Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Novembre-Décembre 2011 (volume 12, numéro 9)
Matthieu Gosztola

 Le regard du collectionneur fait livre

Édouard Graham, Passages d’encre. Échanges littéraires dans la bibliothèque Jean J. Bonna. Envois, lettres et manuscrits autographes 1850‑1900, Paris : Gallimard, coll. « Hors série Beaux livres », 2008, EAN 9782070122905, 546 p.

Une précision exemplaire

1Passages d’encre est un ouvrage passionnant, grâce à la grande érudition qu’il présente au sujet des relations que nouèrent les écrivains de la seconde moitié du xixe siècle, depuis leurs cercles d’amitiés jusqu’à leur environnement professionnel, en passant par la sphère familiale. L’annotation permet en outre de suivre au gré des catalogues la provenance ainsi que le cheminement des livres imprimés et des lettres autographes présentés, « passés au gré des ventes et des goûts des acquéreurs » (Édouard Graham). En ce qui concerne les livres, l’auteur prend soin d’évoquer leurs conditions d’apparition, à savoir les relations éditoriales, la préparation et la réalisation des ouvrages. Le commentaire, assorti de synthèses toujours très habiles sur les ouvrages convoqués, permet d’expliciter considérablement le sens de l’envoi. La précision va plus loin, en élaborant des rapprochements entre le corpus que constitue la bibliothèque de Jean Bonna et d’autres éléments. Ainsi É. Graham s’est‑il intéressé aux échanges entre l’écrivain et son destinataire en amont et en aval du « geste dont la bibliothèque J. Bonna garde la trace », par exemple des envois d’une autre nature ou tout simplement une correspondance. Sont évoqués aussi des « articles et autres opinions publiques ou intimes concernant l’un ou l’autre membre du binôme constitué » ainsi que, par souci de comparaison, « les formules dédicatoires rédigées par l’auteur sur les exemplaires frères d’un même livre, destinés à d’autres récepteurs de son entourage. ». Par ailleurs, un index alphabétique permet de localiser aisément les notices concernant les auteurs et leurs envois respectifs. En fin de volume figure également un répertoire des principaux illustrateurs, graveurs, relieurs, doreurs, éditeurs et imprimeurs rencontrés, ainsi que des périodiques contenant les œuvres qui sont parues en édition pré‑originale à cette période. Cette précision exemplaire qui, comme l’écrit Jean‑Paul Goujon dans le compte rendu qu’il a publié de Passages d’encre1, fait decet ouvrage « un instrument de travail infiniment précieux, aux résonances multiples, presque inépuisable », ne constitue néanmoins pas la finalité première d’une somme à la fois unitaire et plurielle, finalité qui est d’apparaître comme le regard du collectionneur fait livre.

Une approche fondée sur le geste du collectionneur

2Passages d’encre nous donne véritablement à voir la bibliothèque de J. Bonna, cette bibliothèque extraordinaire pour tout amateur de littérature française du xixe siècle, puisqu’elle « abrite, en éditions pré‑originales ou originales et dans un état de conservation exceptionnel, quelque mille deux cents ouvrages publiés durant cette période ». Ce livre nous permet d’y circuler, sous l’entremise éclairée du guide qu’est É. Graham. Le lecteur s’imagine y déambuler au sens propre, saisissant tel ou tel ouvrage, par le biais des photographies, très nombreuses, qui lui sont présentées. En cela l’entreprise est réussie, et conforme au vœu du maître d’œuvre de ce livre, qui a voulu proposer une présentation divertissante, sans pour autant « négliger l’aspect didactique ». Il s’agit bien d’une intrusion, par le regard, dans l’espace intime de la bibliothèque. Cette intrusion procède par le déchiffrement d’un espace déjà constitué, de relations et d’échanges ayant déjà eu lieu. En cela É. Graham apparaît davantage ici comme un commissaire d’exposition que comme un exégète : l’ensemble, cohérent dans sa structure et dans ses lignes de force, n’a pas besoin de prouver sa légitimité, puisqu’il existe de fait.

