Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2012
Avril 2012 (volume 13, numéro 4)
titre article
Laurent Bozard

« L’imagination est plus importante que le savoir. » Quand la littérature met en scène les savants

Savoirs et savants dans la littérature (Moyen Âge — XXe siècle), sous la direction de Pascale Alexandre-Bergues et Jeanyves Guérin, Paris : Éditions Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2010, 432 p., EAN 9782812401367.

1Depuis les origines jusqu’à nos jours sans doute, le terme de savant a renvoyé à une certaine idée d’« érudition », avant de se spécialiser dans le sens de « scientifique » parallèlement à l’essor des sciences et technologies. De tous temps, le statut du savoir et du savant a fait l’objet de mises en scènes littéraires qui ont toutes interrogé leur rapport à la connaissance, la société ou l’histoire. Des exemples de ces réalisations — dont on découvrira les actes dans le présent volume — ont été abordés lors du colloque organisé les 20, 21 et 22 novembre 2008 à l’Université Paris‑Est Marne‑la‑Vallée et à l’Université Paris III‑Sorbonne Nouvelle.

2Les contributeurs ont, comme le soulignent les auteurs de l’avant-propos (Pascale Alexandre‑Bergues et Jeanyves Guérin), proposé une vision pluriséculaire (du Moyen Âge au xxe siècle) de la figure du savant. En effet, même si celui‑ci reste indissociable du savoir qui est le sien, la lecture complète du volume met, semble‑t‑il, davantage en exergue le rôle de ce « type » de personnage en littérature que le rôle dévolu au savoir en soi. Si les études sont présentées en quatre parties dévidant un fil chronologique cohérent (Moyen Âge et Renaissance, xviie et xviiie siècles, xixe siècle, xxe siècle), cette perspective historique recouvre également d’autres dimensions qui pourraient être lues comme des emplois presque « immuables » des savants et des savoirs. Ainsi, on peut sans trop de difficultés regrouper les analyses du recueil en quatre grands « pôles » autour de l’emploi littéraire des savoirs et savants : outils textuels et narratologiques, caractères de l’histoire littéraire, personnages et ressorts narratifs, symboles à transcender. Certes, ces subdivisions peuvent paraître tout aussi arbitraires que la chronologie mais elles permettent de dépasser les barrières temporelles pour tenter de montrer les principaux axes de lecture.

« Penser importe plus que savoir » : le savant comme outil textuel

3Caroline Trotot (« Le De propria vita de Cardan, autobiographie d’un savant de la Renaissance ») propose une relecture de l’œuvre de Jérôme Cardan comme « une des deux premières autobiographies de la Renaissance » (p. 69). En regard des recherches incontournables de Philippe Lejeune sur le sujet, on constate aisément que le texte de Cardan ne répond pas aux critères définis par Lejeune pour qualifier un texte d’autobiographique — notamment, peut-être, parce qu’il doit s’agir d’un récit qui narre l’histoire d’une personnalité et qu’il doit être rétrospectif. Beaucoup d’auteurs (Michel Zink dans La Subjectivité littéraire, par exemple) se sont attachés à relever les accents autobiographiques d’ouvrages médiévaux ou renaissants. Mais, à l’aune des jalons posés par Philippe Lejeune, ces travaux sont souvent « risqués ». C. Trotot le reconnaît et son ambition est tout autre. Avec Cardan, l’autobiographie est avant tout une entreprise de connaissance, un inventaire raisonné. Il distingue les modes de connaissance fondés sur la rationalité de ceux fondés sur l’intuition. Il rédige un texte en « mailles de filet » (p. 81), miroir de l’homme, qui lui permet surtout de dépasser ses limites corporelles et temporelles. Le choix des matières abordées tout comme l’ordre dans lequel elles sont présentées offrent au lecteur un être contradictoire. C’est à lui de « retrouver » le personnage de Cardan dans ce « recueil de faits » (p. 87) et de méditer sur les propriétés de la vie humaine. En somme, l’objet scientifique de l’œuvre (la vie de Cardan) mis en scène de cette manière (perspective en partie autobiographique) a pour objectif de refléter « la vie de l’esprit libéré des contingences qui est à l’œuvre dans la vie intellectuelle en général et permet d’entrevoir la connaissance divine dont l’homme n’aperçoit que l’ombre » (p. 82‑83). Par sa transposition textuelle, le savoir/savant acquiert donc ici une dimension supplémentaire.

