Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Juillet-Août 2012 (volume 13, numéro 6)
Daniele Carluccio

Les modernes & la négativité

Modernités, n° 33, 2012 : « Nihilismes ? », sous la direction de Éric Benoit et Dominique Rabaté, EAN 9782867817663.

1Explorer la littérature moderne revient à se confronter, inévitablement, à la négativité qui lui est inhérente. La revue Modernités, qui concrétise périodiquement les activités d’un groupe de recherche de l’Université Bordeaux III, a abordé cette béance sous bien des angles depuis une dizaine d’années. Après avoir traité du sujet de l’isolement romantique et post-romantique (Modernités, 19 : « L’invention du solitaire »), puis, notamment, les thématiques du deuil (21 : « Deuil et littérature ») et du mal (29 : « Puissances du mal »), elle propose à présent un questionnement très ample du nihilisme, couvrant le champ de la littérature française des xixe et xxe siècles, et s’aventurant également au‑delà de ces frontières, du côté de Leopardi, de la modernité allemande ou russe, et même du cinéma américain. On comprend que le pluriel du titre « Nihilismes ? » vienne redoubler celui du nom de la collection : à la lumière de ces objets d’étude, le nihilisme paraît aussi diffus dans la culture occidentale que divers dans ses manifestations. Quant au recours à l’interrogation, il évoque un précédent numéro, paru en 2010, intitulé « En quel nom parler ? », qui considérait la légitimité de la parole singulière, forcément précaire dans le régime démocratique. Le nihilisme, en effet, est la précarité même, se fondant sur un objet qui demeure, par‑delà son apparente omniprésence, impalpable. Symptomatiquement, ce 33e volume de Modernités est le premier depuis longtemps à ne présenter aucune illustration en couverture.

Qu’est‑ce que le nihilisme ?

2Dominique Rabaté, qui a dirigé cette publication avec Éric Benoit, s’oppose dans son introduction à une conception unitaire et affirmative du nihilisme, qui en ferait une cible trop commode. Ainsi, chez Tzvetan Todorov, qui dans La Littérature en péril y voit l’un des dangers encourus aujourd’hui par les Lettres,

l’attaque reste réductrice et s’il faut renverser les valeurs, que penser d’une littérature qui nous dirait que l’homme est intelligent et bon… La stratégie rhétorique consiste à fabriquer, sous le terme englobant de nihilisme, un ensemble de choses qui vont de la lucidité nécessaire à un pessimisme radical, de la démystification des idéologies que Baudelaire nommait méchamment « fraternitaires » à la misanthropie. Tout est mis dans le même sac. (p. 15)

3Repoussant le constat de T. Todorov en raison de son moralisme vague, D. Rabaté critique par ailleurs l’image, proposée il y a quelques années par Nancy Huston, d’un « professorat » du désespoir :

il faudrait pour cela pouvoir parler depuis un lieu assuré dans son néant ou sa négativité. Et le vrai nihiliste me semble, au contraire, fondamentalement privé de ce terrain solide. (p. 14)

4Le critique illustre sa vision du nihilisme en revenant sur une œuvre qui lui est chère, Le Bavard, et en particulier sur la lecture qu’en a donnée Maurice Blanchot. Le récit de Louis‑René des Forêts met justement en scène un locuteur « vain », pour reprendre le qualificatif blanchotien, dont la parole oscille incessamment entre vérité et « bavardage ». Notons que, tel que le dépeint D. Rabaté, le nihiliste est, au fond, un ironiste. Le nihilisme serait donc « essentiellement un soupçon » (p. 10) qui mine tout discours, toute pensée positive.

