Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Septembre 2012 (volume 13, numéro 7)
Céline Barral

Lutter, avec la littérature, contre le « consentement meurtrier »

Marc Crépon, Le Consentement meurtrier, Paris : Les Éditions du Cerf, coll. « Passages », 2012, 274 p., EAN 9782204094962.

1Le dernier livre de Marc Crépon reprend une question que posait un de ses précédents livres, Vivre avec. La pensée de la mort et la mémoire des guerres1 : comment accepter la mort, moins celle des millions de victimes des guerres qui nous ont précédés, ou la sienne propre, que la mort d’autrui, quotidiennement et dans un espace partagé, celui de la communauté ou celui du monde ? Le Consentement meurtrier nomme différentes formes d’acceptation de la mort d’autrui : passivité ou indifférence face aux victimes des guerres loin de notre petit monde, résignation ou encouragement face aux victimes dont on nous dit qu’elles sont nécessaires pour qu’un monde meilleur advienne, enthousiasme et cruauté parfois quand il s’agit de ressouder la communauté dans la désignation de l’ennemi et dans l’appel à son élimination. Il y a consentement meurtrier non seulement dans les situations de guerre, de crise, de dilemme (la fin justifie‑t‑elle les moyens ?) mais aussi dans l’état de paix et de civilisation, lorsque le soin, le secours, l’attention, sont refusés aux oubliés du progrès social, ou lorsque le monde dit civilisé laisse s’appauvrir et mourir de faim ceux qui vivent hors de ses frontières. On voit comment s’articulent la culpabilité et la définition de ce qui fait « monde », notre petit monde, le monde occidental, le monde civilisé, le monde des autres, le monde. C’est à refonder véritablement le cosmopolitisme que s’attelle ici l’auteur.

2M. Crépon poursuit dans ce livre une réflexion sur la vulnérabilité de l’homme et sur l’attention, le soin qui seuls désigneraient adéquatement un comportement moral, réflexion qui est celle des philosophes du care dans la philosophie américaine — évoqués via Sandra Laugier essentiellement —, mais qui est partagée aussi par Judith Butler, dont le livre sur la géographie de la vulnérabilité et le deuil après le 11 septembre fait l’objet de nombreux commentaires2. Cependant, c’est dans des courants philosophiques plus français que M. Crépon ancre son propos : Levinas et la question du visage de l’autre ; Sartre, Camus et le débat sur l’historicisme.

3Le livre adopte une dynamique originale en mêlant à ces références philosophiques des études de textes littéraires. Ses cinq chapitres nous invitent ainsi à relire, de manière croisée, philosophes et écrivains : le premier, intitulé « De la justice » est centré sur l’œuvre de Camus et plus particulièrement sur le cycle philosophique et littéraire de la révolte (L’Homme révolté et Les Justes), même si des articles publiés dans la presse et liés à l’actualité immédiate (Lettres à un ami allemand, Chroniques algériennes) sont aussi commentés. Le deuxième chapitre, « De la vie », est consacré au Freud des Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort et de la lettre à Einstein, mais Zweig lui fait pendant avec Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen. De la même manière, Levinas (Difficile Liberté et d’autres textes) et Vassili Grossman (Tout passe, Vie et destin) se répondent dans le troisième chapitre, « De la liberté ». Dans le quatrième chapitre, Judith Butler et Karl Kraus sont un peu bizarrement associés sous le titre « De la vérité » : c’est en fait la question de la propagande et du rôle des institutions qui réunit Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001 (2004) et Les Derniers Jours de l’humanité (1919), tous deux traduits en français en 2005. Le cinquième chapitre, « Du monde », s’appuie sur des textes de Ôé Kenzaburô (Notes de Hiroshima) et de Günther Anders (L’Homme sur le pont. Journal d’Hiroshima et de Nagasaki).