4Au xixe siècle, « les prétentions scientifiques des littéraires sont souvent jugées avec sévérité par les savants » (p. 206). C’est par ces mots que Hugues Marchal (« Des autoportraits hybrides : l’auteur scientifique et poète au xixe siècle ») qualifie le statut « hybride » du poète scientifique de l’époque : « le poète idéal des Lumières devient un auteur impossible » (p. 207). Le constat est simple : les progrès techniques rendent très vite superflue la légitimité que la caution littéraire leur accordait auparavant. Aux poètes donc de reconsidérer les apports qu’ils pourraient fournir à la science. On leur concède volontiers malgré tout encore certaines capacités de « cosmétique textuelle » (p. 221) permettant d’aiguiser l’intérêt des lecteurs. S’ils prétendent rénover la poésie avec des objets (scientifiques) nouveaux, leur statut marginal (ni véritablement savant ni véritablement poète) les prive souvent d’une caution institutionnelle de part et d’autre. Très vite, à la marge des deux disciplines, la poésie scientifique se voit forcée de réclamer l’indulgence de l’autre « camp » afin de (re)conquérir une certaine légitimité. Sur le plan technique, cette tension se découvre ainsi particulièrement dans les préfaces qui sont « le lieu d’une double captatio benevolentiae » (p. 221).

5Cette hybridité est à l’œuvre dans la facture même des recueils de poésie scientifique au xixsiècle). Leur iconographie, abordée par Nicolas Wanlin (« Illustrer la poésie scientifique au xixe siècle : un défi éditorial et culturel »), montre que les illustrations « tiennent le rôle de médiateur […] : elles cherchent à capter la bienveillance du lecteur, l’introduire au sujet de l’ouvrage, voire à en expliquer certains aspects » (p. 223). Bien plus encore, souvent, les images s’éloignent de la matière proprement scientifique — voire l’occultent — pour chercher le « potentiel émotionnel de leur matière » (p. 229). Ainsi, il est intéressant de noter que le mouvement de l’illustration est parallèle à celui qui prévaut dans l’écriture même de la poésie scientifique : la science moderne et ses objets sont, à partir de 1830 environ, diffusés dans des publications de vulgarisation dont les illustrations ont un style proprement documentaire et didactique. À l’inverse, la poésie scientifique en elle‑même répugne à « compromettre le prestige du vers avec la vulgarité de la “littérature industrielle” » (p. 233) et cela se traduit, dans ses illustrations, par un intérêt beaucoup plus allégorique, cherchant avant tout à mettre en exergue « le potentiel émotionnel des sujets scientifiques » (p. 236).

6La science contribue aussi à la poétique de Robert Musil et de Paul Valéry qui « s’efforcent de transposer à la littérature la méthode des sciences » (p. 326). Selon Laurence Dahan-Gaida (« “La science, sport de combat”, figures du savant chez Robert Musil et Paul Valéry »), ce qui subjugue ces deux poètes, c’est la rigueur et la méthode véhiculées par la science. Ces deux valeurs se retrouvent également dans la figure du sportif, métaphore souvent utilisée par les deux auteurs. Ils sont fascinés par la création d’une littérature « capable de faire la synthèse de toutes les facultés humaines » (p. 336), qui réaliserait un « équilibre précaire entre art et savoir » (p. 342).

