Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Janvier 2013 (volume 14, numéro 1)
François-Ronan Dubois

Charles Sorel en bonnes & belles lettres

Olivier Roux, La « Fonction d’écrivain » dans l’œuvre de Charles Sorel, Paris : Honoré Champion, coll. « Lumières classiques », 2012, 512 p., EAN 9782745323859.

1Dans sa biographie Cyrano de Bergerac : l’écrivain de la crise, Jacques Prévot se proposait récemment de dépouiller l’écrivain de sa légende pour en donner une image plus fidèle1. Avec un souci voisin d’exactitude historique, Keisuke Misono, dans son livre Écrire contre le jansénisme : Léonard de Marandé, polémiste vulgarisateur, éclaircissait également quelques confusions de l’histoire de la critique sur son auteur d’élection2. Que les documents abondent, comme dans le cas de Cyrano, ou qu’ils manquent, comme dans celui de Marandé, l’exigence était la même : retourner aux textes du xviie siècle sans se laisser abuser par les idées reçues par la critique universitaire du xxe siècle. En s’attaquant à l’idée d’un Charles Sorel disgracié, au ban de la société lettrée de son temps, Olivier Roux poursuit un semblable objectif.

2Il y a ici un enjeu particulier et un enjeu plus général. Le particulier est de donner de la carrière littéraire de Sorel une représentation satisfaisante, qui se fonde sur des informations précises. L’hypothèse fondamentale est bien entendu que les circonstances historiques et les stratégies éditoriales de l’écrivain dans le champ littéraire de son époque constituent les conditions de conception de ses œuvres et doivent en informer la compréhension. Cette hypothèse rattache évidemment le travail d’O. Roux à une perspective plus générale, celle ouverte il y a un certain temps déjà par la Naissance de l’écrivain d’Alain Viala3, c’est‑à‑dire l’examen socio‑historique de la constitution, au xviie siècle, de la littérature en tant que domaine autonome.

3Cette entreprise critique plus générale est clairement identifiée par l’auteur et une longue introduction rappelle les grandeurs et misères du concept d’auctorialité dans les théorisations littéraires du xxe siècle. Il faut saluer le scrupule qui pousse O. Roux à circonscrire toujours clairement ses hypothèses, à indiquer ses références et à suggérer, quand un désaccord scinde la critique sorélienne, le parti qui est le sien. Sur cette introduction, consacrée à un état de la question de l’auteur, je me contente de renvoyer ici au cours d’Antoine Compagnon4. Je me concentrerai plutôt sur les deux parties qui composent l’essentiel de l’ouvrage qu’O. Roux consacre à Sorel.

4Dans la première partie, intitulée « Figures d’auteur dans l’œuvre de Charles Sorel », le critique se propose de décrire la manière dont Sorel représente les écrivains dans une œuvre dont on a pu dire qu’elle présageait le réalisme, voire le Nouveau Roman. Cette description est essentielle à l’établissement d’une définition de l’écrivain selon Sorel mais, pour O. Roux, elle ne saurait suffire, et il faut lui joindre une autre description, celle du parcours éditorial de l’auteur, qui constitue le cœur de la seconde partie, « Sorel par Sorel : le masque auctorial ».

Personnages d’écrivains dans l’œuvre de Charles Sorel

5La première étape de cette étude se compose elle‑même de deux chapitres, opportunément intitulés l’un « La part d’ombre » et l’autre « La part de lumière ». Il s’agit d’opposer deux figures d’auteur antagoniques dans l’œuvre de Sorel : l’une est produite par une dépréciation systématique de l’activité littéraire et de ses circonstances les plus concrètes, l’autre par l’exaltation d’une puissance créatrice idéalisée. Pour O. Roux, ces deux figures constituent deux extrémités qui, si elles ne sont pas toutes les deux également dangereuses, doivent cependant être l’une et l’autre évitées, pour trouver une voie médiane et cette figure intermédiaire serait celle que Sorel aspirerait à incarner.

