Acta fabula
ISSN 2115-8037

2012
Février 2012 (volume 13, numéro 2)
Didier Coste

L'ordre du vagabondage

Jean‑Christophe Igalens, Casanova : L'écrivain en ses fictions, Paris : Classiques Garnier, coll. « L'Europe des Lumières », 2011, 473 p., EAN 9782812402883.

1« Le vagabondage ne serait pas le vagabondage si on pouvait lui donner une définition quelconque. »1 Cette phrase, tirée d'un article de Jules Janin sur Casanova (sur l'une, non précisée, des éditions, que l'on avait à l'époque de l'Histoire de ma vie, sans doute la version Laforgue, qui n'avait pas fini de paraître), si elle est à prendre dans le contexte d'une lecture parisienne amusée mais dépréciative des aventures du Vénitien et de sa façon (trop longue, trop détaillée et décousue) de les conter, n'en est pas moins symptomatique d'un problème qui continue de hanter la critique casanovienne depuis deux cents ans : quel est l'ordre secret de l'apparent désordre ? Quel sens (au singulier) donner à une dynamique du corps et à une effervescence de l'esprit qui refusent la clôture et la forclusion, qui ne connaissent aucune pause, mais seulement des transferts d'objets ou de domaines d'activité, des reprises et des recommencements sur une table de jeu jamais rase, car y restent imprimées la forme des pertes comme celle des gains ? Quelle motivation centrale (passion, mythe personnel ou détermination socioculturelle) pourra‑t‑elle expliquer les persistants effets d'identité que la lecture de Casanova produit en nous ? Ou encore la nostalgie d'une insaisissabilité ?

2Les réponses d'essayistes modernes se divisent assez aisément entre des appels lénifiants à une structure enfouie, inconsciente (protocosmique), chez François Roustang2, par exemple, et un réconfortant exercice tautologique, comme chez Sollers3 (l'unité de Casanova, c'est sa liberté, sans doute pas la même dont Éluard écrivait le nom sur son cahier, mais tout de même un solide et très commercialisable fétiche). Bien que la thèse de Jean‑Christophe Igalens dont je rends compte ici poursuive plutôt, comme on peut s'y attendre, l'effort érudit des études casanoviennes d'un Gérard Lahouati4, c'est bien par rapport aux deux attitudes précitées qu'elle tente de trouver une tierce voie, du côté de la complexité — ce qui est de saison comme de raison. Or la complexité en question est maintenant suralimentée par la publication récente d'inédits, la réédition d'ouvrages oubliés et l'amorce de travaux de critique génétique rendue possible par l'examen des manuscrits d'œuvres et des correspondances.

3Pour toutes ces raisons, nous ne tenterons pas de résumer le fourmillant plus que vagabond ouvrage de J.‑C. Igalens, ni même de présenter toutes les articulations proposées entre les tessons épars que l'auteur ramène de divers sites de fouilles de la pensée, de l'écriture et des stratégies de communication de Casanova. Nous avons choisi plutôt de relever d'abord l'usage qui est fait du corpus considéré, avant de nous arrêter sur quelques mots‑clés (clés au sens où ils révèleraient par leur insistante récurrence l'esprit dans lequel est construite une figure d'écrivain à la fois unique et exemplaire en son temps), pour nous demander enfin pourquoi l'œuvre de Casanova semble aussi résistante à toute saisie par la « critique », c'est‑à‑dire à toute procédure d'interprétation qui refuse de s'adonner à la fois à la théorie et à la fiction, à la rêverie de l'Idée et à l'empathie esthétique.

Que lire ? Quelle démarcation entre un scribe, un auteur et un écrivain ?

