Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Novembre-Décembre 2012 (volume 13, numéro 9)
titre article
Claudio William Veloso

Définir la fiction sans la mimèsis ?

Olivier Caïra, Définir la fiction. Du roman au jeu d’échecs, Paris : Éditions EHESS, coll. « En temps & lieux », 2011, 264 p., EAN 9782713222931.

1Définir la fiction se veut bâti sur un principe de parcimonie, en raison duquel son auteur, Olivier Caïra, fait subir l’épreuve du « rasoir d’Occam1 » à quelques notions qui traditionnellement servent à définir la fiction, et d’abord à la plus ancienne, celle de mimèsis/représentation (p. 28‑30 et p. 2272). L’opération est rapide : incapable de rendre compte de la fictionnalité que désormais on reconnaît à certains systèmes logico‑mathématiques, la mimèsis serait insuffisante à définir la fiction. O. Caïra se voit donc autorisé à « faire sans la mimèsis », même si jamais il ne précise ce qu’il entend par ce terme. Et voilà la définition de la fiction à laquelle O. Caïra, (p. 79), arrive :

une instruction pragmatique levant les contraintes de recoupement et d’isomorphisme [i.e. les contraintes de preuve, cf. p. 71] sur le cadre d’une communication donnée.

2Sa définition s’inspire de l’approche pragmatique de John Searle3, mais O. Caïra propose une pragmatique « reformée » (p. 213), qui s’appuie sur les critiques formulées par Kendall L. Walton4 et qui est proche de la thèse « institutionnaliste » de Lorenzo Menoud5. Puisque je discute la thèse de ce dernier (ainsi que celle de Walton) ailleurs6, je ne m’occuperai pas ici de l’institutionnalisme commun à ces deux auteurs, institutionnalisme qui, chez O. Caïra, est incarné par la notion d’« instruction pragmatique ». Ici, je m’intéresse plutôt au reste de la définition de Caïra. Je veux montrer que a) la condition de la levée de preuves rend sa définition trop parcimonieuse et surtout que b) la mimèsis que Caïra croit avoir coupée repousse un peu partout dans son ouvrage7. Pour ce faire, je développerai cinq points.

1.

3O. Caïra est persuadé que sa définition n’implique aucun aspect représentationnel ; en fait, aucun mot qui fasse penser à cette notion n’y apparaît. Toutefois, il ne caractérise pas de manière explicite la relation entre la communication où les contraintes de preuve existent et la communication où ces contraintes n’existent pas. Et pourtant, une relation il doit y avoir, d’autant plus qu’O. Caïra déclare, à plusieurs reprises, qu’il n’est pas possible de définir la communication fictionnelle sans définir son « autre », la « non‑fiction », à savoir la communication documentaire (voir p. 18, p. 39 et p. 169). Si O. Caïra était obligé de caractériser cette relation, tôt ou tard il finirait par le faire à peu près dans les termes suivants : la communication fictionnelle est une communication qui semble être une communication documentaire ou qui lui ressemble à un tel point qu’on peut y reconnaître une communication documentaire, mais qui, en réalité, n’en est pas une, puisque quelque chose d’essentiel à cette dernière lui fait défaut, les contraintes de preuve. Cette relation peut expliquer les controverses fréquentes sur la fictionnalité de certaines communications, controverses auxquelles O. Caïra consacre beaucoup de pages très intéressantes8. Cette relation peut expliquer pourquoi il n’est pas possible de définir la communication fictionnelle sans son « autre » : celui‑ci n’est pas vraiment son « autre », mais l’autre terme d’une relation déterminée. Or, qu’est‑ce que cette relation sinon une relation de mimèsis9 ? En fait, la définition de O. Caïra se fonde bien sur la mimèsis. Seulement, celle de O. Caïra est une mimèsis qui ne dit pas son nom.

2.