3L’objet de Passages d’encre est de montrer comment les écrivains pouvaient être pris dans un réseau d’auteurs et de personnalités, du fait de la pratique, de plus en plus courante, de l’envoi et de l’échange. Ces derniers apparaissent aussi bien comme la marque d’une position stratégique que comme la constitution de liens, rêvés pour certains (espérant en retour un compte rendu, une reconnaissance, ou l’amitié d’un pair), réels pour d’autres. Ces liens au demeurant souvent forts nous révèlent une catégorie de destinataires tout aussi importante que celle des gens de lettres, « ceux qui font l’objet de transmissions qu’on appellera « sentimentales », à défaut d’un meilleur mot ». Le grande amatore (au sens italien de « grand amoureux des livres ») qu’est J. Bonna, au‑delà de son intérêt de collectionneur pour la rareté, s’est ainsi attaché à rendre à la littérature sa part vivante, en faisant affleurer les liens qui existent entre les auteurs, et en révélant leur inépuisable diversité.De son côté, É. Graham a dû préalablement délimiter un corpus, afin de rendre la matière extrêmement féconde de la bibliothèque (couvrant toute la période de l’imprimé en France, du Roman de Mélusine jusqu’à Albert Camus) constituable sous la forme d’un livre, aussi volumineux soit‑il. Cette délimitation nécessaire passe par un choix chronologique, couvrant le siècle où la pratique de l’envoi était la plus répandue, à savoir le xixe siècle; et plus spécifiquement la période allant de 1850 à 1900. Ce choix n’est pas sans conséquences, puisque lorsqu’il s’agit d’étudier la constellation Nerval, par exemple, les envois de l’auteur des Filles de feu rassemblés dans l’ouvrage sont bien évidemment tardifs, puisque celui‑ci meurt en janvier 1855.

4Cette délimitation est redoublée par un nouveau tri effectué dans la période concernée, mettant à l’honneur les éléments les plus révélateurs2 de ce vaste réseau, de cette immense chambre d’échos, à savoir une centaine de pièces « matérialisant des relations entre auteurs », choisies principalement pour leur rareté et l’importance de leurs auteurs.

La photographie comme fragment

5La constitution de Passages d’encre repose sur l’élément photographique et renchérit dans la fragmentation, puisque l’auteur a fait ici le choix de ne reproduire que des fragments, des détails, des pièces convoquées. L’on est bien ainsi dans une esthétique du fragment,propre à tout catalogue d’exposition, et tel qu’il peut être compris dans les différentes acceptions qu’en donne Maurice Blanchot3. En effet, les lettres autographes ainsi que les ouvrages reproduits ne sont « que le moment dialectique d’un plus vaste ensemble ». Cet ensemble serait celui de l’objet dans son intégralité, dont on ne donne à voir au lecteur qu’une facette (la photographie ne pouvant modéliser l’objet dans son ensemble, fût-il une lettre, puisque cette dernière conserve un verso caché). Malgré tout, ces détails saisis acquièrent une existence autonome, par la fascination qu’ils entraînent, face à des pièces de collection extrêmement convoitées, revêtues de somptueuses reliures, ou à des lettres ou manuscrits autographes présentant l’arabesque singulière de la plume d’auteurs illustres. Cette fascination teintée d’une certaine émotion connaît cependant une limite dans la mesure où nous n’avons accès, encore une fois, qu’à une partie de l’ensemble. Il nous manquera donc de savoir ce qui a poussé J. Bonna à tout faire pour les acquérir, ainsi que de ressentir le plaisir du collectionneur : « [c]e que j’aime, note le collectionneur, ce n’est pas seulement les textes, mais c’est aussi le papier : un lecteur du xxie siècle ne peut pas imaginer la joie que représente pour moi le bruit des pages d’un incunable que l’on tourne […] ».

6Les fragments des objets photographiés apparaissent ainsi comme des aphorismes visuels, l’aphorisme étant, selon Maurice Blanchot, « étymologiquement l’horizon, un horizon qui ouvre et qui n’ouvre pas », « forme […] obscurément violente qui, à titre de fragment, est déjà complète. » En conséquence, même si ces fragments donnent à voir des passages qui sont recopiés et contextualisés dans le cours du commentaire historico‑littéraire, ils n’appellent rien d’autre que ce qu’ils sont déjà, à savoir des fragments irréductibles de visible arrachant notre admiration, fondant en cela leur légitimité à paraître. Autrement dit, ces bouts de lettres, de manuscrits ou d’éditions originales s’émancipent de l’œuvre et motive des sentiments propres au collectionneur tels que l’admiration ou la stupéfaction. Le lecteur qui parcourt avec bonheur cette somme devient à son collectionneur.

7D’autre part, les fragments prennent vie dans le sens où les passages photographiés, offrant (si l’on prend la peine de les déchiffrer) une parole parcellaire et allusive, ne s’arriment pas d’emblée à la contextualisation du commentaire qui les accompagne. Ainsi ces fragments se situent‑ils « hors du tout », « parce qu’à côté des formes de langage où se construit et se parle le tout, parole du savoir, du travail et du salut », ils pressentent « une toute autre parole libérant la pensée d’être seulement pensée en vue de l’unité, autrement dit exigeant une discontinuité essentielle. » Ils sont fragments en ce sens qu’ils désignent

un espace de langage où chaque moment aurait pour sens et pour fonction de rendre indéterminés tous les autres ou bien (c’est l’autre face) où est en jeu quelque affirmation irréductible à tout processus unificateur.