4J.‑C. Igalens, comme Codrescu (qu'il ne mentionne pas, mais sur le roman de qui5 je reviendrai in fine), s'insurge contre le Casanova de Fellini au seuil de son ouvrage. Par‑delà la laideur post‑moderne de ce qui est à Casanova à peu près ce qu'est au personnage de Feuchtwanger le fantasme du Juif Süss dans le film infâme, c'est d'abord l'inintelligence du meilleur des Lumières qui est visée, mais aussi, à travers l'obscénité de l'image, l'oubli et la déconsidération, sinon le mépris de l'écriture casanovienne que trahissent, avec une (in)culture machiste de masse, la plupart des innombrables vulgarisations, remakes et produits dérivés des « Mémoires », comme encore la commode fabrication narcissique de Sollers. À celui‑ci il convient certes que Casanova soit « un de nos plus grands écrivains », puisqu'il l'investit de la mirifique grandeur dont il veut se parer. Mais à la plupart des autres hommes de Lettres français (tel Jules Janin) il n'agréait point que le Vénitien fût un maître styliste dans « la langue de Voltaire », ou plutôt déjà dans celle de Proust.

5Le sous‑titre de l'ouvrage de J.‑C. Igalens reste cependant, sinon énigmatique, du moins la trace d'une double hésitation, qui ne sera pas résolue : sur la portée historique et théorique de l'entreprise, d'une part, sur les significations tant dénotatives que connotatives du mot « écrivain », d'autre part. De l'article défini dans « l'écrivain », l'on ne saura jamais, en fin de compte, s'il a plutôt valeur conceptuelle, s'il s'installe dans un présent gnomique, ou bien si, avec une fonction déictique, il exerce une détermination particularisante, singularisante. Quant à « l'écrivain en ses fictions », on continuera longtemps de se demander s'il désigne l'empreinte d'un écrivain sur ses fictions, à quoi l'on décèle ou reconnaît sa présence, ou bien un personnage, une figure, une image d'écrivain construite par des actes de fiction. L'exemplarité permettrait peut‑être de réconcilier ces différents niveaux et perspectives, mais la volonté toujours tenue de distinguer M. de Seingalt de ses contemporains comme du tout‑venant littéraire francophone et européen ne laisse guère de chances à l'émergence d'un Casanova paradigmatique, tandis que son placement d'office dans une sociologie des faits littéraires contrecarre cette même distinction.

6En ce qui concerne le corpus retenu dans cette étude, la disposition et le poids relatif des différents écrits de Casanova, nous remarquons à la fois le maintien, peut‑être inévitable, d'un centrage sur l'Histoire de ma vie et un recours nouveau aux essais, mélanges, pamphlets et projets polygraphiques de toutes sortes dont plusieurs ont été édités et commentés depuis une vingtaine d'années. Ces derniers écrits sont traités tantôt comme des pièces plus ou moins organiques ou plus ou moins disjointes d'un « Œuvre complet » virtuel, tantôt comme des documents qui nous éclairent sur la fabrique de l'autobiographie et sur les apprentissages, les essais et erreurs et les contorsions scripturales de son auteur. Rien de blâmable à cela, sauf que l'on eût aimé que fussent précisés les moments et les angles de cette stéréoscopie, faute de quoi l'on peut ressentir le malaise d'un certain strabisme. En sens inverse, et c'est pour moi une considérable déception, l'Icosaméron semble voué à demeurer sous terre quatre‑vingt‑un ans de plus : l'index des ouvrages de Casanova (« ouvrages » et non « œuvres », d'ailleurs, fait apparaître le même nombre de mentions de l'Icosaméron (environ vingt‑cinq) que de la Confutazione della Storia del Governo Veneto d'Amelot de la Houssaie de 1769.