4O. Caïra considère comme une évidence que la fiction est une forme de communication (p. 1610), mais il faudrait justifier cela, en précisant le sens de « communication » : cette notion implique‑t‑elle l’intentionnalité humaine ou animale et, si oui, dans quels termes ? Ou bien vaut‑elle pour toute action humaine ou animale ? Ou encore s’applique‑t‑elle à tout ce qui est perceptible, quelle que soit son origine ? De toute manière, la leçon principale qu’on peut tirer de Searle est que le discours fictionnel n’est pas un type de discours, mais la fiction d’un discours, en l’occurrence, d’une narration, donc d’une assertion11. En ce sens, la fiction n’est pas une communication (au sens courant du terme), mais une fiction de communication. Certes, O. Caïra pense que l’idée d’acte illocutionnaire feint doit être maniée avec précaution (p. 213), mais sa méfiance n’est pas bien fondée. Dans le sillage de Walton12, il remarque que « rien n’empêche un auteur de fiction de produire des assertions, notamment dans des fictions à thèse ou de fictions didactiques ». Sans aucun doute, un auteur de fiction peut faire des assertions, mais en cela il n’est pas fictionnel ; inversement, un historien peut avoir recours à une fiction, mais en cela il n’est pas historien. S’il est vrai qu’on peut en quelque sorte déduire des thèses ou des enseignements à partir d’une fiction, ces thèses ou ces enseignements ne sont pas exprimées par la fiction13, qui justement n’est pas un discours. Cela devrait faire comprendre aussi que la thèse de Searle ne dépend pas de l’élément linguistique, contrairement à ce que pense O. Caïra, (p. 7014), encore une fois dans le sillage de Walton15. Le langage n’est que le moyen de la feintise du discours, ce dernier englobant quelque chose de plus. En effet, si on n’a pas une conception « pan‑communicationnelle » du monde, on peut envisager des fictions d’autre chose que de la communication, sauf à vouloir réserver le nom « fiction » à la fiction de communication. Et, pace Searle16, on peut parfaitement décrire tout cela en termes de mimèsis, et le faire même mieux que par la feintise.

3.

5L’« autre » par rapport auquel O. Caïra prétend définir la « communication fictionnelle », la « communication documentaire », est trop limité pour produire une définition générale de la fiction, sauf à vouloir réserver le nom « fiction » à la fiction de certaines formes de communication. En effet, le « documentaire » résiderait pour l’essentiel dans la description‑narration17, ce qui le place dans le grand groupe de l’assertion. Or, il y a des formes de communication, même langagières, autres que l’assertion, telles que l’ordre ou la question : n’étant passibles ni de vérité ni de fausseté (tout en possédant une référence18), ces formes de communication ne sauraient être soumises aux contraintes de preuve, non pas de manière directe du moins. Ces autres formes de communication ne sont pas fictionnelles pour autant. En revanche, il est tout à fait raisonnable de concevoir une fiction de ces dernières et, dans ce cas, la fiction devrait consister dans la levée d’autres types de contrainte.

6À vrai dire, la condition de la levée des contraintes de preuve est trop restrictive même pour la fiction de l’assertion. Car, même si on peut toujours demander des preuves à celui qui fait une assertion, la preuve n’est pas une condition sine qua non de l’assertion19. Faut‑il disposer d’une preuve quelconque de l’existence de Dieu pour y croire et exprimer cette croyance ? Et si on n’en dispose pas, est-ce que de ce fait on rentre automatiquement dans le champ de la « communication fictionnelle » ? Même si on laisse de côté les affaires religieuses, il me paraît que, dans la vie courante, souvent on ne va à la recherche de preuves de la vérité de nos jugements qu’une fois que quelqu’un d’autre nous en a demandé ou nous a contestés. Et même là on finit quelques fois par dire « je le crois parce que je le crois » ou « je le sais parce que je le sais ». De cette manière, le caractère indémontrable d’un axiome ne saurait, par ce caractère même, le rendre « fictionnel », si l’axiome reste passible de vérité ou de fausseté : et si, en plus d’être indémontrable, on le considère comme non passible de vérité ou de fausseté (p. 62), cela signifie qu’on n’a pas affaire à une assertion et, dans ce cas, demander des preuves n’a simplement pas de sens. Et que dire des assertions qui expriment un jugement de valeur ? Quel genre de preuve peut‑on prétendre, dans ce cas ? En fait, souvent, quand on n’est pas d’accord, on n’en accepte aucune. Et pourtant, de toute évidence, elles ne sont pas fictionnelles en tant que telles et, encore une fois, une fiction de ce type d’assertion est envisageable, et cela même si on ne veut pas accorder le statut d’assertion à l’expression d’un jugement de valeur.