7Dans certaines œuvres, comme dans Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, le savant joue un rôle narratif primordial puisque, selon André‑Alain Morello (« “L’homme des livres”. Savoir (et pouvoir) dans Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq »), le portrait de celui‑ci dans le dialogue de la scène finale du roman sert de clef à l’ensemble du livre. Le Rivage des Syrtes est un « roman saturé de culture et nourri d’histoire » (p. 356) dans lequel le savoir est lié à la clairvoyance, mais c’est aussi une œuvre de science politique. « L’exposé de “science” politique sur lequel s’achève le roman ne fait du reste que “tirer les leçons” de l’histoire » (p. 363). Mais ce savant est‑il crédible « si son discours est à l’image de la bigarrure référentielle de l’œuvre » (p. 366) ? Et André‑Alain Morello de considérer que ce savant est intimement lié à l’écriture même de Gracq : « la véritable aventure dont le récit lui a été livré ne fut peut-être que l’écriture même du roman » (p. 368).

8L’analyse qui démontre sans doute le plus l’enjeu narratif du savoir — plus que du savant cette fois — est celle de Yannick Hoffert (« Savoirs et non-savoir dans l’œuvre d’Audiberti »). Toute l’œuvre d’Audiberti abonde de savoirs divers et d’une multitude de références variées. Mais l’écrivain est en parallèle obnubilé par « la présence irréductible de l’énigme existentielle » (p. 373) : s’il y a profusion de science(s), « l’écrivain, le poète ne sait pas. Son écriture est habitée par la persistance de l’énigme » (p. 373). Chez Audiberti, le savant est une figure de l’échec. Ainsi, « le langage technicisé étouffe toute respiration humaine […], les savoirs jouent un rôle décisif […] mais moins en tant que contenus qu’en tant que réservoirs de langages, somme de territoires, terreau de fictions à explorer en toute liberté » (p. 383). Chez Audiberti, le savoir a incontestablement une grande importance narrative : « les références à des savoirs valent surtout comme promenades dans l’imaginaire et dans les sonorités » (p. 386).

« Combien de savants ne pensent pas ? » : caractères de l’histoire littéraire

9Parmi les parangons de la science en littérature, le médecin est l’un des types les plus « rentables ». Certaines études du volume mettent ainsi davantage l’accent sur un « caractère », dans une perspective plutôt historique.

10Ariane Bayle (« Le médecin empirique dans les romans comiques des xvie et xviie siècles : l’expérience en question ») note en préambule que « la littérature comique des xvie et xviie siècles voit fleurir les figures de médecins empiriques de la rue » (p. 91). Ceux-ci, qu’elle qualifie de « vendeurs de recettes », « cherchent à cautionner leur autorité par le spectacle public d’une expérience » (p. 91). Leur exploitation romanesque vaut sans doute moins pour leur reflet de la réalité sociale que comme écho de l’écrivain de fiction. Dans Les Aventures de Simplicissimus (1669) de Grimmelshausen ou L’Histoire comique de Francion (1633) de Charles Sorel, le vendeur de drogues — tantôt médecin (donc détenteur d’un savoir authentique) tantôt bonimenteur — est un outil d’invention fictionnelle qui est « l’occasion d’une réflexion sur les ressorts techniques du discours de fiction » (p. 95). Auparavant, Rabelais avait déjà utilisé Panurge le bateleur comme posture d’énonciation du narrateur : à travers le boniment du personnage (« double du scripteur », p. 100), le lecteur devient « un évaluateur méfiant des affirmations narratoriales » (p. 98). Les scènes comiques sont donc aussi « une invitation à une attitude sceptique » (p. 108).

11D’une certaine manière, Catriona Seth (« Médecins romanesques et poétiques du tournant des Lumières ») poursuit cette recherche du médecin en littérature, à l’époque des Lumières cette fois. Curieusement, la maladie sert plus de ressort romanesque que le médecin précédemment décrit et utilisé. Quoi qu’il en soit, on constate que certains docteurs connus sont cités nommément et que l’éloge prend souvent le pas sur le blâme (on est loin de la figure du médecin envoyant son patient ad patres). Pourtant, l’idée matrice de l’analyse reste l’usage de la parole. Il ne s’agit plus tant d’utiliser la figure du médecin à des fins narratives (miroir de l’écrivain de fiction) que d’insister sur son rôle de séducteur par la parole. Le savoir est en soi souvent laissé de côté au profit de « l’émergence du médecin médiatisé, praticien à la mode, recherché peut‑être pour ses traits, mais plus encore pour sa célébrité » (p. 201). Le savant n’est donc plus considéré dans son rapport avec le savoir ou la science mais devient progressivement reflet de la société dans laquelle il navigue : « l’homme de science est aussi homme du monde » (p. 192).

