intentionnalité » (p. 106). Ajoutons cependant que les disproportions de G. Gesvret ne s’articulent pas uniquement à la question du rapetissement, mais aussi de l’infini, provoquant des « moments de vertige » (p. 100) et donc des « points d’arrêt qui relient deux espaces hétérogènes » (p. 100).

3G. Gesvret découvre que ce « problème de seuil » se concrétise dans l’oscillation entre le crâne et le cosmos — à la fois la plus belle découverte de l’article, et la dimension qui mériterait le plus d’être approfondie. La polarisation crâne‑cosmos permet à G. Gesvret de passer de la disproportion à « la dislocation de l’espace, ou encore sa dislocalisation » — « l’image impossible du cosmos englouti par le crâne » dans « une mise‑en‑abyme incertaine » (p. 97). G. Gesvret reprend avec virtuosité les écrits de Beckett sur Bram van Velde en décrivant comment « le dehors s’inclut dans le dedans pour mieux en faire vibrer les limites » (p. 97‑8) : dans les tensions de cette « étrange réflexivité », on retrouve un puissant dynamisme.

Continuités, discontinuités

4G. Gesvret argumente : « D’un noir à l’autre, le crâne et son dehors creusent parfois une étrange réflexivité, où le dedans s’inclut lui‑même, s’enveloppe comme son ultime dehors dans une ultime involution » (p. 98). Citant Cap au pire, il propose une « confusion concertée des échelles » où le crâne et le noir collaborent dans la création de l’essentiellement irreprésentable. Mais, aussi convaincants que soient ces constats, on comprendrait peut‑être mieux le va‑et‑vient des échelles en relisant les premiers écrits de Beckett, bien avant la période post‑soixante qui est le champ d’investigation de G. Gesvret. Voici des vers de Cascando, réminiscence lyrique publiée dans le Dublin Magazine en 19362 :

the grapples clawing blindly the bed of want
bringing up the bones the old loves
sockets filled once with eyes like yours
all always is it better too soon than never
the black want splashing their faces

5Avec « bones » et « sockets filled once with eyes » d’une part, et « the black want » de l’autre, nous avons les éléments pertinents pour justifier une comparaison avec ce qu’écrit G. Gesvret. Cela nous ramène à l’observation sur Paroles et musique de Chris Ackerly, d’après qui Beckett écrit souvent par recyclage. Ici, nous voyons que nous pouvons étendre cette méthodologie au‑delà de Paroles et musique : même à travers les évolutions profondes qu’a subies l’œuvre de Beckett, nous retrouvons ce que C. Ackerly appelle un « noyau stable », des « continuités radicales entre le vieux et le neuf » (p. 57). Il existe, cependant, une différence clef entre le premier Beckett de Cascando et le Beckett plus tardif dont traite G. Gesvret, car, s’il y a une étrange réflexivité dans Cascando, elle se creuse dans le plan temporel et non spatial. « L’angoisse du lieu » (p. 98) trouve une contrepartie dans une angoisse temporelle qui s’entend dans Cascando lorsque Beckett s’efforce d’excaver un passé. Le passage vertigineux entre les échelles always — too soon — never présente sa propre « involution », surtout si on se souvient qu’un des sens d’involution est modification régressive et qu’en mathématiques l’involution signifie l’application f d’un ensemble E dans luimême3. En passant d’une échelle temporelle à une autre, Beckett effectue un creusement régressif, une involution où les souvenirs s’enfouissent en eux‑mêmes. En retournant aux écrits qui précèdent les années soixante, on découvre que la topologie beckettienne ne se dessine pas dans une seule dimension, mais dans un espace‑temps complexe. G. Gesvret en est conscient puisqu’il écrit : « Il faut donc aussi scander la mesure de cet espace, marquer dynamiquement le déplacement d’une échelle à l’autre » (p. 98). Dans le poème des échelles, il y a changement, mouvement, temps. La réalité physique du temps et la temporalité de l’espace s’inscrivent dans la pensée beckettienne dès sa jeunesse, et l’article de G. Gesvret risque d’être appauvri par l’étroitesse de son champ d’investigation. Déjà en 1931, Beckett se rendait compte de l’involution angoissante des échelles de l’espace‑temps :

There is no escape from the hours and the days. […] Yesterday is not a milestone that has been passed, but a daystone on the beaten track of the years, and irremediably part of us, within us, heavy and dangerous4.