7La lecture donnée de ce livre est très instructive, montrant comment Casanova, composant ces volumes dans l'espoir de faire lever son bannissement de Venise et d'y rentrer en grâce, ne peut résister ni à son goût de la digression ni au plaisir d'une argumentation qui renverse à maintes reprises l'image qu'il devrait donner de lui‑même aux patriciens de la République, celle d'un bon citoyen, patriote et conforme à la fois, assez modeste surtout pour accepter le précaire strapontin qui lui est assigné dans une société patricienne sclérosée et déclinante. Néanmoins, dire que « la nature de l'ouvrage, son caractère « rhapsodique », souligné par Casanova lorsqu'il en décrit les longues digressions, tient en grande partie à la rencontre de plusieurs ambitions » (p. 36) ressemble plus à une excuse qu'à l'éloge, ou simplement à l'approbation d'un procédé de composition rhizomatique et à enchâssements multiples, qui deviendra pourtant l'apanage de nombre de philosophes du Xxe siècle. Fort heureusement, dans des pages ultérieures (p. 105 à p. 138), sur le double visage de la rhapsodie, J.‑C. Igalens parvient, dans une certaine mesure, en évoquant notamment la crise des genres, à sortir du piège déterministe (les codes de communication en place, y compris leurs contradictions et dysfonctionnements, contraindraient l'énonciation littéraire qui, pour le coup, oublierait sa différance, son principe d'anticipation ; le milieu et le moment dicteraient la forme des textes, y compris celle de leurs velléités oppositionnelles). Ainsi, reprenant son constat premier que « mêlant une ambition persuasive et un désir de communication littéraire, la Confutazione s'écrit aussi à la croisée des valeurs de l'érudition et de la création, » ajoute‑t‑il : « Attelage surprenant, sans doute, quand on le considère rétrospectivement ; dans de telles chimères, pourtant, se surprend un travail du devenir. » (p. 127) Il reste que, en tant que lecteur invétéré de la poésie des Lumières, celle de Jacques Delille et de son poème de L'Imagination en particulier, je trouve l'attelage en question beaucoup moins étonnant. On le rencontre d'ailleurs déjà en pleine traction dans le « Discours du poème épique » de Ramsay, en 1717. On aurait d'autant plus intérêt à considérer les pratiques des genres en prose au prisme de la poésie que c'est dans le passage de la voix à l'œil que se jouent alors la dialectique du créer et du réciter, et celle du rythme et de la liste. Quelqu'un avait enseigné à Casanova, après tout, que la meilleure prose se composait en alexandrins blancs. Il ne suivit pas cet avis jusqu'au bout, ce qui l'empêcha de mourir au Lido. Mais ce qu'il avait dit d'Ulysse lui permit de rapporter une sorte d'épopée voyageuse au terminus de Dux.

8Pour ce qui est de l'Icosaméron, titre d'ailleurs dont on devrait aussi entendre le double sens qui en émane, en italien, d' « une chose toute simple », il est quasiment sacrifié par J.‑C. Igalens sur l'autel de la propriété intellectuelle. Dans une première évocation, le style et la disposition relative des discours de savoir et du narratif dans le roman utopique apparaissent fonction du lectorat recherché, qui n'est pas le même que celui de l'Histoire de ma fuite, ou encore, que le lecteur posthume mis en scène par les préfaces successives de l'Histoire de ma vie. On conviendra volontiers que, en un sens, « Casanova s'adresse moins aux érudits qu'au public cultivé […], à cette aristocratie sociale, intellectuelle et morale représentée au sein de la fiction par l'auditoire d'Édouard, » (p. 89) mais en un sens seulement, à moins de croire en une toute‑puissance du marché sur la production du texte, battant ainsi le marxisme orthodoxe sur son propre terrain. Le complet échec commercial de l'Icosaméron lors de sa première publication en 1788, échec entretenu jusqu'ici par une négligence obstinée de la critique et l'incurie des éditeurs modernes, pourrait constituer à cet égard un commencement de preuve : ce livre s'écrivit principalement pour un public (plus averti, peut‑être, que celui de la Confutazione, d'une part, et de l' Histoire de ma vie, d'autre part) quise prêterait tour à tour à tous les sentiments divers, à tous les étonnements plus tard regrettés qu'éprouvent d'abord Édouard et Élisabeth en lisant à l'envers de notre écorce le Livre caché d'une condition humaine non violente, dont nous avons toujours été séparés par la couverture opaque de la Bible, par le pieux mensonge du péché originel. Ce serait dès lors une autre façon de comprendre l'usage de l'équivoque. Si J.‑C. Igalens relève justement que l'équivocité (dans ce cas, celle d'un oracle fabriqué par Édouard pour plaire au prince mégamicre) « ne porte pas sur le seul énoncé, mais sur l'ensemble de la situation d'énonciation » (p. 233), il n'en tire pas toutes les conséquences : l'Icosaméron est un texte interactif, un programme pour s'inventer une vie, et qui, loin d'être mécaniquement exécutable, nous renvoie aux limites de nos possibilités lectorales, nous invite, à l'égal de l'Histoire de ma vie mais autrement, à les repousser.