12Le discours sur la possession au xviie siècle interroge moins le texte littéraire que le savoir en lui‑même — c’est d’ailleurs un reproche que l’on pourrait faire à la contribution d’Antoinette Gimaret (« Les médecins sur la scène du Diable : savoir médical et possession au xviie siècle ») : on se situe davantage dans la sociologie ou dans l’histoire que dans la littérature. La possession se situe en effet à la frontière des discours religieux et médicaux ; tous deux s’interpénètrent et questionnent « plus largement encore le certain et l’incertain, les limites du savoir » (p. 160). Toutefois, il est important de noter que ce « théâtre de la possession, même truqué, peut devenir un allié du “théâtre politique”, confirmant la normalisation, au début du xviie siècle, des pratiques dissimulatoires » (p. 161). Cette dernière dimension (la face double, cachée, dissimulatrice du discours) est probablement ce qui unit ces œuvres sur la possession aux autres textes consacrés aux savoirs.

13Un peu à l’écart des autres savants se tient le personnage du professeur (il est par ailleurs assez piquant de noter que seules trois autres contributions rangent le professeur au rang des savants — ce qui se justifie sans doute dans la mesure où le professeur devrait être, par essence, un pédagogue avant d’être un savant, dans le sens péjoratif ou éthéré qui est parfois donné au mot). Il n’est dès lors pas surprenant de lire dans les propos de Marie‑France David‑De Palacio (« Le professeur de latin en France et en Allemagne entre 1850 et 1918 ») que ce personnage passe, dans les textes, de la vénération à la caricature. Ainsi, à la fin du xixe siècle, son érudition a tendance à l’isoler de la communauté, en le rendant souvent caricatural voire grotesque mais attachant. Rattrapé par les autres sciences et les techniques modernes, dépassé par le « poids de plus en plus lourd des réalités économiques […], seules réalités ayant force de loi » (p. 285), il fait souvent figure de « sympathique hurluberlu » (p. 285). Si le savant est ici « ridiculisé », le savoir, lui, reste important et doté d’une certaine aura : « la disparition du professeur de latin comme héros ne signifie pas la disparition de la fascination pour la civilisation antique mais implique la nécessité d’une reviviscence non par le savoir mais par la création artistique et littéraire, ce qui expliquerait aussi le nombre des fictions antiquisantes à la fin du siècle » (p. 291).

14La preuve de cette pauvreté de la représentation du professeur en savant est en partie apportée par Jeanyves Guérin (« Le savant dans le théâtre français du xxe siècle ») qui note que, à l’exception de Topaze, il est souvent un pédagogue besogneux et que « la scène se prête mal à ce que les professeurs soient montrés en face d’élèves » (p. 391). Il a sans doute raison ; pensons ici, par exemple, à La Salle des profs de Liliane Wouters, qui montre plus le quotidien, souvent risible, de ces pédagogues, que leur relation aux savoirs dispensés — ou aux apprenants comme on le dit dans le jargon pédagogique actuel — ou à La Leçon d’Eugène Ionesco où le professeur est fou et face à une seule élève. Mais le savant lui aussi « se prête mal à un traitement théâtral. Les quelques auteurs qui l’ont [porté] à la scène n’en ont pas tiré un type » (p. 406). À partir du xxe siècle, le savant est souvent vu comme un psychopathe, fou dangereux ou apprenti sorcier. Deux exceptions néanmoins sont abordées par Jeanyves Guérin : Pasteur (1919) de Sacha Guitry qui est plutôt un montage documentaire hagiographique ; Les Palmes de M. Schutz (1989) de Jean‑Noël Fenwick qui « présente la recherche scientifique de la Belle Époque comme un artisanat de l’esprit voire un sacerdoce laïque » (p. 402).