7En réduisant les règles de l’assertion à la preuve ou en privilégiant cette dernière, O. Caïra me semble être aussi dans une faute exégétique (p. 212‑21320). En effet, bien que Searle insère la preuve (et les « raisons ») parmi les règles de l’assertion, il ne la considère pas, lui‑même, comme faisant partie de la « règle essentielle » de ce type d’acte illocutionnaire, mais comme une « règle préparatoire21 », ce qui, à mon avis, est déjà trop. D’après Searle, la règle essentielle consiste dans le fait que « the maker of an assertion commits himself to the truth of the expressed proposition » : dans ces termes, la thèse me paraît discutable, mais elle n’implique pas la règle préparatoire selon laquelle « the speaker must be in position to provide evidence or reasons for the truth of the expressed proposition ».

8En définitive, la condition de la levée des contraintes de preuve n’est pas une bonne piste pour une définition de la fiction en général.

4.

9Par conséquent, toute la question du dualisme de la communication documentaire (p. 39), c’est‑à‑dire le fait qu’elle se fonde essentiellement sur deux formes élémentaires de preuve, à savoir 1) la « preuve par recoupement dans le monde ouvert et flou de l’expérience quotidienne » et 2) la « preuve par dérivation dans le domaine clair et clos des axiomatiques formelles » perd beaucoup de sa pertinence pour la définition de la fiction. Néanmoins, je tiens à dire quelques mots là‑dessus.

10En ce qui concerne le premier type de preuve, O. Caïra le présente dans les termes ci‑dessus en vertu de l’approche essentiellement « internaliste » qu’il adopte pour la question de la connaissance du monde. Toutefois, non seulement sa théorie fondée sur les notions de « version », de « recoupement des séries de versions » et de « point nodal » ne surmonte pas l’opposition traditionnelle entre monde « découvert » et monde « construit » (p. 53) (en ce sens que l’auteur prend clairement parti pour ce dernier22), mais elle reste paradoxale, comme l’avoue O. Caïra (p. 54). Qui plus est, cette théorie est inopérante dans la définition de la fiction, car, come le reconnaît encore O. Caïra, « on ne peut cependant proposer une définition crédible de la fiction qu’en supposant les acteurs réalistes » (ibid.) ― et, faut‑il ajouter, « essentialistes », comme on l’a vu dans le point (1). En effet, si on laisse de côté les assertions qui expriment des jugements de valeur, celui qui fait une assertion sur le monde ne peut ne pas considérer ce dernier comme étant indépendant de son jugement ― s’il ne s’agit pas, en réalité, d’un autre type d’acte illocutionnaire. C’est cela même qui peut rendre vrai ou faux son jugement, même s’il ne peut jamais avoir la certitude totale de la vérité ou de la fausseté de son jugement, étant donné qu’il n’existe pas de preuve absolue. Autrement, l’assertion ne serait qu’une simple production langagière. En fait, le livre de O. Caïra témoigne d’une tension permanente entre son adhésion à une épistémologie cohérentiste et son refus du panfictionnalisme (« tout est fiction ») et de la lecture artéfactuelle du monde (« tout ce qui est connu est construit » et « tout ce qui est construit est fiction23 ») (p. 16).

11À propos de cette dernière, chez O. Caïra il y a aussi un amalgame entre lecture artéfactuelle du monde et lecture artéfactuelle de la fiction. Or, on peut revendiquer une lecture artéfactuelle de la fiction, tout en s’opposant à la lecture artéfactuelle du monde : « toute fiction est un artéfact (=un produit humain intentionnel) », mais « tout artéfact n’est pas fiction ». En effet, la fiction peut être un type spécifique d’artéfact : un artéfact qui se trouve dans une certaine relation avec d’autres choses dans le monde et qui permet certains usages ; de toute manière, il n’en découle pas que la connaissance humaine soit un artéfact. En fait, je ne défends pas la lecture artéfactuelle de la fiction : comme le rappelle O. Caïra, il y a des imitations‑fictions qui ne sont pas des produits humains intentionnels24. Toutefois, puisque même ces imitations-fictions sont des produits, cette remarque ne corrobore pas la lecture « actionnelle » que Caïra revendique dès son Introduction. Après avoir cité G. Genette25 à propos de la confusion entre fiction et figure (bien que les deux mots dérivent du latin fingo, le premier désigne l’action, le second, le produit ou l’effet de l’action), Caïra le commente ainsi :