8Le lecteur, par sa lecture voyageuse et non linéaire, mime la posture du commentateur lorsqu’il a découvert la bibliothèque de J. Bonna, passant d’un ouvrage à l’autre, dans un choix gardant une part d’arbitraire. De ce fait, les fragments apparaissant à notre vue le sont dans la mesure où, par notre lecture forcément tâtonnante, ils se retrouvent liés « à la mobilité de la recherche, à la pensée voyageuse qui s’accomplit par affirmations séparées et exigeant la séparation ». Cette séparation n’est pas nuancée par des liaisons possibles mais véritablement induite de ces dernières, puisque c’est la recherche de liens entre les pièces exposées dans un double espace — celui que déroule l’acte renouvelé de tourner les pages et celui constitué par la temporalité sur quoi se fonde toute lecture, fût‑elle minimale — qui fait naître la mobilité du regard et de la pensée.

9Grâce à un commentaire extrêmement précis et à sa façon de regrouper les auteurs en constellations, les fragments deviennent des pièces complémentaires s’imbriquant dans un vaste réseau, tout en restant d’emblée, irréductiblement, des fragments.

Beauté inhérente aux pièces de la collection

10Cette lecture hors de l’intelligibilité que l’on peut faire de Passages d’encre, par la seule force des images, est possible et même souhaitée par l’éditeur, par É. Graham et par J. Bonna qui ont tout fait pour donner à ce livre la beauté d’un catalogue d’exposition conférant aux fragments la forme de tableaux. Du reste les passages photographiés sont pour certains à la frontière du lisible, renvoyant à un visible esthétique bien plus que sémantique.

11Il existe donc une beauté propre à l’écriture manuscrite des auteurs convoqués. Ainsi en est‑il des arabesques de la graphie de Barbey d’Aurevilly, à l’image de sa personnalité : « haute en couleur(s), agrémentée de flèches symboles d’énergie, d’arabesques qui disent la nostalgie d’un autre âge. ». C’était déjà l’avis de ses contemporains car comme Jules Renard l’écrit dans son Journal,les livres de Barbey sont « beaux comme des toréadors, dédicacés avec du sang rouge et du sang bleu, et des flèches ». En outre, les photographies présentéesmanifestent l’alliance indéfectible du texte et de l’image, en donnant au livre illustré une place de choix, à travers des exemples très bien choisis parmi lesquels se trouvent Le Fleuve de Charles Cros et Manet ou encore Le Voyage d’Urien de Gide, publié à la Librairie de l’Art indépendant en 1893. Cet opus gidien présente trente lithographies originales de la main de Maurice Denis (quelle tristesse qu’elles ne soient pas reproduites dans les éditions courantes du Voyage d’Urien !), dont sept de grand format, avec en prime une gravure sur bois en couverture. On y décèle la conception de Maurice Denis au sujet du livre illustré, perçu comme « décoration », telle qu’il l’a développée au sein d’un article paru dans Art et Critique : « [t]rouver cette décoration sans servitude du texte, sans exacte correspondance du sujet avec l’écriture ; mais plutôt une broderie d’arabesques sur les pages, un accompagnement de lignes expressives ». Maeterlinck mentionnera justement les « l’incomparable poème parallèle de Maurice Denis ». Mais nous ne sommes nullement en présence d’un cas isolé. Mallarmé, par exemple, offre un exemplaire de Pages à son illustrateur Renoir en le dédicaçant : « à l’autre auteur ». André Gide et Maurice Denis proclament cette équivalence en figurant conjointement sur la page de titre, « même ligne, même corps ». « Ils sont bien – et c’est une première dans l’histoire du livre illustré – les deux auteurs de l’œuvre, assemblés par un trait d’union. » L’envoi de Gide à Denis conforte cette équivalence : « [à] Maurice Denis, ce voyage vraiment fait ensemble. ».

La découverte importante d’inédits

12De plus, la beauté des pièces convoquées dans Passages d’encre est inhérente à leur rareté, et tient ainsi au sentiment qu’a le lecteur de pénétrer dans une caverne enchantée.