15Dans cette perspective historique, on remarque qu’au fur et à mesure des siècles, la littérature abandonne petit à petit la figure du savant (en général, c’est-à-dire à l’exclusion de visées narratives propres). On peut donc se demander si le savant ne migre pas vers d’autres types de littérature comme le montrent Jules Verne ou la paralittérature et ses savants fous. Quant à sa disparition dans le théâtre, nul doute que, au xxe siècle, le cinéma accapare la figure du savant (souvent fou), omniprésent et véritable ressort dramatique (justifiant généralement de nombreux effets spéciaux), du Docteur Mabuse au Docteur Folamour, pour ne citer qu’eux.

« Savoir du reste est nécessaire » : ressorts narratifs

16Il est arrivé que le savoir soit le point d’attache principal d’une œuvre ; cette thématique, si elle joue un rôle littéraire ou historique, vaut malgré tout par sa propre présence dans l’œuvre, éclairant parfois d’un jour nouveau les créations littéraires.

17Alice Vintenon (« Le philosophe rieur dans ses mises en scène humanistes : du moraliste au morosophe ») propose par exemple d’étudier la figure de Démocrite à la Renaissance. Dès l’Antiquité, ce philosophe est considéré comme dérangeant : comment en effet concilier son rire « symptôme d’un dérèglement mental » (p. 35) avec l’autorité qu’il est censé représenter ? La réponse est, semble-t-il, assez simple :

lorsqu’il parle en moraliste, Démocrite abandonne cette posture provocatrice pour reprendre la position d’autorité que la cité attend de lui : il se réfère à des repères moraux et condamne sans ambiguïté les erreurs humaines. (p. 37)

18Cette tension entre sagesse et folie a beaucoup interpellé les auteurs du xvie siècle. Le Rire de Démocrite de Fregoso et les Dialogues de Tahureau réservent le rire à un public d’initiés ; rien, aux yeux du profane, ne peut entacher l’autorité du philosophe. Dans un premier temps, on peut donc considérer que « la place donnée aux discours philosophiques fait donc obstacle au comique » (p. 41). Dans le Momus d’Alberti, « Démocrite n’est nullement présenté comme un moraliste fiable » (p. 42) et son rire sert principalement à « mener une réflexion sur les fondements de l’autorité » (p. 45). Chez Rabelais, enfin, le philosophe rieur sape les fondements de son autorité, « le rire intervient donc comme un révélateur, montrant l’écart entre ce que l’orateur prétend être, et sa nature véritable » (p. 47). En somme, ce rire philosophique synthétise d’une certaine manière les « différents rapports à la vérité qui s’affrontent à la Renaissance » (p. 49), le savant servant ici de révélateur.

19Tout est savoir chez Rabelais. Outre la paronomase toujours citée (science sans conscience), les rapports à la connaissance abondent dans l’œuvre et les figures de savants, d’intellectuels, sont légion. Mais on sait combien, souvent, ce savoir est détourné, à de multiples fins — la quête de la substantificque mouelle derrière le rire, entre autres. Peter Frei (« La “vérité scabreuse” de Rabelais : savoir et obscénité à la Renaissance ») aborde Rabelais sous l’angle de l’obscène, moyen selon lui de traduire une certaine critique de la relation au savoir :

le rapprochement entre « obscène » et « séditieux » me paraît significatif dans la mesure où il inscrit explicitement l’obscénité dans la perspective d’une mise en crise du savoir dans sa représentation, d’un savoir à l’épreuve d’une vulgarisation qui risque de devenir vulgaire. (p. 55)