4Cette construction très régulière, qui parcourt toutes les grandes tragédies du xxe siècle (les deux guerres mondiales, les bombes lâchées sur Hiroshima et Nagasaki, le nazisme et le système totalitaire soviétique, la colonisation), cherche à articuler le souvenir de ces catastrophes historiques, crises inouïes pour la pensée morale, et le consentement meurtrier ordinaire (celui de l’indifférence, de la résignation, du refus d’aide), comme, dans Vivre avec. La pensée de la mort et la mémoire des guerres,M. Crépon avait voulu relier la mémoire des guerres et la peur de la mort. Camus donne, en plus du titre, son homogénéité au livre, qui s’ouvre et se clôt sur L’Homme révolté.

5Partant du rejet du nihilisme, autre nom du « consentement meurtrier », le livre se propose de repenser cette « œuvre de civilisation » dont l’illusion a pu faire le lit de notre cruauté, ce qui l’amène à proposer un nouveau type de « cosmopolitisme », qui, à condition de mettre en œuvre des moyens critiques contre toutes les formes de propagande, donnerait à la honte une vertu et une efficacité pour lutter contre cette forme d’indifférence coupable qu’est le consentement meurtrier.

6Tout au long de ces étapes, deux notions sont particulièrement discutées, celle de civilisation et celle de cosmopolitisme. Se poursuivent ainsi les réflexions qui étaient au cœur de L’Imposture du choc des civilisations (2002), de La Guerre des civilisations (2010) et déjà même des Géographies de l’esprit (1996).

Le consentement meurtrier : l’envers de la civilisation ?

7Le lien entre la civilisation et le consentement meurtrier est fondé sur l’analyse freudienne de la civilisation (ou culture) comme ce qui, venant censurer chez le sujet trois pulsions primitives, l’inceste, le cannibalisme et le plaisir/désir de meurtre, est censé compenser ces interdits par des droits ou des plaisirs nouveaux. M. Crépon nous permet de relire Malaise dans la civilisation, où Freud identifiait comme malaise le fait que la civilisation ne procure pas une compensation suffisante, ou plutôt que la compensation ordinaire par un mécanisme de sublimation, c’est‑à‑dire par une satisfaction collective de nature narcissique (la glorification d’une communauté restreinte, aux dépens de ceux qui lui sont extérieurs, dans un système de différences entre communautés) n’est plus suffisante dès lors que la communauté s’élargit et que s’éloigne du sujet ce qui, étranger et différent, pouvait passer pour l’ennemi. Le cosmopolitisme dans son acception traditionnelle, extension de la communauté hors des frontières nationales, rend donc insuffisante cette compensation du surmoi et a pour conséquence que le surmoi est retourné, par la censure de la civilisation, contre la part restante, non compensée, de pulsion de mort, ce qui implique d’accroître d’autant la culpabilité. On le voit, l’œuvre de civilisation ne se pense pas indépendamment de la définition de ce qui fait monde et de la question du cosmopolitisme ; le consentement meurtrier ne se comprend pas sans la culpabilité. Dès lors, élargir notre communauté au monde, c’est augmenter encore ce malaise et cette culpabilité, au risque de laisser la moindre crise détruire les barrières et faire déferler la pulsion de meurtre.

8Avec Freud, le « consentement meurtrier » est originel et sans cesse contrôlé ou censuré, plus ou moins efficacement, par la civilisation, d’où l’idée d’illusion : ce que nous croyons trouver dans la civilisation — un progrès et une victoire définitive contre la barbarie — n’est qu’illusion : la civilisation ne fait que compenser, en permanence, une pulsion toujours présente.

9Le travail de M. Crépon, nous semble‑t‑il, est, d’une part, de tenter de penser ce que pourrait être l’œuvre de la civilisation une fois privée de cette forme néfaste de sublimation qu’est la construction d’un ennemi ; et d’autre part de penser l’élargissement de la communauté au monde sans augmentation dangereuse de la culpabilité, qui toujours menace de se retourner en consentement meurtrier.

10On regrette peut‑être ici que le système freudien ne soit pas articulé aux différentes théories du care, qu’aucun partage ne soit fait entre une théorie qui met à l’origine les pulsions de vie et de mort, et des théories qui font de la vulnérabilité une forme de condition originelle, en rapprochant parfois l’homme de l’animal.