9On garde, de cette carence, l'impression fâcheuse que la production collaborative du sens, et du plaisir qui en résulte comme de ses vacillements, serait réservée au cas de l'Histoire de ma vie, du fait, peut‑être et entre autres, de son inachèvement constitutif, tel que le temps et le paradis débordent toujours, en aval, les frontières du livre et de la vie, y faisant refluer le non‑temps et les eaux noires de l'étang derrière le château. Il y aurait au fond, trois, voire quatre catégories de facteur de texte chez Casanova, au moins trois manières d'être à ses textes qui demeureraient assez rigoureusement hiérarchisées : le scribe ou l'écrivant, en bas de l'échelle, l'auteur au milieu, l'écrivain tout en haut, celui qui signe enfin l'inachevable, la fiction d'une écriture totale de soi dans laquelle viendraient miroiter la constance du désir et les fragilités en écho, de l'être‑au‑monde du sujet, de l'être‑au‑sujet du monde.

Du polytrope, du dégagement, de l'imputation (refusée), du déguisement, de la dissimulation, de la fiction...

10Ce ne sont pas là, bien sûr, les seuls termes récurrents de cette étude : on y rencontre, comme de juste, de longs développements sur la vérité, la morale, la mémoire, le corps, le ou plutôt les plaisirs, l'inceste. Ayant déjà évoqué plus haut la question de la rhapsodie, je n'ai retenu ici que quelques expressions qui concourent, tout en le niant, à dresser un portrait de Casanova écrivain, et tout particulièrement autobiographe, car elles convergent, si j'ose dire, vers la mobilité, si ce n'est l'esquive, la fuite et la dispersion.