20Ce n’est plus le regard critique qui prévaut dans L’Histoire du Siège des Muses d’Antoine Domayron mais une certaine célébration du savant, de l’érudition. Nancy Oddo (« Héros érudit dans le roman baroque français. Le cas pionnier du Siège des Muses d’Antoine Domayron, 1610 ») considère que le héros est la première apparition de cette « alliance pionnière du romanesque et du scientifique pour vulgariser les savoirs par la fiction » (p. 132). Le roman foisonne d’érudition, le savoir livresque se diffusant dans la narration d’aventures « en société par la parole échangée » (p. 137). L’inédit réside en deux aspects généraux du personnage : son savoir est toujours pragmatique, d’une part ; de l’autre, par ses plaisanteries, son « gai savoir » (p. 139), il suscite admiration et désir amoureux. « Par la représentation du for intérieur d’un homme de savoir, Domayron insuffle de la chaleur et de la vie à cet anti-héros jusqu’alors ridiculisé » (p. 143). Mais, par ailleurs, l’œuvre est empreinte d’une certaine nostalgie par rapport aux savoirs du passé dans laquelle N. Oddo suggère de lire « le support d’un éloge politique et des espoirs fondés par cette génération d’humanistes autour [du] roi » (p. 147).

21Cette relation savoir‑pouvoir semble être aussi ce qu’a retenu la poésie du xviie siècle du savant. Philippe Chométy (« La célébration des savants dans la poésie du xviie siècle ») considère les postures de savants dans les poèmes du xviie siècle en regard de la révolution scientifique. Le constat est pourtant peu flatteur : les louanges du savant ne se font pas dans une forme particulière et restent souvent condamnées à l’ « exagération outrée » (p. 165). Cependant, il n’y a pas foison d’éloges à l’exception peut-être de celles de Descartes et des représentants du cartésianisme ; ce qui prime est « de chanter avec audace la victoire à venir de la connaissance sur l’ignorance » (p. 176). Mais, comme chez Domayron, « il arrive que l’éloge du savoir glisse facilement vers l’éloge du pouvoir » (p. 176). Partant, l’intérêt est aussi tourné vers « la célébration d’un dieu savant, sage et immortel » (p. 181). D’une certaine manière, ce bilan montre que la « nouveauté » du traitement du savant dans le roman baroque est rapidement détournée au profit d’autres fins. La question mérite d’être posée : savoirs et savants peuvent-ils exister en littérature pour eux-mêmes ?

22Les dérives du savant et les frontières, parfois troubles, de son savoir ont déjà été abordées. Chez Julien Green, le médecin est « moins un savant qu’un homme pourvu d’une puissance mystérieuse et insondable, […] une figure qui tient à la fois du grand esprit et du personnage démoniaque » (p. 407). C’est que, selon Alexandra Roux (« Le médecin, son malade et la maladie dans l’œuvre romanesque de Julien Green »), Green exploite l’influence tant du naturalisme que du roman gothique. L’art de la parole, le « charme » (dans tous les sens du terme), prime dans le personnage du médecin greenien. C’est en cela qu’il est en partie le miroir de l’écrivain : lecteurs de signes, les médecins échouent parfois à sonder les mystères de l’âme humaine que seule l’écriture peut dévoiler.

« Mais savoir quoi ? ceci est la question » : symbole à transcender

23Si l’aspect n’est pas absent des autres analyses, une série de contributions s’intéresse principalement au savant comme symbole à déchiffrer.

24Maud Perez‑Simon (« Le savant philosophe et le prince savant : Aristote et Alexandre le Grand ») dédie sa réflexion aux débuts de la littérature en français. Très tôt, la relation Aristote‑Alexandre a été idéalisée mais a surtout été « assimilée par la littérature didactique et la tradition de Miroir de Prince » (p. 22). Ces liens particuliers entre maître et élève ont donné lieu à des œuvres à visée encyclopédique ou morale, comme dans le Secretum secretorum, mais ont aussi « donné naissance à une tradition narrative fantaisiste voire facétieuse » (p. 24) ; c’est le cas notamment dans le Secret aux philosophes et dans le Lai d’Aristote où l’on « joue avec les attentes créées par le personnage d’Aristote » (p. 25). Plus encore, Alexandre de Paris, l’auteur du Roman d’Alexandre en vers, fait de la relation Aristote-Alexandre un ressort narratif : l’accumulation de connaissances est une « initiation à l’exégèse » (p. 27), le but étant d’apprendre à penser, à réfléchir, à être curieux.

