Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Avril 2012 (volume 13, numéro 4)
Marieke Dubbelboer

 Alfred Jarry. Portrait humain d’un surmâle des lettres

Alastair Brotchie, Alfred Jarry. A Pataphysical Life, Cambridge (Mass.) : The MIT Press, 2011, 405 p., EAN 9780262016193.

1Alastair Brotchie remarque dans la préface de sa biographie que l’attitude non‑conformiste d’Alfred Jarry (1873‑1907) est souvent considérée comme plus exemplaire que son œuvre. Rachilde, qui n’aimait guère les œuvres littéraires de son ami, préférait donc mettre l’accent sur la vie bohémienne de Jarrydans Alfred Jarry ou le Surmâle des lettres (1928)1. Presque cinquante ans plus tard, Noël Arnaud documenta la première moitié de la vie de Jarry sans recours aux anecdotes trop spectaculaires2. Mais il fallait attendre jusqu’en 2005 pour voir paraître une biographie complète de Jarry en français, procurée par Patrick Besnier3. L’étude demi‑biographique, demi‑critique de Keith Beaumont restait pendant longtemps la seule source biographique disponible au monde anglophone4. Pourtant plus récemment, Jill Fell a publié une brève introduction à la vie de Jarry en anglais5 ; a paru récemment une nouvelle biographie richement documentée, que l’on doit à Alestair Brotchie.

Un Jarry plus « croyable »

2L’objectif d’A. Brotchie est de nous montrer un Jarry plus « croyable » ; un écrivain original mais avant tout un être humain. Dans son livre, remarquablement illustré, A. Brotchie s’appuie sur des documents inconnus ou encore inédits. Cette biographie remplit donc non seulement une lacune dans la littérature anglophone sur Jarry, mais les lecteurs francophones y trouveront également de quoi nourrir leur curiosité.

3A. Brotchie retrace d’abord la jeunesse de Jarry, les années 1873‑1891 (chapitre 2) et nous montre un enfant précoce dont la vocation littéraire se révèle déjà très tôt. Dans les chapitres 4 et 6, A. Brotchie relate l’entrée de Jarry dans les milieux parisiens ; ce sont des années pleines d’activités et de rencontres. Jarry se révèle comme un jeune homme typique, plein d’énergie, entouré par une bande joyeuse d’amis (où l’on trouve notamment Léon‑Paul Fargue et Gaston de Pawlowski). Avec eux, Jarry se plonge dans la vie de Paris fin de siècle. Il erre dans les rues de Paris, il fréquente les cafés, les vélodromes, et il explore sa sexualité (au demeurant compliquée). Jarry sait également se frayer une place dans le monde littéraire. Il se lie avec Marcel Schwob et Catulle Mendès, éditeurs à l’Écho de Paris où Jarry fait ses débuts littéraires. Il fait la connaissance de Remy de Gourmont, d’Alfred Vallette et de Rachilde ; il  devient alors vite un membre du cénacle qui gravite autour du Mercure de France. Jarry fréquente en outre le salon de Mallarmé et les peintres de Pont‑Aven. Sa production littéraire à l’époque reflète l’énergie dont témoignent toutes ses activités sociales.

Une approche chronologique et thématique

4L’approche dans ce livre est d’une part conventionnelle, au sens où elle respecte un ordonnancement historique et chronologique. Mais les chapitres purement biographiques (aux nombres pairs) alternent avec des chapitres (aux nombres impairs) dans lesquels A. Brotchie distingue et analyse plusieurs thèmes de l’œuvre de Jarry.

5Les chapitres 1 et 3 introduisent alors Félix‑Fréderic Hébert, son professeur de physique à Rennes (connu pour avoir été le modèle du Père Ubu), ainsi que la pataphysique. Bien que la pataphysique soit née de l’esprit moqueur d’un lycéen, cette « science » est vite devenue pour Jarry une philosophie personnelle, une façon de réconcilier son programme littéraire avec sa vie. A. Brotchie discute non seulement les différents « ismes » (chapitre 5) qui ont influencé Jarry à l’époque (symbolisme, idéalisme, anarchisme), mais il parle aussi de la misogynie manifeste de Jarry (chapitre 7).

6Cependant les analyses présentées dans ces chapitres thématiques manquent parfois un peu de profondeur et de contextualisation historique. A. Brotchie s’intéresse par exemple à la question de la misogynie, au moment où il aborde celle de l’homosexualité de Jarry, sans pour autant chercher à expliquer ce rapprochement. Faut‑il lier alors cette misogynie au culte de machisme de la fin de siècle ? Jarry se sentait‑il mal à l’aise avec son orientation sexuelle et voulait‑il accentuer sa masculinité ? On ne le sait pas, mais A. Brotchie ne nous offre guère de prises. Au regard toutefois de l’ambition du projet biographique qui est le sien, on n’y trouve rien de réellement surprenant. Il faut prendre plutôt ces chapitres pour des vignettes, des digressions, qui posent des jalons pour sa réflexion.