6Force est de constater que le tableau que Sorel brosse du milieu littéraire au début du xviie siècle n’est guère engageant. Selon O. Roux, le monde de l’écrivain est ici dominé par l’argent. Le principal problème est d’en manquer, la principale préoccupation d’en gagner. L’écrivain sorélien est pauvre, crotté, il vit dans des conditions déplorables et ne peut, à la rigueur, que donner l’illusion de l’aisance. Dès lors, son existence est celle d’un ouvrier : il n’écrit pas pour la beauté de l’art ni pour exposer la profondeur de ses vues, mais pour gagner un peu d’argent. Il produit donc des livres aisés et superficiels, qui flattent le goût du public, plutôt que des ouvrages sérieux et originaux. L’œuvre est réduite au statut d’un bien marchand, qu’il s’agit de positionner dans un champ éditorial, de vanter par des publicités et de vendre à de puissants protecteurs par des pièces liminaires flatteuses. Ce travail est celui de l’artisan petit‑bourgeois dépourvu de grandeur de vue ; pire encore : agir de la sorte, c’est prostituer les Muses.

7À cette figure d’auteur bourgeoise et artisanale, Sorel opposerait une figure d’auteur aristocratique et ronsardienne. Elle se caractériserait d’abord par une disparition de l’écrivain à proprement parler : le souci n’est plus celui de produire des livres et, d’ailleurs, toute production est éludée par la narration. Les œuvres sont naturellement créées, sans difficulté aucune, purs produits des circonstances et de l’inspiration, par un esprit entièrement libéré du labeur de l’écrivain de métier. Par conséquent, elles sont orales et l’écriture leur ôterait leur splendeur. Les lettres ne sont plus alors une profession, mais un passe‑temps auquel on se livre comme à un autre, comme à la promenade ou à la musique, par pur plaisir et, donc, sans se préoccuper d’une quelconque rémunération. Le poète est donc un être parfait, dont l’esprit embrasse aisément la beauté, et il est aux lettres ce que Dieu est au monde : un créateur généreux qui ne connaît que les produits sans connaître la production.

8Chaque figure a ses défauts. Ceux de l’écrivain de métier sont évidents : cet écrivain est idiot, stérile et mesquin. Ceux du parfait poète sont plus discrets, mais il ne saurait remplacer Dieu et, en se perdant dans les sphères éthérées de la pure création, il ne fixe rien, ne transmet rien et s’efface lui‑même. Nous retrouvons la dualité classique de l’ange et de la bête : on ne saurait aspirer à la première condition et il faut néanmoins s’arracher à la seconde. Le compromis est celui de l’écrivain honnête homme, qui écrit, qui écrit parfois laborieusement et toujours avec le souci de sa rémunération, mais qui écrit des ouvrages solides et importants, originaux, plutôt que de simples bagatelles. C’est cette figure que Sorel se propose d’incarner.

Sorel et la construction d’une image auctoriale

9L’antagonisme entre écrivain de métier et écrivain aristocratique n’est pas parfaitement équilibré : le second a, de toute évidence, plus de valeur que le premier. C’est aussi en parfait poète que Sorel n’hésite pas à se présenter parfois, mettant en avant l’extraordinaire prolixité qui pourrait être la sienne, s’il choisissait de réaliser tous les projets qui peuplent son esprit. S’il publie, ce ne sont que des bribes destinées à attirer la conversation des honnêtes gens, de sorte que l’essentiel de son œuvre, qui demeure privé, est également affranchi de la distribution marchande. Liberté parfaite, donc, pour cet auteur qui ne subit pas le joug de la mode.

10La réalité est un peu différente et O. Roux consacre deux cents pages à examiner systématiquement et diachroniquement la carrière d’écrivain de Sorel. Tout indépendant qu’il se veuille, Sorel sait d’abord s’attirer des protecteurs. Si la part que ceux‑ci ont prise à l’œuvre de l’écrivain est parfois discutée par la critique, et O. Roux s’attache à mettre au clair les affaires Cramail et Marzilly, d’autres influences sont parfaitement indéniables, au premier rang desquelles celle du cardinal de Richelieu. O. Roux décrit la manière dont Sorel a patiemment courtisé le cardinal : en lui écrivant d’abord, puis en dédicaçant une partie de ses œuvres à des proches du ministre. Ce choix est stratégique : si Sorel partage apparemment une partie des vues de ce puissant protecteur, l’accord n’est pas toujours complet. La seule idéologie ne suffit donc pas à expliquer le rapprochement. En d’autres termes, Sorel ne répugne pas à s’engager dans le jeu du métier d’écrivain.