5Si l’objet du recueil interdit, par sa nature même, toute lecture univoque, s’il demeure largement indéterminé, ou à déterminer, peut‑être aurait‑il pu être introduit néanmoins de manière plus synthétique. Le seuil de l’ouvrage présente en effet deux textes introductifs, qui par moment se recoupent et se répètent. D. Rabaté expose d’abord les principales voies du nihilisme. Premièrement, la philosophie, avec la dispute entre Fichte et Jacobi, à la fin du xviiie siècle : contre la toute‑puissance du sujet fichtéen, Jacobi estime que seul Dieu peut empêcher l’homme de sombrer dans le néant. Puis, au cours du xixe siècle, le nihilisme devient politique : en Russie, sous l’impulsion de Netchaïev, notamment. Il trouve sa concrétisation violente dans l’attentat terroriste. Enfin, il se diffuse également sous la forme d’une attitude existentielle mélancolique ou désabusée, du « mal du siècle » au décadentisme. L’introduction d’É. Benoit propose en substance la même déclinaison, à la différence que le nihilisme de Fichte y est qualifié de théologique, et le nihilisme existentiel d’ontologique. Elle l’enrichit d’un parcours éclairant sur les grandes pensées du néant, de Schopenhauer à Nietzsche et Cioran : au constat, que fait le premier, de l’absurdité d’un monde dénué de transcendance, Nietzsche répond par la critique du renoncement schopenhauerien — la négation du vouloir-vivre — et par l’acceptation féconde du non‑sens, et Cioran par un retour à ce même renoncement, mais imprégné d’ironie et de dandysme. Au reste, pour É. Benoit également, le néant est un indicible, un impalpable, qui toutefois agit, une « puissance active de destruction et de dévastation » (p. 43).

Expériences du néant

6Les contributions qui suivent, ordonnées selon un principe essentiellement chronologique, du premier romantisme à la contemporanéité, offrent un éclairage sur plusieurs de ces expériences modernes du néant.

7Ainsi, le nihilisme de Senancour procède historiquement, selon Patrick Marot, du traumatisme de la Révolution, qui coupe toute une génération de son passé. Il se manifeste dans l’incapacité de l’homme à connaître le monde qui l’entoure comme à se connaître soi‑même. Le monde apparaît vide et le sujet s’y éprouve en trop — un sentiment que partage, malgré sa foi, Chateaubriand, auquel s’intéresse Fabienne Bercegol. Le romantisme d’Iéna, qui constitue, par son subjectivisme radical, un moment essentiel du nihilisme littéraire, demeure ici en toile de fond. Enzo Neppi propose en revanche une approche de la pensée de Leopardi, en regard de Jacobi, Jean Paul et Hegel. Réfractaire comme eux au culte du moi, qui conduirait au solipsisme, le poète italien ne croit pas davantage en une vérité supérieure : la contingence est pour lui une fatalité, qu’il faut supporter. Il reconnaît et accepte la fragilité de l’homme. Dans un esprit proche, le personnage sandien de Trenmor, dans la première version de Lélia, se caractérise par un renoncement total, mais où subsiste la compassion pour ses semblables. Le nihilisme évoque ici un mysticisme sans Dieu, selon Marie‑Christine Huet‑Brichard. Et É. Benoit et Jean‑Pierre Moussaron nous rappellent que Nietzsche voyait dans la dévalorisation de la vie au nom de la transcendance, notamment dans le christianisme, une première forme de nihilisme.

8Dans les études consacrées au xxe siècle, il est une période historique qui brille par son absence quasi complète : l’entre‑deux‑guerres — ce qui peut sembler une lacune, quand on se souvient par exemple que Sartre, dans Qu’est‑ce que la littérature ?, y voyait le triomphe de « l’esprit de Négativité »1. Sa cible était le surréalisme, alors qu’il faisait prendre à la littérature un tournant engagé et humaniste. Alexandre Salas évoque la critique sartrienne de L’Expérience intérieure de Georges Bataille, dans ces mêmes années, qui théorisait un culte du néant, incitation à la transgression de toutes limites. La volonté de rompre avec le nihilisme, après 1945, est bien illustrée, entre autres par Thomas Mann, auquel Laurent de Lataillade consacre son étude. L’écrivain allemand essaie de concilier son humanisme tardif avec l’héritage nihiliste qui lui vient de Schopenhauer et de Nietzsche. Il retient du premier l’ascétisme, « qui élève l’homme au-dessus de lui-même » (p. 187), et du second l’ironie, qui toucherait également, pour l’alléger, le « marteau » du philosophe — c’est, exemplairement, le soupçon de D. Rabaté. Albert Camus propose à la même époque une pensée de la mesure, qui « n’est rien d’autre que l’affirmation de la contradiction » (Albert Camus cité par Sylvie Gomez, p. 240), contre sa résolution utopique. Quant à Romain Gary, étudié par Julien Roumette, il tourne en dérision l’attrait pour la négativité : sa LadyL. range littéralement au placard son amant terroriste. Ces cas constituent autant de réponses distanciées au nihilisme.