Le spectre d’Ubu

7Tout le chapitre 8 est consacré à l’année qui précédait la première tumultueuse d’Ubu Roi (1896). Jarry fréquente les salons artistiques à la mode où il est souvent traité comme un animal exotique. Il joue avec verve le rôle du « fou littéraire » que le milieu parisien attend de lui. Ce chapitre, comme souvent d’ailleurs dans cette biographie, est truffé de personnes mineurs ou parfaitement inconnues, qui n’en sont pas moins fascinantes. On y trouve, par exemple, la formidable Louise France, actrice qui jouait la Mère Ubu, habituée des cabarets de Montmartre et victime de l’absinthe (p. 152). On en resterait presque sur notre fin, tant certaines figures gagneraient à être mieux connues. A. Brotchie réussit à créer un portrait pittoresque de ce monde de la bohème.

8Le chapitre 9 revient sur la controverse concernant les origines d’Ubu tandis que le chapitre 11, intitulé « la machine à écrire », se concentre sur la passion de Jarry pour le cyclisme. A. Brotchie regarde la « machine cycliste » comme une métaphore de l’écriture, signe de la modernité, symbole de la pataphysique liant le réel et l’imaginaire, alimentée par la musculature humaine et l’alcool (p. 249‑252). Les années 1897‑1899 (chapitre 10) sont marquées, comme le rappelle A. Brotchie, par l’écriture de chefs d’œuvres comme Les Jours et les Nuits et Gestes et opinions du docteur Faustroll. En même temps Jarry se sent de plus en plus hanté par le spectre d’Ubu. Malgré la notoriété d’Ubu Roi,il ne rencontre ni succès commercial ni reconnaissance littéraire.

9A. Brotchie note qu’une nouvelle direction est à remarquer dans la production littéraire de Jarry pendant les années 1900-1904 (chapitre 12), une direction moins personnelle, plus conventionnelle (p. 255). Ces années voient aussi l’arrivée des nouveaux amis et des nouveaux éditeurs. Malheureusement à cause d’un manque de documentations, le récit historique devient plus fragmentaire au cours des derniers chapitres. A. Brotchie déplace alors son attention vers les lieux et les personnalités fréquentés par Jarry, comme les milieux artistiques autour de La Revue Blanche, La Plume, Le Festin d’Ésope d’Apollinaire et la galerie de Vollard. On trouve également dans ce chapitre l’un des épisodes les plus émouvants : A. Brotchie raconte et montre (à l’aide d’images saisissantes) comment Jarry s’est installé parmi les gens qui travaillent autour des barrages sur les bords de Seine. Jarry s’y sentait à l’aise et finit même par y habiter dans une demeure quasi‑primitive.

Une vie de contradictions

10Les contradictions dans la vie de Jarry sont dressées par A. Brotchie dans le dernier chapitre thématique. Le biographe discute alors les différentes interprétations qui ont été faites de la vie de Jarry, considéré tantôt comme un homme qui a gaspillé un incroyable talent, tantôt comme un saint avant-gardiste qui a rejeté tout compromis. A. Brotchie refuse toute interprétation définitive, tant une documentation aussi lacunaire empêche le chercheur de statuer définitivement. C’est à ce titre qu’il refuse de décrire la vie de Jarry comme une trajectoire menant inévitablement à une fin tragique.

11Néanmoins les dernières années de la vie de Jarry (chapitre 14) se caractérisent par un évident déclin, accéléré par l’alcoolisme et des conditions de vie difficiles. A. Brotchie dépeint Jarry comme un homme devenu mal à son aise dans la vie littéraire parisienne, préférant la compagnie des gens ordinaires de la campagne. Des œuvres inachevés, des promesses rompues et des complications financières dominent la fin de sa existence ; Jarry dépend alors de plus en plus de ses amis et de sa sœur. Après sa mort survenue en 1907 (à la suite d’une tuberculose), sa sœur Charlotte hérite non seulement de ses dettes, mais aussi, semble‑t‑il, de son destin. Elle meurt, alcoolique et pauvre, en 1925. Les papiers personnels de Charlotte, et sans doute ceux de Jarry, furent détruits.

12Le livre d’Alistair Brotchie offre des nouvelles perspectives biographiques aux chercheurs, aux amateurs de Jarry et à ceux qui s’intéressent à la littérature au tournant du siècle. Pourtant cette biographie, riche de ses illustrations, mérite aussi un plus grand public. Malgré des manques évidents dans la documentation (fait que l’on constate tout au long de la vie de l’écrivain), A. Brotchie parvient à brosser un portrait riche, intime et émouvant de Jarry. Il dessine un Jarry moins légendaire et plus humain que jamais.

13Regrettons toutefois les citations traduites en anglais. Ces traductions (que l’on doit à A. Brotchie lui‑même) sont naturellement indispensables pour le lecteur anglophone. Il s’agit peut‑être d’un choix de l’éditeur (le livre compte déjà 400 pages), mais de temps à autre, on aimerait pouvoir lire des citations originales, surtout dans le cas d’un auteur comme Jarry pour qui la virtuosité du langage fut si décisive.