11Son parcours éditorial prouve une conscience précise du champ littéraire. Sorel choisit ses éditeurs pour être sûr d’y trouver des lecteurs, en correspondant au catalogue de la maison. Au début de sa carrière, il confie ses ouvrages les plus libertins à un éditeur spécialisé, Pierre Billaine, et réserve les romans à Toussaint Du Bray. Cette répartition est faite pour assurer la publicité et la lisibilité de son œuvre. Mais lorsque l’auteur souhaite se composer une image plus orthodoxe, il choisit des éditeurs plus sérieux : il profite du positionnement historiographique de Claude Morlot ou de la spécialité religieuse de Jean Jost, il signe avec Jean Camusat, futur éditeur de l’Académie Française. Bref, il se construit une image de docte. Cette stratégie doit faire oublier des débuts un peu légers, mais Sorel ne se détache pas entièrement des belles lettres et, de 1634 à 1648, il part à la conquête des éditeurs mondains du Palais et notamment de la famille de Sercy.

12L’image auctoriale de Sorel est ainsi bien organisée quand vient la Fronde. La période est alors peu propice aux livres : la production baisse de moitié et de nombreux éditeurs ferment boutique, quand ils ne connaissent pas des déboires judiciaires assez graves. Sorel confie alors ses ouvrages à des éditeurs choisis mais parfois discrets, dont le catalogue ne propose que quelques titres chaque année. C’est toujours son image de docte qu’il cultive cependant et, avec la grande édition de La Science universelle, l’écrivain accède à la prestigieuse grande salle du Palais où se trouvent les éditeurs de Descartes. La fin de sa carrière constitue donc une consécration.

13La démonstration d’O. Roux est ici sans appel. Le parcours éditorial de Sorel, qui l’amène chez les imprimeurs à succès, est très loin de confirmer l’image nourrie par la critique d’un poète trop marginal pour connaître la célébrité, trop en avance sur son temps pour être reçu par ses contemporains. Sorel, tout au contraire, est édité et réédité. Loin de vivre sur les hauteurs de son intelligence visionnaire, il ne dédaigne pas les tâches les plus fondamentales du métier d’écrivain : organiser sa publicité, placer habilement ses œuvres, s’attirer de puissants protecteurs.

Charles Sorel et son œuvre

14Dans un dernier chapitre, « Sorel, l’honnête écrivain », O. Roux s’attache à reconstruire la conception que Sorel se fait de l’écrivain, en rassemblant les données issues de l’analyse de sa représentation littéraire des écrivains et celles de la description de son parcours éditorial. Quelque valorisation que Sorel propose alors de la spontanéité orale, c’est par sa bibliographie que se constitue, selon lui, un écrivain.

15Or, Sorel n’a pas un rapport uniforme à ses œuvres : s’il s’en attribue à tout prix certaines, il en rejette d’autres et, entre ces deux pôles, il y a celles qu’il n’avoue pas mais auxquelles il donne toutes les louanges qui peuvent suggérer qu’il les a écrites en effet. O. Roux souligne combien le vocabulaire utilisé par Sorel dans ses propres présentations bio‑blibliographiques tient de celui du droit de paternité. L’écrivain peut produire des œuvres qu’il n’est pas pour autant obligé d’avouer comme ses enfants. Ainsi ne peut‑il être tenu comme l’auteur des pièces superficielles, qui sont des produits de circonstances bien plus que de son imagination et seules les œuvres réellement originales doivent être regardées comme une part de ses travaux.

16La bibliographie n’est donc pas simplement le catalogue des titres sortis de la plume d’un écrivain : elle est une expression de lui‑même. Elle porte son nom et la marque de son style. Sorel la présente de manière biographique, quitte à arranger quelque peu la réalité historique ; c’est‑à‑dire qu’à ses yeux, les ouvrages les plus importants sont ceux de la maturité et les écrits de la jeunesse sont des amusements. Il est permis d’être léger lorsque l’on est jeune et grave lorsque l’on est vieux. Son œuvre doit exprimer l’évolution de son esprit et aux histoires comiques et burlesques succèdent ainsi les travaux du docte.