13Le lecteur se promène d’inédits en inédits : une lettre autographe de Tristan Corbière à sa mère datée du 29 février 1860, la publication pré‑originale d’Un dilemme de Huysmansavec des corrections autographes de la main de l’auteur, le manuscrit autographe signé du Rideau cramoisi de Barbey d’Aurevilly.Mais les découvertes les plus importantes concernent assurément Alfred Jarry. C’est tout d’abord un envoi multiple de l’auteur du Surmâle à Catulle Mendès, sur son premier livre Les Minutes de sable mémorial paru au Mercure de France en 1894, accompagné d’un dessin représentant les palotins, personnages inquiétants et récurrents des Minutes.Ce dernier dessin rehausse le geste autographe singulier, teinté d’unicité: « a [sic] Catulle Mendès, son admi- / rateur depuis des temps / très anciens. Alfred Jarry ». De 1891 à 1893, Catulle Mendès prend la direction avec Marcel Schwob du supplément littéraire de l’Écho de Paris, alors très en vue. Jarry y publie des textes, étant à plusieurs reprises lauréat du concours littéraire organisé par ce journal, en prose comme en poésie. Parmi les textes primés, il en est un intitulé « Guignol », primé en mars 1893, qui introduit un nouveau personnage : Ubu ! Mais les principales découvertes concernant Jarry tiennent à la retranscription et à l’étude de deux lettres totalement inédites, la première renvoyant au commencement de la carrière de l’auteur et la dernière au crépuscule de sa courte existence. Les deux lettres sont adressées à des personnes très proches de l’auteur des Minutes de sable mémorial. La première missive est écrite de Pont‑Aven en juin 1894, lors d’un séjour en Bretagne dans l’entourage des peintres de la ville, quelques mois avant la publication de son premier recueil. Elle est envoyée à sa sœur Charlotte, ce qui constitue en soi une véritable révélation. L’on sait à quel point Jarry fut avare de débordements affectifs dans sa correspondance comme dans sa vie, modulant invariablement un ton distant, presque mécanique, et se dissimulant derrière divers masques (celui d’Ubu, puis celui du Surmâle), jusqu’à sa mort. Dans cette lettre, Jarry demande à sa sœur que seule la partie officielle de son œuvre soit révélée à leur père. Du reste, après la mort de Jarry, Charlotte tentera à sa manière de défendre les volontés et l’œuvre de son frère, intervenant notamment dans l’établissement du texte posthume de La Dragonne, ajoutant de nombreux passages, et narrant, sous la forme de notations brèves, de touchants souvenirs confinant à l’ellipse, autour de l’énigme vivante que constituait son frère. L’autre lettre, très émouvante, est adressée à Thadée Natanson, son ami et ancien éditeur (de La Revue blanche, alors défunte), le 30 juin 1907 :

Cher ami,

Vous m’aviez demandé de vous donner de mes nouvelles. Elles sont bonnes au point de vue travail cérébral, mais la faiblesse physique est très grande, malgré un mieux régulier. Quoique la vie que je mène ici soit très saine, je suis depuis quarante jours environ au lit, où, en dépit des médecins, je noircis force papier d’ailleurs. J’ai ajouté des tas de choses à la Dragonne, sachant que M. Fasquelle doit être en vacances, donc qu’il y a du temps pour lui remettre le manuscrit. Quant à la Chandelle Verte (nos anciennes Spéculations et Gestes, augmentées de beaucoup d’autres), vous savez mon estime et mon amitié pour vous et vos frères, je serais très heureux que vous me permettiez de dédier le livre, en souvenir de la revue blanche :

À MM. Alexandre, Thadée et Alfred Natanson.

Pardon, mon cher ami, de tout ce dérangement, mais vous et vos frères sont d’entre les amis en qui j’ai le plus confiance dans un cas aussi urgent, d’autant que je suis sûr de pouvoir prouver bientôt, au moins par mes livres, qu’elle n’est pas mal placée, surtout que le rétablissement définitif est assuré.

14En évoquant ce projet de dédicace, Jarry veut « convaincre son correspondant que la publication de La Chandelle verte est proche, en même temps qu’il s’attache à ménager l’amitié – précieuse – de Thadée Natanson et de ses frères. » L’on se rend compte à la lecture combien l’entreprise de La Chandelle verte doit tout pour Jarry à l’existence de la Revue blanche (alors qu’il publie la plupart de ses chroniques dans d’autres revues ou journaux comme La Plume ou Le Canard sauvage), puisque c’est dans cette petite revue qu’il ouvre le feu de ses spéculations, lesquelles se révéleront nombreuses, permettant à sa pensée méthodique et scientifique jusqu’à l’absurde d’asseoir la Pataphysique – cette philosophie dont il énonce les principes dans son premier roman Les Jours et les Nuits – dans des textes prenant à bras‑le‑corps des faits d’actualité brûlants pour les asseoir dans l’immortalité.

15La façon dont Passages d’encre parvient, tout en offrant un travail d’exégèse considérable, à nous faire contempler véritablement la matérialité des ouvrages évoqués, compensant la distance entre le regard du lecteur et les pièces de la collection par une profusion de détails et de photographies, est tout à fait remarquable. Elle pousse le lecteur, s’il accepte d’être flâneur, à revenir sans cesse vers cette somme, dans une lecture itinérante qui donne toute leur place aux fragments, trouvant beauté et légitimité en dehors même de toute contextualisation.