À partir de la parenté sémantique, Genette établit une distinction pertinente : la fiction est avant tout une action, un processus de communication, et secondairement une catégorie d’êtres « façonnés. » (p. 16)

12Or, dans ces termes du moins, cette distinction n’est pas très significative. Certes, une distinction entre production et action est utile pour la question de la fiction, parce qu’elle permet de comprendre pourquoi il est possible de produire, de manière intentionnelle ou non, des imitations des actions humaines. Mais justement il ne s’agit pas de la simple distinction entre processus et résultat, qui, en fait, concerne aussi bien la production que l’action.

13Quoi qu’il en soit, O. Caïra est doublement incohérent avec sa lecture « actionnelle » de la fiction. La première incohérence concerne la fictionnalité de l’axiomatique ; on verra l’autre par la suite. L’inclusion de l’axiomatique dans le champ fictionnel serait justifiée par la définition qu’O. Caïra fournit de la fiction, dans la mesure où, dans ce domaine, l’isomorphisme constituerait la preuve ou, plus précisément, la forme externe de preuve, qui permettrait un usage « documentaire » de l’axiomatique, la forme interne de preuve étant sa consistance26. En concluant sur ce point, O. Caïra écrit :

La documentarité d’un système formel, dès lors que sa consistance est démontrée, ne peut donc être évaluée que par la concordance entre les formules qu’il produit et les configurations de nœuds de versions du monde réel auxquelles on les confronte. Ce point est essentiel pour définir la fiction, car il implique une totale neutralité des axiomatiques quant à leur statut pragmatique. Dire que le jeu d’échecs est un système fictionnel, c’est constater qu’il n’est explicatif d’aucun phénomène : il n’existe pas d’isomorphisme lui donnant une signification hors de l’univers combinatoire et stratégique qu’il engendre. La documentarité d’un système peut s’établir avec un retard considérable sur sa formulation. Ce fut le cas de la géométrie non euclidienne de Bernard Riemann, considérée comme une curiosité jusqu’à son intégration dans la théorie de la relativité générale par Einstein, ou des espaces de Hilbert dont la valeur descriptive ne fut révélée que par la physique quantique. (p. 66‑67)

14Or, comment la découverte d’un isomorphisme entre un système formel et les « configurations de nœuds de versions du monde », c’est‑à‑dire la réalité telle qu’on la connaît, peut-elle conférer au premier une preuve externe et, de ce fait, le rendre documentaire ? Si l’isomorphisme concerne l’élément (le plus) essentiel de cette réalité connue, cela signifie qu’on a découvert que justement ce n’était pas de la fiction. Et si l’isomorphisme concerne, au contraire, quelque chose d’inessentiel, la fiction devrait rester telle même après cette découverte27. Je m’explique sur cette seconde possibilité. Supposons qu’un historien ait composé un récit inventé de toutes pièces mais cohérent et que, plus tard, cet historien découvre, en lisant un ouvrage scientifique d’un collègue, que des faits comme ceux de son récit se sont effectivement produits et que, ensuite, notre premier historien a, lui-même, fait des recherches qui ont confirmé le déroulement des faits : il y aura alors un certain isomorphisme langagier entre son propre récit, décidément fictionnel, et le récit historiographique de son collègue (plutôt qu’avec les faits eux-mêmes), mais est-ce que la découverte d’un isomorphisme langagier avec le récit historiographique rend documentaire le premier récit ? Il est évident que non. Même si son auteur est, lui aussi, historien, ce n’est pas en tant qu’historien qu’il a composé ce récit ; bien sûr, son collègue n’a eu aucun besoin de connaître le premier récit pour faire ses propres recherches et son propre récit historiographiques. De même que, dans le cas de notre historien, l’isomorphisme entre son récit fictionnel (ou, mieux, sa fiction de récit) et le récit de son collègue ne confère aucune documentarité au premier, l’isomorphisme entre un système formel et des « configurations de nœuds de versions du monde réel » ne devrait conférer aucune documentarité à ce système formel. Si jamais on découvre que certains peuples conduisent leurs batailles comme cela arrive dans le jeu d’échecs, ce dernier ne deviendrait pas pour autant documentaire, ce qui signifie que son caractère fictionnel, si caractère fictionnel il y a, ne lui vient pas de son caractère axiomatique. Bref, la découverte d’un isomorphisme inessentiel avec quelque chose de documentaire ne peut pas rendre documentaire ce qui est fictionnel. En ce sens, l’isomorphisme n’est pas une preuve.