11Levinas permet de se défaire du fatalisme freudien. Chez Levinas, le face‑à‑face n’est pas entre la communauté et ceux qui lui sont extérieurs (et qu’elle constitue en ennemis) mais entre moi et autrui, quel qu’il soit. L’abandon de l’échelle de la communauté (et de la nation) n’est pas synonyme d’abandon du concept de monde. Le monde chez Levinas apparaît dans le visage de l’autre. Autrui est monde. Tout le mouvement de ces cinq chapitres du Consentement meurtrier consiste à abandonner le « monde » des nations, de la géopolitique, au profit du « monde » lévinassien, cherchant ainsi à répondre à l’élargissement de l’interdit du meurtre et à l’augmentation conjointe de la culpabilité.

12En arrière plan du livre, sans que la question soit réellement formulée, c’est bien le procès de l’historicisme — c’est‑à‑dire d’une vision de l’histoire orientée téléologiquement et pour laquelle la fin justifie les moyens, le monde meilleur à venir nécessite que certains soient sacrifiés — dans la pensée et dans la littérature du xxe siècle qui est rejoué, comme en témoigne encore l’appendice qui fait revenir sur scène Camus, Sartre, Jeanson — oubliant peut-être Bataille et ses articles importants dans Critique.

Repenser le cosmopolitisme

13Le cœur du livre est donc une redéfinition du cosmopolitisme, saisi initialement sous une acception large : « un sentiment d’appartenance au monde » (p. 51). C’est en passant d’une définition géopolitique du cosmopolitisme à une conception lévinassienne du visage de l’autre comme monde (le monde est « ce que porte la liberté de tout autre », p. 136) que l’auteur revient à cette notion malmenée. Ce passage permet un renversement du consentement meurtrier en impossibilité de tuer. Sur le modèle de l’« onto-théo-logie » de Levinas, une « éthi‑cosmo‑politique » se substitue au cosmopolitisme qui était responsable en partie du « malaise dans la civilisation » analysé par Freud. En ce sens, c’est, après les « géographies de l’esprit », une « géographe de la vulnérabilité » dont l’auteur constate et dénonce ici l’existence, cette carte qu’on pourrait tracer des valeurs de la vie d’autrui selon la proximité (géographique, culturelle…) avec soi‑même. « Il n’y a pas d’obstacle plus grand à la possibilité d’un être‑au‑monde cosmopolite que notre rapport différencié à la vulnérabilité et à la mortalité d’autrui » (p. 113), écrit M. Crépon. D’où l’injonction à étendre la responsabilité « sans limite — c’est‑à‑dire hors frontières » (p. 125), mais à prendre conscience aussi du fait que ces frontières sont sociales aussi bien que géopolitiques. Détacher la valeur de la vie de l’autre du cadre national dans lequel s’érigent la mémoire et le deuil, serait ainsi le premier pas à faire pour que toute vie redevienne « à part entière ». Le choix des textes commentés, notamment les témoignages recueillis par Ôé Kenzaburô à Hiroshima — ceux des hibakusha, des survivants de la bombe — est déjà un geste de décentrement, et de rupture avec le récit national (celui qui fait en Occident du largage des bombes atomiques avant tout une réussite stratégique, dans le cadre d’une realpolitik bien comprise).