11La fuite caractéristique, qui n'est, je le reconnais, pas vue comme une lâcheté, ni comme une fuite en avant volontariste, mais comme une sorte d'accommodement, sans devenir complètement un art de vivre, prend diverses formes : comportementales, narratives, verbales. Nous nous attacherons, sans développer, au traitement de quelques épisodes bien connus. À commencer par L'Histoire de ma fuite des prisons de Venise, en quelque sorte le grain de sable ou la blessure centrale autour de laquelle peut se déposer concentriquement la perle lentement secrétée de L'Histoire de ma vie, en un processus complémentaire mais aussi concurrent et asymétrique par rapport à celui qui se déploie à partir du premier souvenir, de la première conscience associée à la première fantaisie, à la première métaphore sexuelle6. J.‑C. Igalens suggère avec beaucoup de talent et de force de conviction que, à partir du moment où elle est mise en récit, oral d'abord, mais suivant une durée de performance fixe et de nombreuses exigences formelles pour livrer ses effets, puis couchée sur le papier, et, mieux encore, introduite, la fuite et l'histoire de celle‑ci se confondent dans une même démarche : « Comme souvent chez le Vénitien, la conclusion affirmative du texte est ébranlée par le chemin parcouru pour y aboutir. » (p. 312) On pourrait aussi dire que la conclusion en question n'est pas celle ou pas la seule qui soit recherchée : Casanova écrivain, tout comme le personnage citoyen de Venise, sème ses poursuivants au lieu de se livrer à eux, le snark n'était qu'un boojum après tout. Car se livrer en fausse confidence, c'est se libérer, donner un rendez‑vous non pas factice mais en trompe‑l'œil, poser un lapin dont l'ombre est encore présente, mais non le corps, quand on croit être arrivé sur les lieux terminaux de l'écriture. Le geste de la narration se moule sur celui de l'évasion racontée. « L'essentiel est dans le brouillage, » reprend notre auteur un peu plus loin (p. 319). « Le Vénitien annonce un récit factuel, référentiel, ce qui suppose un certain discours de la véracité et de la sincérité de la part de l'énonciateur. Dans le même temps, il laisse entendre que son autobiographie est étrangère à un partage trop tranché entre la vérité et l'erreur, la sincérité et le mensonge. Sa nature paradoxale est susceptible de fournir un matériau privilégié aux pulsions démystificatrices et à l'enquête vérificatrice. » (ibid.) Oui, là est l'essentiel, Casanova fait vivre au lecteur — et combien sont tombés dans ce piège la tête la première et sans plus se retourner — le rôle d'un détective toujours désappointé, et relancé, de se découvrir si peu durci au terme de son ébullition. Il sert le lecteur en prétendant lui épargner toute excessive identification avec la position du pourchassé, mais aussi en lui donnant la satisfaction d'échapper habilement à ses propres poursuites. La double séduction exercée par l'autobiographe en quête lui‑même du meilleur de ses expériences passées n'a en revanche, rien de « paradoxal », dirais‑je, et elle est beaucoup plus didactique que Casanova ne l'admet et que ses critiques ne le perçoivent. Si cette écriture nous conduit toujours un peu ailleurs qu'elle ne le signale à première vue, elle nous oblige à revenir, à maintes reprises, avec délectation, sur les lieux de son origine et sur les sentiers tournants de son déroulement, comme le fait Casanova lui‑même. Ce jeu du furet n'est pas moins persuasif que celui de Proust. Les tours de Saint‑Marc et la jarretière de la jeune fille seront toujours, dédoublées par la désorientation comme les clochers de Martinville, au point de rencontre.

12C'est pourquoi je ne suis pas pleinement convaincu par l'usage qui est fait bien souvent du mot « ludique », tiré trop volontiers du côté de la « fiction » ou plutôt du fictif gratuit, de la légèreté, du non‑sérieux, de l'esquive et de l'irresponsabilité. Si Casanova, l'écrivain, tout un avec son personnage, fuit quelque chose ou quelqu'un, ce n'est pas lui‑même, et ce n'est pas la vérité, ce sont les fâcheux, c'est le désert sentimental, c'est la pulsion de mort qui peint tout en gris, du gris de l'oubli et de l'indifférence. Le temps, dans la platitude de l'usure inexorable, dans la banalité de l'échec ultime de toute existence (« Mon histoire est celle d'un célibataire, qui dans cette année 1791, a soixante et six ans »7) est l'ennemi anonyme que l'écriture va retourner contre lui‑même en enrôlant le peu qu'il en reste (voici le temps et non le moi affaibli, il reste peu de temps, mais tout le moi des facultés conscientes) au service d'une perpétuelle répétabilité des plaisirs par le biais d'une lecture jamais première ni dernière. La phrase liminaire est en effet des plus ambiguës, et marche à reculons vers sa propre négation. D'abord, on pourrait prendre son début pour un aveu de résignation, pour la mise en place d'une ordinarité qui servirait de fond contrastif à l'aventure racontée, ou encore pour un constat objectif d'identité civile (nom, prénom, âge, situation de famille), mais on est d'entrée de jeu alerté par l'incongruité du sujet : si « mon histoire » était effectivement l'histoire d'un vieux célibataire en 1791, il n'y aurait rien de plus à en dire, elle tiendrait toute dans cet énoncé... Casanova, le signataire, veut‑il dire plutôt : « celui qui raconte, le narrateur de cette histoire, est un célibataire âgé maintenant de soixante‑six ans ? » Mais alors le narrateur, Casanova écrivain, ne serait pas le personnage de cette histoire, cette histoire ne serait pas celle de Casanova qu'en tant qu'il l'écrit, qu'il en est l'auteur... Une telle discordance, qui devrait pourtant être évidente à tout lecteur un tant soit peu logique est exactement celle que prétend dissimuler et gommer le pacte (fictionnel) autobiographique habituel, d'abord institué par Rousseau, avec sa proclamation assermentée de « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. » Casanova s'en prend très légitimement, à ce pacte mensonger, impossible à tenir, car « mon histoire » ne saurait être celle du narrateur, qui ne peut se raconter en tant que tel qu'en se limitant à narrer sa propre écriture (ce qui est, encore une fois, la ficelle employée par Proust).