6D’une manière générale, en effet, on peut identifier une tendance chez les contributeurs de Samuel Beckett 2 à s’arrêter là où il y aurait lieu de poursuivre. C’est en partie le cas chez Julia Siboni (« Inhumanité trop humaine ou comment Beckett persiste à nommer l’innommable ») et Myriam Jeantroux (« Les coulisses de l’écriture beckettienne ou Le moindre désir de prendre la plume ») qui, de manières différentes, ignorent des textes qui sont pourtant non sans rapport avec leurs discours : en les oubliant, ces auteurs offrent un portrait tronqué de Beckett.

7Ainsi J. Siboni défend‑elle un discours historique selon lequel la Shoah marquerait « une coupe nette et brutale » (p. 13) dans la civilisation en général, et, plus spécifiquement, dans l’œuvre de Beckett. Celle‑ci doit faire face à une aporie ou à une stérilité artistique : il « bascule dans le silence », d’après J. Siboni. Il n’y a pas de doute que ce constat identifie une idéologie fondamentale dans l’œuvre de Beckett : pour reprendre la phrase qu’il adresse à Adorno, il ne s’agit « pas [d’]une abstraction mais [d’]une soustraction5 ». Beckett se définit d’une certaine manière par sa lutte contre « cette impuissance avec laquelle il faut impérativement composer » (p. 14), pour reprendre les termes de J. Siboni. Cette impuissance s’intègre dans l’œuvre beckettienne : comme le dit J. Siboni avec justesse, « l’inexprimable ne se veut donc pas renoncement, mais obstacle surmonté puisque assumé » (p. 16). En soi, tout cela est pertinent ; mais, l’article est confronté à deux problèmes. Le premier est celui de l’originalité : les silences de Beckett sont bien connus6. Le deuxième est le rôle de causalité que la Shoah aurait joué dans le développement de ces silences chez Beckett. Bien que je ne nie pas que Beckett se soit montré capable d’intégrer le fait de la Shoah dans son écriture, il me semble que J. Siboni propose une discontinuité bien trop forte entre l’œuvre de Beckett avant et après la guerre. La catégorie même de « production littéraire après Auschwitz » (p. 24), qui, pour elle, va de soi, me semble douteuse, du moins dans le cas de Samuel Beckett. Comme l’auteure le montre elle‑même, la phrase célèbre de Beckett, « unwording the word » date de 1937. Pour défendre sa lecture selon laquelle « désormais, l’innommable résiste à être nommé » (p. 18), elle explique que « la parole vient régulièrement buter sur le mot chose », citant « cette innommable chose » dans Textes pour rien. Mais elle aurait pu citer les choses de Beckett qui pré‑datent la « coupe nette » de la Shoah. Par exemple :

swoon upon the little purple
house of prayer
something heart of Mary
the Bull and Pool Beg that will never meet
not in this world
(« Serena III », 19357)