15Ainsi, si un système formel a une valeur descriptive, cette valeur doit être indépendante de l’isomorphisme « inessentiel ». Et si, au contraire, ce système n’a pas de valeur descriptive, il n’est pas nécessairement fictionnel pour autant, sauf si par « fictionnel » on entend « artéfactuel ». En effet, derrière le discours d’O. Caïra se cache une conception artéfactuelle de l’axiomatique ― et, qui plus est, une conception mimétique de la documentarité de l’axiomatique, comme l’indique clairement la description de la modélisation scientifique par Douglas R. Hofstadter28, citée par O. Caïra (p. 66). C’est aussi ce que suggèrent les quatre étapes du « processus de prise au sérieux de l’objet mathématique » qu’O. Caïra établit schématiquement :

Création de l’objet en tant qu’auxiliaire de résolution d’un problème ponctuel ; multiplication des usages montrant l’intérêt de l’objet dans d’autres contextes ; vérification de la consistance du système formel qui inclut l’objet (le système peut être consistant, mais demeure inutile à la description du monde29) ; recherche ou découverte d’un isomorphisme conférant une signification à l’objet et aux formules qui le font intervenir.  (p. 65)

16Comme l’on peut constater, dès le départ, l’objet mathématique serait « créé » pour servir à résoudre un problème mathématique (ce qui change est plutôt le domaine de ses applications) et, en ce sens, il s’agirait bien d’un artéfact. Je ne suis pas en mesure de dire si c’est une bonne description de l’objet mathématique, mais, à ma connaissance, la conception artéfactuelle de l’objet mathématique est largement acceptée par les mathématiciens, bien qu’elle ne soit pas consensuelle30. Toutefois, même si on admet cette conception, on ne comprend toujours pas en quoi l’objet mathématique serait fictionnel. Dire qu’il est fictionnel parce qu’il n’est ni vrai ni faux, ce n’est pas un bon argument, car on pourrait dire la même chose de n’importe quel artéfact : une chaussure donnée peut être bonne ou mauvaise pour l’usage qu’on en fait, mais il n’y a pas de sens de parler de vérité ou de fausseté à son égard, du moins non pas selon le sens « propre » de ces termes, selon lequel ces derniers désignent la qualité des jugements. Néanmoins, de toute évidence, une chaussure n’est pas pour autant fictionnelle. En outre, ces supposés artéfacts mathématiques ont, tous, un caractère plus ou moins provisoire, tandis que la fictionnalité n’est pas provisoire, comme nous l’avons vu : pour qu’un texte fictionnel devienne non fictionnel, il faut un changement dans les états psychiques de son auteur ou une (ré)appropriation des mots. Parler de fictionnalité à l’égard de certains systèmes logico-mathématiques  relève donc du panfictionnalisme31. Quoi qu’il en soit, la théorie unifiée de la fiction que revendique O. Caïra paraît être fondée sur une homonymie (p. 67) : malgré l’appellation commune, on n’entend pas la même chose dans la « fiction mimétique » et la « fiction axiomatique32 ».

17Bref, la notion de mimèsis réapparaît même là où elle n’est pas vraiment justifiée.

5.

18Bien entendu, O. Caïra n’entend pas bannir la mimèsis de la fiction. Tout simplement, il soutient que la fiction n’est ni équivalente, ni subordonnée à la mimèsis (p. 169). Il fait de cette dernière un pôle de la première. Selon O. Caïra, la fiction aurait justement deux pôles, un mimétique et l’autre axiomatique, pôles qui admettent un intermédiaire, constitué notamment par les jeux de simulation, qui admet, à son tour, des gradations vers les deux pôles et qui, aux yeux de l’auteur (p. 67) devrait en quelque sorte justifier sa définition duelle de la fiction. Cela est bien illustré dans le schéma typologique des trois grands types de fictions (p. 87). En revanche, dans ce schéma, riche de pratiques contemporaines, l’absence de nombre de pratiques traditionnelles saute aux yeux : la peinture, la sculpture, la musique, la danse, etc. Elles sont évoquées en passant, sous forme d’interrogation (p. 107). Cela se justifie peut-être par le fait que, bien que, pour O. Caïra, la mimèsis constitue un pôle dans le champ fictionnel, il n’inclut pas toute la mimèsis dans la fiction. De toute manière, c’est surtout la question des liens entre sport, jeu et fiction qui risque de faire sauter ce schéma, comme semble le reconnaître O. Caïra, lui‑même (p. 125).