9Mais l’histoire ne s’arrête évidemment pas là. Jean‑Yves Laurichesse se penche par exemple sur l’itinéraire négatif de Jean Giono, de l’exaltation euphorique de la nature, dans ses premières œuvres, à la fascination pour le vide, allégorisée par la figure de l’Absente dans L’Iris de Suse. Le personnage de Tringlot, nouveau mystique du néant, abandonne sa vie de bandit pour se consacrer entièrement à son amante énigmatique. La négativité s’exprime ici par l’évidement. Il en va tout autrement dans Lust, le roman d’Elfriede Jelinek, dont la violence et la noirceur ont pour cadre une dénonciation de la marchandisation contemporaine des corps. La négativité s’impose, a fortiori en raison des images et des sens qu’on lui prête, qui la saturent et la justifient, nous dit Chantal Lapeyre. Avec le cinéma, où la violence est si souvent représentée, elle éclate sur grand écran : univers crapuleux des films noirs, auxquels s’intéresse J.‑P. Moussaron, ou mondes de la fin du monde, dans les films d’anticipation qu’étudie Alain Sebbah. Dans ces fictions apocalyptiques, traitées dans les dernières études du recueil, il faut néanmoins distinguer, selon Jean‑Paul Engélibert, celles qui expriment un « désir antipolitique », comme LesParticules élémentaires, où l’humanité orchestre scientifiquement sa propre disparition, de celles qui offrent, là encore, un modèle de résistance : Des Anges mineurs de Volodine et L’Aveuglement de Saramago maintiennent l’exigence d’un lien communautaire, au cœur d’une catastrophe qui n’est plus à prédire, puisqu’elle s’est déjà produite. Dans la hantise du néant, se confondent ainsi la petite et la grande hache : la mort qui attend en silence tout individu (singulièrement l’auteur, âgé et malade, de L’Irisde Suse) et la tragédie collective, fléau social ou vision d’Apocalypse.

Écrire le néant

10P. Marot rappelle qu’au fondement de la négativité littéraire, il y a la notion kantienne de désintéressement. La littérature moderne ne cessera de questionner cette séparation théorique qui l’enclot dans l’autoréférentialité, en dehors des sphères éthiques et épistémologiques. Le nihilisme, justement parce qu’il apparaît comme un vain mot, vide de sens, illustre parfaitement cette problématique. D. Rabaté note qu’il est d’abord, dans la bouche des nihilistes russes, une mention ironique — mais qui pourtant va produire des effets concrets et destructeurs. Selon Isabelle Poulin, c’est contre ce « vide criminel dans le terme » (p. 141) qu’écrit Dostoïevski : Les Démons souligne la fragilité des discours et l’inanité des actions faits au nom du nihilisme. Dans cette interrogation, il faut accorder une place de choix à la pensée de Maurice Blanchot, sur laquelle revient Michael Holland. Blanchot oppose à l’affirmation nihiliste, qui falsifie le néant, en s’appropriant ce qu’on ne peut s’approprier, la littérature qui l’approche par un détour :

N’y a‑t‑il pas, en effet, un langage dont la vocation est de ne faire apparaître les mots que barrés, dans le mouvement qui les efface, et toujours au‑dessous d’eux‑mêmes et au‑dessous de leur sens, comme avant qu’ils s’expriment ? (Blanchot cité par M. Holland, p. 311)

11Le nihilisme serait ce qui mine le langage du sein du langage, et la littérature nous ferait éprouver le vertige du néant en ne cessant jamais d’y renvoyer, alors même qu’elle s’en détourne. De Blanchot à Roland Barthes, ce mouvement paradoxal se change en « moment suspensif », comme l’appelle Jean‑Pierre Martin dans sa contribution au recueil. Il y désigne désormais une aspiration à l’abstention, contre les pesanteurs idéologiques de la parole ordinaire.