8N’y a‑t‑il pas non seulement une voix qui bute sur « something » mais aussi quelque chose dans la phrase « not in this world » de l’ineffable dont J. Siboni parle tant? Et concernant le silence et l’impuissance linguistique : à la première page de « Dante and the Lobster » (1934), Belacqua ne comprend même pas « the meanings of the words ». « He was so bogged down that he could move neither backward nor forward8 ».Dans le conte « Fingal », on trouve un reniement du langage tout à fait comparable à « la prétérition — figure de détournement » (p. 17) qui est, d’après J. Siboni, un aspect de « la production littéraire après Auschwitz ». Belacqua se plaint : « I want very much to be back in the caul, on my back in the dark for ever9 ». Le sentiment « [d’]impuissance […] physique » dont parle J. Siboni est intemporel — « for ever » — ; il n’est pas la conséquence d’un évènement historique. Il y a une continuité dans le projet de Samuel Beckett qui lui permet justement de s’articuler non par rapport à un évènement historique, mais à la nécessité artistique et humaine, pour le dire avec Sartre, de « voir notre lot10 », nécessité qui n’est pas limitée au contexte post‑Shoah. Pour citer l’article de C. Ackerly encore une fois, il y a une continuité radicale « entre le vieux et le neuf » (p. 57).

Correspondances ?

9Dans « Les coulisses de l’écriture beckettienne », Myriam Jeantroux se penche quant à elle sur la très ample correspondance de Beckett à la recherche d’intersections entre ses écrits épistolaires et littéraires. En particulier, M. Jeantroux s’intéresse aux séjours de Beckett à Ussy‑sur‑Marne, à son besoin de solitude, et à son énorme difficulté à écrire : elle voudrait révéler « une coïncidence remarquable entre l’espace de la création et l’espace créé » (p. 149). Le processus consistant à se tourner vers la correspondance de Beckett pour mieux comprendre son œuvre est valable et nécessaire, et l’article de M. Jeantroux, outre ses mérites intrinsèques, joue un rôle important au sein de Samuel Beckett 2.

10L’auteure est, me semble‑t‑il, sur la bonne voie quand elle écrit : « La Correspondance présente en effet un vaste champ lexical de claustration qui rappelle de manière troublante la structure de son théâtre, fondé sur une scénographie de huis clos » (p. 150). Cependant, son article est affaibli par le fait que M. Jeantroux se fonde sur les citations de Knowlson dans sa biographie de Beckett, et sur la sélection de Harmon dans The Correspondance of Samuel Beckett and Alan Schneider. L’absence des Letters of Samuel Beckett dans la bibliographie de M. Jeantroux, la publication la plus importante sur Beckett depuis des années et dont le premier tome est sorti deux ans avant Samuel Beckett 2, est problématique. En consultant ces textes, on s’aperçoit que l’argument de M. Jeantroux doit être nuancé. Cette dernière insiste notamment sur le fait que Beckett allait seul à Ussy‑sur‑Marne : « Beckett a besoin d’une solitude extrême pour pouvoir écrire » (p. 150). Et pourtant, il ressort de la correspondance que Beckett était normalement accompagné de Suzanne Deschevaux‑Dumesnil 11, qu’il recevait aussi de la famille en visite12 et qu’il fraternisait avec ses voisins13. Selon M. Jeantroux, « Beckett se voit en effet dans un trou creusé dans la boue » ; elle parle d’un « huis clos de l’écriture », d’une stérilité désertique (p. 151). Peut‑être : mais Beckett jardinait avec enthousiasme14, faisait de longues randonnées en vélo15, et passait des heures à l’air libre. Dans la deuxième partie de son article, M. Jeantroux fait le portrait d’un Beckett torturé par l’acte de la composition. Certes, mais les séjours à Ussy n’étaient pas toujours si « douloureux » que ça. De Dublin, Beckett rêve d’être à Ussy : « J’ai envie de somnoler, un peu détendu, dans le demi‑jour de la chambre d’Ussy, conscient vaguement des branches du dehors16 ».