19De manière aussi implicite qu’explicite, la notion de jeu traverse ce schéma, mais sa relation avec la fiction demeure quelque peu ambigüe. Il est clair que, pour O. Caïra, la classe des jeux est plus étendue que celle de la fiction :

Si tous les jeux ne sont pas fictionnels, c’est parce que nombre d’entre eux sont de simples modalisations d’épreuves liées au monde scolaire ou à l’entreprise (jeu de questions fondés sur la culture générale) et parce que d’autres reposent davantage sur des gestes que sur des systèmes de communication (billard, baby-foot…). (p. 125, n. 17)

20Pour l’instant, je laisse de côté la seconde raison, qui est aussi à la base de l’exclusion de la plupart des sports, si non de tous, du champ fictionnel. Pour ce qui est de la première raison, je ne comprends pas très bien en quel sens le jeu de questions fondées sur la culture générale serait une « simple modalisation d’épreuves liées au monde scolaire ou à l’entreprise ». J’ai tendance à penser que la question d’examen est une « fiction de question », car celui qui la formule connaît déjà la réponse et que celui qui doit répondre le sait ; en même temps, ce n’est pas une question rhétorique, laquelle ne prétend aucune réponse. À cela O. Caïra pourrait répliquer :

Qualifier de fictionnelle toute construction sociale normée de la mesure des états ou des performances nous conduirait dans l’impasse d’une lecture artéfactuelle du monde : le procès, l’examen scolaire ou l’entretien d’embauche seraient alors des fictions. (p. 125)

21Je partage tout à fait l’opposition d’O. Caïra à la lecture artéfactuelle du monde, ainsi qu’au panfictionalisme, mais je ne comprends pas pourquoi l’admission du caractère fictionnel de certaines pratiques du tribunal, de l’école ou de l’entreprise devrait impliquer la lecture artéfactuelle du monde ou de ces seules institutions. Le fait que quelque chose soit une fiction (ou une imitation ou simulation) de quelque chose d’autre ne dit rien des buts ultimes de l’usage qu’on peut faire de cette fiction. Lorsque je dis « 33 » à un docteur qui est en train de m’examiner, je ne veux rien communiquer (du moins dans l’acception courante du terme) et, en ce sens, on peut considérer cela comme une micro‑fiction de communication, mais l’information qu’il peut en tirer n’a rien de fictionnel. Cela vaut pour le jeu également.

22Dans Définir la fiction, on ne trouve aucune définition du jeu en général, mais l’auteur  renvoie à un travail antérieur (p. 88, n. 2233), où il en fournit une « génétique », qui se fonde sur sept exigences. La dernière de ces exigences est « le principe de Bateson », pour lequel le lecteur est renvoyé au chapitre précédent, qui, en s’appuyant sur Gregory Bateson, présente le jeu comme un « cadre paradoxal », où, par exemple, les contradictoires « ceci est un combat » et « ceci n’est pas un combat » cohabiteraient34. Voici comment O. Caïra précise en quoi le « combat joué » diffère du « combat sérieux ». D’abord, il cite Bateson35, qui développe ainsi l’énoncé, supposé métacommunicatif, « ceci est un jeu » :

« Ces actions auxquelles nous nous livrons maintenant ne dénotent pas la même chose que ce que dénoteraient les actions qu’elles dénotent. » Le mordillage ludique dénote la morsure sans pour autant dénoter ce que dénoterait la morsure.

23Ensuite, O. Caïra commente

parmi les jeux humains, la partie d’échecs ou le combat au fleuret dénote un affrontement, mais pas ce que dénote généralement l’affrontement, c’est‑à‑dire l’hostilité.