14Sur le rôle de la narration dans cette bourse des valeurs de la vie, le livre ajoute sa pierre aux études actuelles sur les littératures de témoignages d’une part, sur le lien entre littérature et construction nationale d’autre part. Si « aucune histoire ne peut plus se raconter à la première personne du singulier » (p. 186), histoire nationale, récit du monde, c’est aussi que toute histoire doit désormais être écoutée lorsqu’elle se raconte à la première personne du singulier, celle du témoin. La critique du récit national passe ici par le commentaire de la pièce‑monstre de Karl Kraus Les Derniers Jours de l’humanité, bataille menée individuellement et du centre même (Vienne) pour décentrer le regard et refuser la mainmise de la propagande sur le récit de la première guerre mondiale. Comme était repérée la présentation monologale du consentement meurtrier dans le théâtre de Camus (p. 47), M. Crépon analyse ici certains mécanismes de déconstruction des discours mis en œuvre par le théâtre de Kraus, à commencer par l’usage systématique de la « contradiction performative » (p. 174), efficace en contexte satirique. Il montre ainsi, en passant par Butler et Kraus, que la géographie de la vulnérabilité est une construction politique, et qu’il est nécessaire, pour ne pas en rester à une forme de compassion, d’articuler la lecture des témoignages des « autres » à la déconstruction des discours du « nous ».

Philosophie et littérature : une éthique de la citation

15Au-delà de ces analyses microstructurales de quelques mécanismes énonciatifs au théâtre, Le Consentement meurtrier met en œuvre un précieux dialogue entre littérature et philosophie. La littérature fournit à M. Crépon peu d’histoires, de cas, de dilemmes, tous types d’exemplifications que la philosophie morale aime à trouver dans les romans ou le théâtre3. Certes, la présence de quelques passages de Caligula ou des Justes à l’orée du livre est bien justifiée ainsi : « c’est pour exemplifier d’entrée de jeu l’une des formes diverses et complexes que prend ce qu’on tente d’analyser dans ce livre sous le nom de “consentement meurtrier” » (p. 35). Certes est aussi rappelée l’individualité du personnage de roman et de la voix de l’écrivain : « la littérature exemplifie et rappelle inlassablement ce qui fait la singularité idiomatique de toute existence. » (p. 27) Toutefois, ce que la littérature offre ici le plus souvent, ce sont moins des histoires que des phrases. Ces phrases des écrivains résonnent parce qu’elles sont le support d’une forme de méditation, dont les étapes sont marquées par ces intertitres : « Le monde a de nouveau l’air d’être au complet » ; « Tout ce qui est inhumain est insensé et inutile » ; « Ce n’est pas seulement l’humanité que nous avons et qui leur fait défaut… » ; « Nous avions honte d’être des hommes » ; « Ferme les yeux et abandonne‑toi à ton imagination ! »… Les phrases sont de Stephan Zweig, de Vassili Grossman, de Karl Kraus, de Günther Anders et d’autres. On y entend déjà les voix plurielles de l’injonction, mais aussi l’interpellation du « tu » et la présence d’un « nous » ambigu. Quant à la formule même qui donne son titre au livre, « le consentement meurtrier », elle vient de Camus.

16Ces phrases insistent, demandent à être dites isolément, citées, répétées ; elles « viennent à notre rencontre » (p. 24), et cette montée des phrases dans le texte philosophique, dans la pensée morale, est peut‑être l’originalité de cet usage de la littérature. Est assumée ici une méthode de la greffe, quelque chose comme une éthique de la citation, qui n’est pas sans rapport avec ce qu’Ingeborg Bachmann tentait elle de réaliser dans le roman d’après‑guerre, pour susciter en littérature une forme d’éthique qui n’abolisse pas la littérature dans l’engagement : « Seules quelques phrases, quelques expressions resurgissent régulièrement dans mon cerveau pour demander la parole au bout de plusieurs années : La gloire n’a pas les ailes blanches. Avec ma main brûlée j’écris sur la nature du feu. […] » (Malina, Le Seuil, 2008, p. 79)

17C’est aussi que ces phrases citées par M. Crépon sont élevées au rang de vérité « existentielle », et que l’explicitation et le commentaire ne viennent pas en réduire ou en subordonner la valeur. Elles sont annoncées dans l’introduction du livre comme des « voies de dégagement » (p. 24) : drôle de formule pour dire les pannes de la pensée qui, face à la question du consentement au mal et au meurtre, en resterait aux autoroutes de la philosophie morale. « Le texte littéraire […] seconde l’analyse conceptuelle ou […] lui supplée, lorsque celle‑ci fait l’épreuve de ses propres limites. » (p. 25) Cette sortie de route, cet arrêt sur le bas‑côté de la philosophie est cependant temporaire, car si la littérature vient assister la philosophie c’est pour lui permettre de mieux repartir.