17Cette présentation biographique autorise Sorel à concilier deux temps en apparence incompatibles de sa carrière : celui des histoires comiques et celui des travaux sérieux. Cette rencontre permet de dépasser une certaine opposition entre les belles lettres, ce que nous appellerions peut‑être aujourd’hui la littérature, et les bonnes lettres, c’est‑à‑dire la littérature savante. La littérature savante de Sorel informe sa littérature comique, d’une part, et d’autre part elle s’écrit en français et délaisse les références antiques. Comme nous l’avons vu dans le parcours éditorial, c’est une littérature qui trouve d’abord des éditeurs mondains et qui ne s’adresse donc pas uniquement au public des anciens doctes, qui lisent et écrivent en langues anciennes. O. Roux soutient donc la thèse d’A. Viala, qui veut que Sorel ait participé à la redéfinition du champ des lettres à l’âge classique. Mais l’auteur souligne que la participation de Sorel le pousse à la marge de ce même champ : ni tout à fait docte, ni tout à fait littérateur.

18Cette redéfinition active et consciente conduit Sorel à construire une conception particulière de la fonction de l’écrivain, de ses droits et de ses devoirs. En matière de droits, nous l’avons vu, Sorel se réserve celui de renier certaines œuvres. L’écrivain exerce donc une autorité sur ses textes : il est celui qui décide ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas. Ceux qui, comme Furetière, lèvent l’anonymat de tel ou tel texte violent donc le droit le plus fondamental de l’écrivain. Mais ce droit n’est guère que la facette d’un devoir : celui de produire des œuvres nouvelles et importantes. Pour survivre, l’écrivain peut produire des pièces de circonstance et il a le droit de les rejeter de son œuvre, à condition que cette œuvre ait de la valeur par ailleurs.

19Tout cela serait simple et clair si, paradoxalement, Sorel n’estimait pas qu’il soit plus l’auteur des ouvrages comiques que des ouvrages sérieux. C’est que les ouvrages sérieux ne font qu’assembler des connaissances que l’écrivain se contente de présenter, tandis que les ouvrages comiques sont des créations originales dont il est l’auteur. O. Roux souligne le paradoxe sans prétendre le résoudre et fait remarquer qu’entre les attributions revendiquées et les aveux à demi‑mots, Sorel reconnaît finalement tous ses ouvrages et se présente comme un écrivain polygraphe.

20Olivier Roux traite dans son essai du « consensus [autour du] profil épistémologique de l’auctorialité » (p. 41). Il y aurait, selon lui, trois grandes composantes de l’auteur pour la critique du xxie siècle : l’auteur historique, l’auteur écrivain et l’auteur textuel. L’auteur historique est celui dont on fait la biographie, l’auteur écrivain celui dont on retrace le parcours éditorial et les stratégies de positionnement et l’auteur textuel celui dont O. Roux dit seulement qu’il n’est ni le narrateur, ni l’énonciateur.

21C’est de toute évidence à l’auteur écrivain qu’est consacrée la présente étude quand le second volume de la thèse, à paraître, devrait s’attacher pour sa part à l’auteur textuel. Ces distinctions n’en laissent pas d’être troublantes, si l’on songe que l’analyse de la posture d’écrivain adoptée par Sorel n’est pas exempte d’éléments biographiques ni d’éléments textuels. De la même façon, il serait bien difficile de distinguer toujours, dans la biographie de Cyrano par J. Prévost, ce qui tient de telle ou telle composante. Pourtant, cette tripartition, au moins dans le cas de Sorel, est opératoire. C’est dire que la catégorie théorique n’est ni l’identification d’une figure transcendante ni la description d’une réalité historique, mais un outil construit par l’interprète, l’historien ou le théoricien pour rendre compte d’un matériau textuel.

22À ce titre, il est peut‑être regrettable que les longues descriptions d’O. Roux ne s’accompagnent pas d’élaborations renouvelées du cadre théorique, mis à l’épreuve des textes. On peut se demander si, au‑delà de la compréhension du cas particulier que constitue Sorel, il n’y aurait pas à tirer de l’étude une conception affinée de l’auteur, susceptible de participer à la résolution de problèmes théoriques ou herméneutiques différents. C’était pourtant ce qu’une introduction consacrée à ces questions laissait espérer. Mais le second tome de l’étude est encore à venir et avec lui sa conclusion générale.