11M. Jeantroux préconise un rapprochement entre la situation matérielle de Beckett et son écriture : « L’isolement physique exigé par l’acte d’écriture finit donc par contaminer le processus créateur » (p. 151). Une telle approche est aussi risquée qu’elle est tentante, et la lecture sélective de la correspondance compose une vision unijambiste du théâtre beckettien. En parlant de la « scénographie de huis clos » de Beckett, qui aurait été inspirée par Ussy, M. Jeantroux oublie les moments qui ne sont pas ostensiblement claustrophobes : un des paradoxes de Godot, par exemple, est que Vladimir et Estragon sont cloués sur place mais dans un paysage ouvert — ils sont presque constamment sur le point de disparaître sur le chemin de campagne, quittant la scène aussi brusquement qu’ils y sont entrés. Leur figement n’a de sens que s’ils ne sont pas enfermés, à huis‑clos, mais théoriquement libres. Le jeu que dévoile la correspondance entre un Beckett qui se referme dans un travail pénible et un Beckett qui profite de l’air libre n’est pas étranger au curieux va‑et‑vient de sentiments que l’on retrouve dans son théâtre.

Creuser, toujours creuser

12Dans « L’Expérience beckettienne du visage : une ascèse ? », Yann Mével convainc lorsqu’il écrit « le travail auquel se soumet — et auquel nous soumet — l’œuvre de Samuel Beckett nous semble être fondamentalement celui d’un regard » (p. 135). En se centrant sur le visage, Mével a néanmoins accès à un champ de recherche important : « le visage est un enjeu clé, tout à la fois comme objet, comme lieu problématique de l’affect, comme lieu de rencontre avec autrui et soi‑même » (p. 135) En passant avec agilité d’une dimension à l’autre, Mével fait un portrait de la pensée beckettienne d’une vraie sensibilité. La laideur comique, les larmes, la porosité sont quelques‑uns des points d’accroche de Mével , et sont traitées avec une subtilité difficile à prendre en défaut. S’il y a quelque chose à ajouter ce serait au sujet du crâne, que Mével traite mais sans faire suffisamment de distinction entre le crâne et le visage. Pour voir le crâne, il faut écarter la peau et la chair : en un mot, aller en profondeur. Cette pénétration me semble en ligne avec le projet de creusement auquel se consacre Beckett. On pourrait se reporter ici à la relation de Beckett avec la peinture, art en surface et en profondeur par excellence. L’article de Sjef Houppermans, « Beckett et les frères van Velde : entre peinture et écriture », se penche sur cette question, en étant sensible à ses interstices et ses paradoxes, articulant un art « d’un moment extrême entre vie et mort, insaisissable mais surgissant dans le tableau » (p. 82).

13L’article de Karine Germoni (« Play / Comédie de Beckett : la recherche, toujours recommencée, d’une musique idéale ») est quant à lui élégant et lucide, et sa méthode irréprochable : en rappelant, par exemple, la variété d’encres que l’on retrouve dans le manuscrit de Play, Germoni présente une lecture matérielle des « strates d’écriture et de réécriture » qui sont le fruit d’une « musique langagière vertigineuse et audacieuse » (p. 28). Si on peut y rajouter quelque chose, ce serait le souhait d’aller un peu plus en profondeur pour fouiller dans les racines de la relation entre Beckett et sa musique, dans les correspondances, par exemple, ou dans son essai monumental « Dante… Bruno. Vico… Joyce » où Germoni aurait pu retrouver la base de la « volonté de traiter les mots comme matière sonore » (p. 33) : « Here form is content, content is form » y aurait‑elle lu17.

14Ce compte rendu ne peut pas traiter de tous les articles de Samuel Beckett 2 comme ils le méritent. Si je termine sur ceux de Mével et de Germoni, c’est parce qu’ils me semblent représentatifs du travail de leurs collègues dont je n’ai pas parlé. Élégants et incisifs, ces textes précisent notre lecture de Beckett malgré le vaste poids des œuvres critiques qui ont été écrites et réécrites à ce sujet. Je les quitte malgré tout avec le sentiment qu’il faut pénétrer un peu plus, approfondir au‑delà de leurs conclusions. Ne pouvant pas se satisfaire de rester en surface, il faut faire comme Beckett dans son jardin d’Ussy : creuser, toujours creuser.