13Casanova, entre Rousseau et Proust, procède d'une autre façon encore pour produire l'effet de syllepse du récit autobiographique, celui par lequel le même « je » et son même possessif doivent être compris simultanément à deux sens différents pour que l'énoncé fasse sens. Il écrase et spatialise le temps, il simultanéise pour que toute la dynamique temporelle passe au geste de l'écriture, tandis que l'action du temps est inhibée dans la diégèse, rendant le passé cristallisé soluble dans un présent liquide. Lisons la suite de la phrase commencée et la phrase suivante : « [un célibataire] dont l'affaire principale fut celle de cultiver les plaisirs de ses sens ; il n'en a pas eu de plus importante. Se sentant né pour le sexe différent du sien, il l'a toujours aimé, et tant qu'il l'a pu, il s'en fait aimer. » Dans le second segment de la phrase, l'antécédent de « dont » est le nom « célibataire », mais ce célibataire‑ci, sujet d'une propension prétérite qui le définit, ne serait pas le même que le scripteur célibataire, et le « célibataire » adonné aux « plaisirs des sens » ne saurait l'avoir été au même sens que le narrateur célibataire actuel, qui semble ne plus jouir de tels plaisirs. Or tout est résolu — d'où qu'il vienne — par l'apparent lapsus temporel qui suit : « et tant qu'il l'a pu, il s'en fait aimer ». On ne peut entendre ceci que comme une sorte d'oxymore temporel (bien plutôt qu'une dénégation), car c'est l'anticipation d'une perpétuelle rétrospection projetée qui restaure au présent — dans un perpétuel présent qui est celui de l'écriture — une puissance, de séduction et de jouissance, que l'on avait donnée par erreur pour perdue. Le temps qui s'immobilise pour Édouard et Élisabeth dans l'intérieur de notre globe, tout en accélérant le rythme de la (re)production humaine, est bien le même que le narrateur dit autobiographique fige dans l'intérieur de « son » histoire.

14La façon dont Casanova en vient à penser le rapport du narré au monde réel, dès avant l'Histoire de ma vie, ne peut que conforter cette idée : « Personne au monde n'est en état de décider si cet ouvrage est une histoire, ou un roman, pas même celui qui l'aurait inventé, car il n'est pas impossible, qu'une plume judicieuse écrive un fait vrai dans le même temps qu'elle croit l'inventer, tout comme elle peut en écrire un faux étant persuadée de dire la vérité8 », écrivait Casanova en ouverture de sa dédicace de l'Icosaméron au comte de Waldstein. J.‑C. Igalens traduit cette réflexion en avançant que « la fiction est pensée comme un état involontaire du texte » (p. 324), interprétation intéressante autant par ce qu'elle trahit que par ce qu'elle asserte. L'incipit préfaciel de Casanova s'inscrit dans un rapport au titre de « l'ouvrage » et à son sous‑titre, au temps de la narration et au temps de l'univers diégétique (vingt jours d'un côté, quatre‑vingt‑un ans, de l'autre, soulignant la condensation), à l'ambiguïté aussi de la notion d' « histoire », récit chronologique, ou récit d'événements dans le temps, quelle que soit la conformité de ceux‑ci à des faits constatés et constatables dans l'univers de référence (« le monde »). Mais Casanova ne parle pas ici de « fiction ». Et l'« invention » y est prise à la fois, par un glissement réversible, au sens rhétorique d'inventio et dans le sens profane d'acte d'imagination, de fabrication d'images par les moyens d'un langage artistique — qui est en même temps, dans ce cas, la langue naturelle. Il en résulte qu'il serait plus pertinent de parler de mimesis que de fiction, dans la mesure où Casanova se situe dans la droite ligne aristotélicienne d'une poétique des possibles, opposée à un enregistrement des choses telles qu'elles se sont effectivement passées, lequel manque d'intérêt éthique à proportion de sa nullité esthétique.