25Dans la période 1588-1648, l’alchimie se trouve à un tournant de son histoire avec la tendance de certains savants à se diriger vers un savoir beaucoup plus expérimental qui « conduira notamment à la transformation de l’alchimie en chimie » (p. 111). La question de l’autorité est à nouveau en jeu et la figure de l’auteur alchimiste mérite à ce titre un examen attentif puisqu’il « doit défendre la légitimité de son savoir tout en refusant d’afficher sa persona, se montrer savant tout en cachant les sources de son savoir » (p. 112). L’alchimiste « semble nettement ignorer la frontière des genres : personnage trompeur et comique au théâtre, voix lyrique et mystérieuse en poésie, voyageur aux multiples visages dans les romans » (p. 112). Mais du point de vue symbolique, l’alchimiste est un véritable enjeu littéraire et interroge le rapport au savoir : il est à la croisée des chemins entre le lecteur « doté du sentiment d’omniscience s’il maîtrise les symboles alchimiques », le « lecteur néophyte auquel on refuse à l’entrée du livre le droit de comprendre » et l’auteur « capable d’imiter son objet » (p. 129).

26Le genre fantastique a lui aussi utilisé le motif du savant via la figure de l’« halluciné raisonnant ». Pour Bertrand Marquer (« La figure de l’“halluciné raisonnant” entre science et littérature — Nodier, Gautier, Maupassant »), ce personnage type assimile le discours scientifique « au service du discours fantastique » (p. 241). L’auteur constate ainsi une certaine « progression » entre l’exploitation littéraire du type chez Maupassant, Nodier et Gautier : on passe d’un savoir de l’hallucination à un savoir de la folie, « ce dont la progressive scission entre fantastique et mystique serait l’indice » (p. 253).

27La modernité occupe encore une place importante dans l’œuvre de Villiers de l’Isle‑Adam où elle est incarnée, entre « occultisme » et « technosciences », par les personnages antagonistes du mage et de l’ingénieur. Adélaïde Jacquemard (« Le mage et l’ingénieur dans l’œuvre de Villiers de l’Isle‑Adam ») souligne que, interrogeant le monde, le savant « apparaît comme un relais entre un auteur qui se place comme un savant, et le lecteur, qui doit l’être ou est appelé à le devenir » (p. 257). La perception du temps est particulièrement aiguë chez Villiers de l’Isle‑Adam qui tente d’ « organiser une continuité entre technosciences et sciences occultes » (p. 265). Toutefois, puisque la science moderne est dangereuse, elle risque de conduire l’humanité à la morosité. Du coup, l’artiste endosse un rôle essentiel « car c’est lui qui rétablit le rêve dont le scientifique, par excès de rationalité et de matérialisme, prive ses contemporains » (p. 268). Représenter la science en littérature est d’une certaine manière nécessaire pour Villiers de l’Isle‑Adam puisque l’imagination du créateur permet « d’échafauder des réponses aux questions que pose le monde » (p. 270).

28Chez Henri Céard, le savant est exploité textuellement pour relayer les thèses du romancier et fustiger « le relativisme et le scepticisme liés au développement des sciences positives et de la société démocratique » (p. 303). Cécile Leblanc (« Le savant‑musicien chez Henri Céard, une relecture de la notion d’art total à la fin du xixe siècle ») attire l’attention sur les charges que Céard porte contre Zola et Wagner à travers son personnage de « savant musicien qui outrepasse ses compétences » (p. 295). Il faut y lire le procès de « la théâtralité, du règne de l’affect, de l’ostentatoire, de la dramatisation » (p. 305).