18L’auteur évite ainsi, le plus souvent, de piocher dans la littérature des « exemples » au sens rhétorique et moral du terme (exempla), et ce, non seulement en vertu de cette méthode délibérée, mais aussi parce qu’il ne choisit pas de parler d’œuvres réellement fictionnelles. Les textes médités relèvent plutôt de ces zones frontalières où l’on trouve les essais, les témoignages, les correspondances... De qui fut sensible en premier lieu à la grammaire mystique de la langue des écrivains4, il n’est pas étonnant que l’écueil reproché d’ordinaire aux philosophes qui parlent de littérature — celui de négliger son tramage dans les mots — soit évité ici ; et il n’est pas plus surprenant que les divisions génériques chères aux littéraires ne fassent l’objet d’aucun préalable à l’analyse, malgré quelques remarques déjà mentionnées sur les spécificités du théâtre. La valeur de vérité des références théâtrales (Camus, Kraus) et romanesques (Grossman) n’est pas différenciée de celle des essais ou des textes de correspondance des écrivains, pas plus que de ceux de Freud, de Levinas ou de Günther Anders. L’essentiel reste la pratique, l’invitation à la lecture ou à la relecture.

19On pourra peut-être regretter cette absence de toute mise en perspective des différences génériques des exemples, et des manières différentes d’en user en philosophie. Ainsi, la notion de « texture d’être », citée à la fin de l’introduction par M. Crépon, est‑elle rapidement appliquée au « personnage » tel que décrit dans « tel roman, tel récit, tel témoignage, ou telle que la met en scène une pièce de théâtre » (p. 27). Élaborée par Iris Murdoch5 à propos de la vision du monde global que peut avoir une personne, telle qu’elle se manifeste dans beaucoup d’autres gestes et détails que les seuls choix étudiés habituellement par la philosophie morale, la notion vaut peut-être pour les personnages des romans « existentialistes » (de Camus, Sartre et Simone de Beauvoir) que Murdoch étudie, mais peut‑elle s’appliquer à un personnage de roman sans impliquer une réflexion sur la place et le rôle du personnage dans la fiction elle‑même, mais aussi sur le lien entre le personnage et ce qu’on imagine de l’auteur ? Et la notion garde‑t‑elle toute sa pertinence quand il s’agit de témoignages dans des textes relevant en partie de l’enquête journalistique (les Notes sur Hiroshima de Ôé), de fictions historiques nettement construites en vue d’une dénonciation politique (Vie et destin) ou de satires (comme chez Kraus) ? L’usage de la nouvelle de Grossman « La Route » mériterait aussi une réflexion spécifique. Dans la conclusion, cette nouvelle sert à l’auteur à se frayer une piste dans la pensée difficile de l’animal, réflexion sans cesse annoncée mais repoussée, finalement intégrée néanmoins, dans une certaine mesure, à la pensée globale du cosmopolitisme. La fiction de Grossman, qui donne le récit du point de vue de l’âne, permet là de faire le saut du côté de la souffrance animale. Mais la question de la portée allégorique de la nouvelle reste en suspens : la souffrance de l’animal présentée dans le récit vaut‑elle comme allégorie de la souffrance humaine, sur le modèle de la Ferme des animaux d’Orwell, ou bien la fiction permet‑elle réellement une prise en compte de la souffrance animale ? Repousser cette question dans le domaine des études littéraires serait négliger une des difficultés de la pensée morale elle-même.