15« En rabattant [la fiction] sur la problématique de l'erreur et en imaginant un état “ factuel ” par accident, Casanova indique que l'on ne saurait demander à l'auteur qu'il rende compte de la nature du récit. Ce faisant, il participe moins aux réflexions du tournant des Lumières sur la fiction qu'il ne dit un désir qui travaille son écriture et ses représentations de l'espace littéraire, » poursuit J.‑C. Igalens (p. 324‑325) dans une analyse perspicace qui se prolonge sur une page encore : « Déplacement décisif : le problème de la fiction déborde le partage traditionnel entre “ roman ” et “ histoire ” » (p. 325) Il est regrettable cependant que toutes les conséquences n'en soient pas tirées et qu'on en revienne finalement à une simple « remise en cause des classifications littéraires reçues » (p. 326) une fois de plus assignée à une « stratégie de brouillage. » (ibid.) J'aimerais mieux proposer qu'une telle écriture du désir invite le lecteur, dans l'exercice d'une liberté d'expérimentation, et de façon beaucoup moins directive que Sterne ou Diderot, à participer autant à l'aventure du récit qu'au récit de l'aventure, et à superposer l'une à l'autre de telle sorte que les gestes de l'écriture ainsi perçus dans leur homologie à ceux de l'acte amoureux, puissent rejouer avec une grande force illusionniste ceux du désir et des plaisirs. Ce faisant, l'écriture casanovienne ne fait pas que s'emparer de la mimesis des possibles d'une façon extraordinairement moderne, elle présente cet autre trait, la spatialisation, souvent considéré, depuis Joseph Frank, comme propre à la modernité littéraire, mais qui est à coup sûr aussi un emprunt du narratif au discours lyrique, du romanesque au poétique, ou encore, si l'on préfère, le transfert ou le refuge dans le domaine du récit d'une modalité de l'expérience littéraire qui n'avait plus de place ailleurs, avec la condamnation du vers et l'érosion rapide de la poésie lyrique. Casanova ou l'anti‑vanité, Casanova ou la gaîté élégiaque.

Silence, on fout!