24Or, si on laisse de côté ce vocabulaire (tout à fait ambigu) de la « dénotation » qui ne fait que compliquer inutilement les choses, cela veut dire ceci : dans les actions du jeu on reconnaît un affrontement, mais elles n’en constituent pas un, puisque quelque chose d’essentiel à l’affrontement leur fait défaut, l’hostilité. Autrement dit, les actions de ces jeux sont une imitation (ou une simulation) de l’affrontement. En le généralisant : les actions des jeux sont imitatives d’autres actions36. Bref, encore une fois, O. Caïra se sert de la mimèsis sans le dire ou sans s’en rendre compte37.

25Maintenant la question se pose de savoir si des jeux tels que les échecs ou le sudoku ― le premier appartenant à la catégorie intermédiaire des jeux de simulation et le second, au pôle axiomatique de la fiction, dans le schéma d’O. Caïra de 2011 ― sont ou non « engendrés » par la septième exigence de la définition « génétique » du jeu par O. Caïra de 2007, exigence qui, comme je viens de le montrer, se fonde de facto sur la mimèsis. Or, il me semble que oui.

26Contrairement à ce que prétend O. Caïra, le caractère mimétique du jeu d’échecs ne concerne pas que son « habillage » (p. 85‑87). En effet, en se concentrant sur l’aspect axiomatique de ce jeu, O. Caïra semble oublier que les échecs consistent d’abord en une partie (p. 58), ce qui simule une bataille, pace Caïra (p. 85). Que la partie puisse se décider sur la base d’un calcul combinatoire, et non pas sur la base d’une prestation physique comme dans les sports, cela ne change rien : le calcul n’est que le moyen d’atteindre cette imitation de but qu’est la « victoire ». S’il est vrai que, comme le suggère Caïra, dans les échecs on pourrait même éliminer la notion de pièce en dotant les cases de l’échiquier de valeurs variables et de réécrire les règles de production en conséquence, on peut aussi, et plus facilement, concevoir la transformation de ce jeu individuel en sport collectif de combat, ainsi que l’inverse (p. 59). On pourrait même faire l’hypothèse d’une phyllogénèse des échecs par transformation progressive d’un jeu collectif de combat : division du terrain de jeu en cases, spécialisation du rôle de différents joueurs, remplacement de ces derniers par des pièces et codification des modes de déplacement et des prise, etc. Comme (sans doute) tous les jeux de stratégie, les échecs imitent la bataille, pour ainsi dire, du point de vue du général, c’est‑à‑dire de celui qui commande les autres sans rentrer, lui-même, dans la « mêlée », d’où cette sorte d’identification qui existe entre le joueur et le roi des échecs, au‑delà de l’homonymie entre la pièce et l’homme doté d’un certain type de pouvoir politique38. C’est pourquoi le joueur peut se limiter à donner des instructions, ce qui explique le caractère assez « abstrait » de ce jeu de compétition et la possibilité de le transposer sur plusieurs types de support, même les plus « dématérialisées ». En ce sens, les mouvements des joueurs d’échecs sont des imitations de cet acte illocutionnaire qu’est l’ordre. Seulement, tout est très dépuré : les joueurs ne peuvent « donner des ordres » qu’à tour de rôle, les « ordres » sont simples et le nombre de types d’« ordre » admis et de facteurs dont on doit tenir compte est réduit, de sorte qu’un ordinateur peut être programmé pour jouer aux échecs ― et, dans ce cas, le joueur est, en réalité, son programmateur. Une dernière remarque : si le parallélisme entre jeu d’échecs et axiomatique qu’établissent Ernst Nagel et James R. Newman39 et qu’O. Caïra reprend à son compte est plus qu’une simple analogie et qu’il indique quelque chose de leur nature, on peut alors se demander si l’axiomatique est, elle aussi, un jeu, ce qui équivaut à demander si elle est une imitation, comme nous l’avons vu (p. 58‑59).

27Quant au sudoku, il s’agit, me semble‑t‑il, d’une question d’examen, notamment à partir d’un problème, et, comme telle, une imitation de question. En ce sens, le sudoku ne diffère pas des jeux de questions fondés sur la culture générale : c’est juste le thème de la question imitée qui change. Bien entendu, le but dans lequel on pose une question d’examen peut être « sérieux », par exemple, l’évaluation d’un élève ou la sélection d’un candidat à un poste de travail, mais cela ne compromet pas son caractère mimétique. Comme je l’ai dit, que quelque chose soit l’imitation de quelque chose d’autre, cela ne dit rien des buts de celui qui s’en sert.