20Ce qui importe ici cependant, est que la littérature au sens large soit celle que produit l’écrivain : l’intellectuel, le penseur, le « moraliste » — qui n’est en tout cas pas un spécialiste de philosophie morale. Le rapprochement de textes littéraires et de textes philosophiques répond donc surtout, nous semble-t-il, au besoin de reproduire pour le lecteur une expérience que seul le style (celui de Günther Anders comme celui de Vassili Grossman) peut transmettre ; or le style n’est assumé pleinement que par les écrivains, tandis que les philosophes s’attachent à rendre neutre, objective, leur écriture. Ce que M. Crépon demande à la littérature c’est donc plus son style — et le fait que ce style assume son ancrage subjectif — que ses fictions ou ses personnages, à la différence d’autres démarches critiques contemporaines qui font de la littérature une réserve de cas de conscience ou des écrivains des métaphysiciens.

21Cet usage peu différencié de la littérature aux côtés de la philosophie explique aussi le fait que la référence aux écrivains, si elle laisse entendre dans le livre une affection sans cesse renouvelée, n’est pas sans reproche ni vigilance. Çà et là sont évoquées les formes de compromission des écrivains, celle de Céline, de Brasillach, mais aussi d’« Aragon, Éluard, Sartre […] », qui rappellent que la littérature, si elle est le lieu des voix singulières, n’est pas toujours du côté du soin, de l’attention et du secours qu’exigent de nous la mortalité et la vulnérabilité d’autrui, mais a pu au contraire prendre parti pour toutes sortes de consentements meurtriers. Cependant la question ici suggérée de la responsabilité des écrivains n’est pas liée à la pratique de leur écriture elle-même, et l’on peut se demander ce qui dans l’œuvre de ces auteurs en est changé, et par conséquent ce qui chez le lecteur appréciant, adhérant à l’œuvre relèverait à nouveau d’une forme de consentement meurtrier. L’empathie du lecteur est-elle de nature morale ? La réponse que nous donne M. Crépon dans sa pratique des textes pourrait être que cette émotion du lecteur ne devient éthique qu’au moment de la citation.

22C’est par l’insistance donc, en collant le plus possible à l’évidence, que la philosophie morale pourra quitter les systèmes. Plus que des saynètes ou des cas, la littérature donne à ce livre le droit d’énoncer le bon sens, mais aussi de prendre parti pour le sens de la bonté, sans crainte de verser dans la sensiblerie ou de passer pour une « belle âme » : « la littérature […] rend probantes des voies que peut‑être la pensée aurait hésité à emprunter. » (p. 26) Le long appendice du livre, qui retrace la polémique entre Sartre et Camus à la sortie de L’Homme révolté, vaut sans doute autant comme rappel historique que comme plaidoyer pro domo.

23Il faudrait donner aussi une consistance philosophique à la notion d’injonction : injonction des phrases, injonction du visage de l’autre, injonction de cette phrase elle‑même invariablement répétée par l’auteur : « le soin, le secours et l’attention qu’exigent /qu’appellent, de partout, la vulnérabilité et la mortalité d’autrui » (p. 112 et p. 219 notamment). Ce segment, plutôt qu’une phrase complète, semble indivisible, tenant ensemble un complexe d’expérience et de vie qu’on ne saurait dissocier. Le mérite de ce livre est peut‑être de faire si bien attention à tenir ensemble les choses, sans crainte de manquer de systématisme. Réaffirmer l’évidence, et donner un statut en philosophie à « ce qui compte pour nous », voilà le pont le plus sûr entre littérature et philosophie. Il y aurait à voir la similitude qui existe entre la notion d’ « attention » telle que la développe la philosophie du care, et l’idée de lecture. L’injonction des phrases ne fait pas simplement écho à l’injonction de la vulnérabilité d’autrui, mais c’est la même fragilité de l’individuel, le même appel insistant. Le livre de Marc Crépon mentionne, sans vraiment les réemployer ni les critiquer, les tentatives faites par Iris Murdoch et Martha Nussbaum pour faire de la lecture une éthique. Si la lecture doit elle‑même être caring, c’est‑à‑dire « aimante et attentive »6, nous permet‑elle réellement de percevoir les situations morales différemment, activement ? Cette « attention » au texte et la sollicitation propre qu’il exerce sur nous, lecteurs, suffisent-elles à faire du texte littéraire la source d’une injonction de nature nécessairement morale ?