16« Le souvenir permet à Casanova de ressentir au présent les plaisirs de la vie passée, » (p. 383) prémisse indisputable au plan du fantasme, du désir affirmé, beaucoup moins à celui de l'actualité du personnage Casanova, ou a fortiori de la personne de l'écrivain Casanova. Quand J.‑C. Igalens reconnaît qu'avec le problème de « la configuration particulière des séquences, notamment amoureuses [,] on touche au domaine de l'invérifiable » et que « là se déploie l'écriture de la reviviscence décrite par Casanova, » (p. 384) il passe très près de l'essentiel, mais il s'en éloigne aussitôt en déduisant et en entreprenant de démontrer que « l'écriture de Casanova privilégie la mise en scène d'un personnage que l'écrivain peut varier ou décliner selon son désir. » (ibid.) En concluant cette section et en introduisant la suivante, la dernière du livre, par des considérations à la fois évidentes et assez floues sur le mélange des genres et les bénéfices qui peuvent en être tirés par l'écrivain Casanova — « Le Vénitien investit dans l'autobiographie la fiction au sens large. » (p. 398) —, il ne nous aide guère, me semble‑t‑il, à percevoir le schéma actantiel qui, dans le et la geste autobiographique de Casanova, reproduit l'un des scénarios les plus centraux et les plus fréquents de la vie du personnage Casanova telle qu'il la conte : la dation en mariage d'une ex‑amante, partenaire de plaisir et/ou fille du « Vénitien ». On aurait bien tort de penser que « se débarrasser » d'une femme, s'en décharger sur la générosité ou la convoitise d'un autre homme, fuir le mariage ou la poursuite d'une relation qui mettrait obstacle à la variété des plaisirs, pouvait être la « vraie » ou, a fortiori, la seule motivation de tels actes, ces motifs sont trop évidents pour servir d'autre chose que d'une simple couverture, alibi d'un désir beaucoup plus profond et qui ne pouvait se satisfaire qu'ainsi : voyeurisme mémoriel partagé (je me donne à voir ce don que vous, donataire, ne pourrez jamais voir que par mes yeux), et voyeurisme immémoriel, indéfiniment répétable, rejouable dans l'espace configuré en dissémination par une écriture qui ne cesse, en ses boucles, de nier et de briser sa linéarité, par une écriture autobiographique — en première personne — suspendue donc et inachevable, qui ne peut rejoindre la mort ni être rejointe par elle : infinisation ou quasiment, irisation et diffraction au bord du prisme, non du miroir, dans la vie perpétuelle, car secrète et intermittente, du texte réactivé par ses lectures anachroniques et achroniques.

17C'est ce qu'a admirablement compris et démontré dans la pratique de sa propre écriture paracritique et sympathique l'écrivain, essayiste et Professeur de Littérature américain d'origine roumaine Andrei Codrescu, avec son roman‑suite (à l'Histoire de ma vie) Casanova in Bohemia, publié en 2002. À partir desdites Mémoires et entièrement dans leur esprit séminal, à partir aussi des lieux que l'on peut visiter à Dux (Duchcov), de la mise en scène du fauteuil rose dans lequel Casanova, à la manière de Molière, est censé s'être éteint en 1798, de chimies spéculatives, de réseaux maçonniques d'un Golem bohème et de rencontres multiples (de Mozart et Da Ponte à Apollinaire et Sartre, en passant par Goethe et Stendhal), Codrescu prolonge l' « étrange survie » du Vénitien universel jusqu'au moment au moins où, en 1960, et quoique surchargé de notes, son texte enfin rétabli, il peut « perdre ses peurs ». Tout ceci grâce à l'amour littéraire, assorti jusqu'au fond du grand âge, de tendres faveurs érotiques, que lui voua fidèlement une certaine Laura Brock, une fille désargentée et bisexuelle, guère plus que bonniche au château, mais indocile et d'une vive intelligence qui lui permit d'accroître considérablement son petit capital culturel initial. Brock comme Brockhaus, bien sûr, à l'origine de laquelle maison d'édition elle se trouva avec ses proches, et Laura, comme la muse de Pétrarque, en plus durable. Sans Laura, ultime et délicate intimité du rêve éveillé, notre Casanova eût été saisi mainte fois par le découragement, plongé sans retour dans la dépression, prêt à basculer dans la résignation, le suicide.

18Comme quoi la part féminine est la part bénie, comme quoi la pleine intelligence d'une écriture s'articulant à l'image d'un vouloir‑vivre dans un réel qui fasse sens ne peut être qu'une intelligence désireuse, une intelligence fictionnelle, non pas fictive, une intelligence des possibles esquissés par le langage. Ce que l'apparente légèreté de Codrescu n'expose pas seulement mais nous fait jouer dans une jouissive pantomime, à mi‑distance de l'empathie et de l'auto‑ironie, c'est la puissance de la fragilité casanovienne, dont nulle thèse conventionnelle, si bien informée soit‑elle et, par endroits, près d'écouter ses propres intuitions, ne pourra rendre compte, posée qu'elle est comme une pierre tombale inutile sur le plus vivant des morts d'un temps qui n'a pas fini de nous éclairer et de nous étonner.