29Cette dimension symbolique et critique est aussi présente dans le théâtre de Paul Claudel. Pascale Alexandre‑Bergues (« Le poète et le professeur : l’exemple du théâtre claudélien ») analyse dans ce cadre la figure du professeur, souvent raillé : il démontre un véritable conformisme intellectuel, est rempli de vanité et d’ambition. Mais il sert aussi à critiquer la politique de l’époque et permet à Claudel de « dialoguer avec des ennemis de tous bords, aussi bien avec le conservatisme littéraire de l’Action française et de ses émules, qu’avec le positivisme » (p. 324). Ici encore, le personnage doit être interprété, transcendé ; il n’est qu’une voie d’accès à une autre lecture, plus profonde et plus critique.

30Un nouveau binôme, l’instituteur et le grand‑père cette fois, est analysé par Jean‑Claude Larrat (« Le grand-père et l’instituteur dans Le Pain des rêves de Louis Guilloux »). Louis Guilloux a pour ambition de représenter « cette entité indéfinissable qu’est “le peuple” » (p. 343). Le contraste est saillant entre le grand‑père et les instituteurs qui « sont des brutes irascibles qui ont remplacé l’exemplarité par l’injustice et la violence » (p. 347). Ces derniers sont des voleurs du « pain des pauvres » : « ils font passer par le filtre des idéologies et des dispositifs de représentation » (p. 353). Ils sont les symboles d’une appropriation du savoir et du monde que critique Guilloux.

« Le savant n’est pas l’homme qui fournit les vraies réponses ; c’est celui qui pose les vraies questions »

31Cette citation de Claude Levi‑Strauss met relativement bien en exergue l’essence même du recueil. En effet, on constate que le savoir en soi est peu souvent présent en tant que tel en littérature (comme le disait Albert Einstein : « L’imagination est plus importante que le savoir »), il est souvent l’objet d’une autre dimension (polémique ou artistique) mais peu d’œuvres littéraires prônent un pur esprit encyclopédique (comme le font aujourd’hui les romans d’Umberto Eco, d’une certaine manière). En revanche, en tant que personnage, le savant est très « rentable » dans la mesure où il est polyvalent (entre conservatisme et progressisme, érudition et vulgarisation). Mais surtout, il est toujours utilisé à d’autres fins, comme modèle ou contrepoint. Une question subsiste pourtant. La mise en fiction du savoir revêt‑elle un habillage particulier ? Bien plus encore, le savant est‑il le meilleur vecteur littéraire que les auteurs ont trouvé pour le diffuser ?

32Le savoir reste, semble‑t‑il, indissociable de l’érudition, donc d’un certain prestige, d’une certaine aura. Le savant, lui, est multiple. Il peut être loué en tant que tel, symbole d’un état et d’une condition, reflet d’une époque ou artifice critique. Ses représentations littéraires restent néanmoins souvent cantonnées au personnage du docte ou du docteur voire du professeur. Il serait ainsi intéressant d’élargir la perspective et d’aborder la littérature plus contemporaine ou la paralittérature. Existe‑t‑il encore des œuvres qui interrogent le savoir ? Le savant est‑il toujours un personnage « efficace » en littérature, quel est désormais son statut, et les poncifs afférents sont‑ils toujours en vigueur ? Quel autre personnage pourrait aujourd’hui endosser ses caractéristiques ? Pour répondre à ces trois questions, on pourrait suggérer quelques pistes.

33Dans Le Théorème du perroquet (1998), Denis Guedj fait œuvre de vulgarisation scientifique à propos des mathématiques par le biais d’une enquête. Ce sont souvent des enquêtes (policières ou journalistiques) qui sont à la base des romans de Bernard Werber. On peut constater que les savants sont généralement remplacés et perdent en quelque sorte leur statut spécifique de diffuseur de savoir. Les médecins (légistes — avec comme contre‑exemple possible ceux d’Andrea H. Japp) sont sans doute devenus des personnages « comme les autres », non nécessairement reliés au savoir et à la connaissance. Quant aux poncifs, ils semblent toujours en vigueur, avec un intérêt particulier, romanesque — dans le sens dramaturgique du terme —, porté aux dérives scientifiques du savant « fou ». Il est, pour conclure, intéressant de citer un titre de René Reouven qui allie classicisme littéraire et dérives scientifiques : Bouvard, Pécuchet et les savants fous (2000).