28Or, si cette caractérisation du jeu d’échecs et du sudoku est correcte, il devient difficile de continuer à soutenir l’existence d’un pôle non mimétique de la fiction40.

29Au vu de la présence massive de jeux dans le schéma d’O. Caïra, l’absence du sport intrigue ; l’auteur ne mentionne que les « jeux vidéo à visée mimétique » qui sont censés simuler le sport. Cela est particulièrement étrange pour un sociologue comme O. Caïra, qui plus est, soucieux d’élargir les domaines empiriques de la question de la fiction (p. 24 sqq.). Dans la suite, le lecteur comprend que le sport serait un « faux ami » de la fiction, mais les arguments d’O. Caïra me semblent inconsistants. Par exemple, avancer que « le vocabulaire de la fiction n’intervient presque jamais pour décrire l’activité sportive » me paraît déjà discutable pour notre société, mais est faux pour ce qui concerne la Grèce ancienne, où, d’ailleurs, les pratiques « sportives » sont étroitement liées aux pratiques « artistiques41 ». L’auteur avoue son manque de culture en matière de sport (p. 126), mais il tient à fournir des pistes pour une sociologie comparative des sports et des jeux, en partant de deux distinctions : 1) action et communication ; 2) loisir et compétition. L’action et la compétition caractériseraient le sport, la communication et le loisir, le jeu. En ce qui concerne la première distinction, l’auteur se limite à dénoncer « le rapprochement, voire la confusion entre le dire et le faire, essentiellement à travers la théorie des actes de langage ». Et c’est en vain que le lecteur cherchera un éclaircissement dans le texte d’Alain Berrendonner42 auquel O. Caïra le renvoie sur ce point : bien qu’A. Berrendonner défende une « théorie qui fait du langage un substitut de l’action43 », non seulement il reconnaît que parler est un acte (quoique particulier44), mais il soutient aussi que « tout acte est un signe, ou plus exactement un message », même s’« il n’est pas nécessaire, pour qu’il y ait communication, que quelqu’un ait la volonté, le désir ou le projet de transmettre du sens45 ». Pour revenir à O. Caïra : d’une part, comme je l’ai déjà dit, il devrait préciser en quel sens la fiction est une communication ; d’autre part, si on peut facilement comprendre que toute action n’est pas une communication (sauf en ce sens que toute action peut être considérée comme un signe ou un indice de quelque chose d’autre), l’idée sous-entendue selon laquelle la communication n’est pas une action demande une explication, même si on fait abstraction de la théorie des actes de langage. Surtout, cette première distinction surprend le lecteur qui se souvient de l’Introduction, où l’auteur (p. 16), écrit que « la fiction est avant tout une action, un processus de communication ». (Voilà la seconde incohérence.) Quant à la seconde distinction, elle repose sur une double équivoque : 1) que le jeu relève nécessairement du « loisir » ; en fait, O. Caïra pense à l’amusement ; 2) que le sport cesse d’être un jeu s’il est pratiqué dans certaines circonstances, notamment celles du sport professionnel. Or, il faut distinguer le jeu comme structure actionnelle et le jeu comme état d’esprit, comme le propose Stéphane Chauvier46. En effet, un prisonnier peut être obligé de jouer aux échecs avec son gardien, sous peine de se faire maltraiter : le prisonnier ne s’y amusera sans doute pas, mais, même pour lui, cela restera un jeu entendu comme une certaine structure actionnelle, et il peut même finir par s’amuser, malgré l’obligation initiale. C’est pourquoi on ne peut pas retenir la première exigence de la définition « génétique » du jeu en général que fournit O. Caïra en 2007 (p. 213) à savoir « le principe d’entrée facultative ». De manière semblable, les enjeux extérieurs au dispositif sportif (remise de prix, contrats de sponsoring, évolution d’un club dans un système fédéral, etc.) ne compromettent pas son caractère ludique dans ce dernier sens, caractère qui consiste dans le fait d’être une certaine mimèsis de la guerre.