12La littérature nihiliste appelle un lecteur lui‑même nihiliste. Relisant L’Entretien infini, François Dominique évoque l’utopie d’un discours littéraire qui, « cessant de faire autorité, devrait être prononcé “anonymement au nom de tous” » (p. 317). Et Michal Krzykawski, se penchant sur la pensée post-structuraliste, héritière de Nietzsche, rappelle qu’elle a cherché à révolutionner le rôle du lecteur, en faisant de lui, après la mort de l’auteur, le producteur du texte. Dans un essai récent, Vincent Kaufmann a porté un regard critique sur cette aspiration de la théorie littéraire des années 1960 et 1970, y constatant, corrélativement, « la mort du lecteur »2, face à l’illisibilité des textes avant‑gardistes de l’époque : pensons à H ou Lois de Philippe Sollers. La mort répond à la mort, donc, et la logique demeure au fond celle du pire. L’œuvre d’Isidore Ducasse, dont le mot d’ordre — « La poésie doit être faite par tous » — a eu la fortune que l’on sait dans les avant‑gardes, constitue un modèle d’écriture nihiliste. Valéry Hugotte, qui s’y confronte, distingue un nihilisme parodique — le romantisme noir des Chants de Maldoror — d’un nihilisme plus fondamental, qui saperait, par l’ironie, la valeur de tout discours, et, singulièrement, des Poésies. La poésie de Jules Laforgue, à laquelle s’intéresse Alissa Le Blanc, est menacée par la même vacuité. Et Maupassant se donne la réputation d’un cynique « marchand de copie », dont tous les contes « reviennent aux mêmes lieux, au sens rhétorique et thématique du terme » (p. 174), à la limite de la rengaine, comme le note Pierre Glaudes. Le même fait donc partout irrémédiablement retour, avec l’inquiétude qui l’accompagne.

13Le soupçon porte aussi bien sur les mots que sur les formes et les genres de la littérature. Les poètes contemporains qu’étudie Éric Dazzan manifestent une même défiance paradoxale à l’égard de la parole poétique :

Le travail du négatif en poésie exhibe, met à nu et parfois tourne en dérision une mécanique langagière, et en même temps signifie l’impossibilité qu’il y a à sortir du langage : si le nihilisme désigne (dénonce) le silence du monde, c’est aussitôt pour le caractériser comme ce à quoi nous faisons défaut, pris que nous sommes dans une intellectualité définitive, dirait Bonnefoy, dans la rumeur incessante du langage. (p. 336)

14Bernard Noël, Hubin, Wateau ou Prigent ont conscience de cette précarité où ils entendent toutefois demeurer, en y laissant leur empreinte éphémère. La subjectivité lyrique moderne apparaît instable, ou fragmentée, comme dans la poésie d’Henri Michaux, sur laquelle se penche Waclaw Rapak. Mais la négativité attaque également le récit : la mise en intrigue, rendue problématique dans Pastorale américaine, selon Raphaëlle Guidée, autour du crime inattendu d’une adolescente rebelle. Ou le théâtre, qui ne cesse, chez Jean Anouilh, de se montrer du doigt et de ressasser les mêmes thèmes, les mêmes personnages stéréotypés, d’après Eva Andruszko.

15Jamais quitte avec les formes, le nihilisme peut constituer un moteur fécond de leur renouvellement, à condition qu’il ne les réduise pas à des simulacres désincarnés, expression si tentante du néant. Tel n’est pas le moindre des enjeux qui émergent, en définitive, de cet opportun travail collectif.